Alors que 89% des téléphones testés en 2015 par l’Agence nationale des fréquences radio (ANFR) présentaient un rayonnement supérieur au seuil en vigueur, les 50 millions d’utilisateurs français ne savent toujours pas quels sont ceux dont il faut se méfier. En dépit des demandes d’un lanceur d’alerte, appuyées par la Commission d’accès aux documents administratifs, l’ANFR ne compte pas rendre la liste publique. Son directeur pointe des obstacle de procédure pour justifier cette rétention d’informations.
Une agence nationale de service public qui donne dans la rétention d’informations sanitaires. En dépit des risques potentiels sur la santé de millions de personnes. Cette agence, c’est l’Agence nationale des fréquences radio (ANFR). Les risques, ceux – encore méconnus – liés aux émissions électromagnétiques émanant des téléphones portables. Le public concerné, les quelque 50 millions de Français qui utilisent un téléphone portable.
En 2015, comme chaque année, l’ANFR a effectué des “prélèvements” de modèles de téléphones portables dans des commerces spécialisés, comme le présente le rapport publié par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en avril dernier. L’ANFR a fait analyser par des laboratoires accrédités leur rayonnement électromagnétique et radio par la mesure instituée du débit d’absorption spécifique (DAS). Mesuré en watts par kilogramme (W/kg), le DAS permet d’évaluer l’impact des ondes émises par les téléphones sur le corps humain. Le seuil limite est fixé à 2 W/kg.
“Un scandale à la Volkswagen”
Les Das varient selon la distance à laquelle le téléphone est placé par rapport au corps, ou à la tête. Or, les constructeurs fixent eux-mêmes la distance à laquelle les mesures doivent être effectuées (entre 0 et 25 millimètres). Le directeur général de l’ANFR, Gilles Brégant, reconnaît que l’édiction des normes par les constructeurs “peut être vue comme problématique”. Juge et partie, les constructeurs fixent donc eux-mêmes les règles du jeu. Et gagnent à tous les coups.
Car, aux distances fixées par les constructeurs, aucun dépassement n’a été constaté par l’ANFR. Qu’importe si les distances de mesure recommandées par les constructeurs ne correspondent parfois pas à l’usage habituel. De quoi évoquer “un protocole complètement bidon”, donc, selon les termes de Marc Arazi. Ex-coordinateur national de l’association Priartem, celui qui fut négociateur lors du Grenelle des ondes en 2012, lance l’alerte sur ce qu’il appelle “un scandale à la Volkswagen”. Pour cet ex-adjoint au maire de Nogent-sur-Marne en charge de l’éco-citoyenneté, l’ANFR “savait très bien que ce protocole était une supercherie”.
L’ANFR “savait très bien que ce protocole était une supercherie”
Soucieuse de sa mission d’information, l’Anses consigne ce bémol dans son rapport. “La distance de séparation entre le corps et un téléphone placé dans une poche de chemise, par exemple, peut n’être en réalité que de quelques millimètres, quand dans certaines situations celui-ci n’est pas placé directement au contact…”, est-il écrit. En effet, peu de gens portent leur téléphone à 2 centimètres de la peau.
L’ANFR a donc tenu à pousser plus loin l’expérience. Elle a mesuré le DAS au contact de la peau. Cette fois, 89% des 95 téléphones mobiles testés en 2015, soit 85 modèles, dépassent 2 W/kg et 25% dépassent 4 W/kg. Marc Arazi demande que soit rendue publique la liste de ces 85 modèles. “Savoir quels sont les constructeurs et modèles concernés et le pourcentage de dépassement est crucial”, argue-t-il. D’autant que dans certains cas les résultats sont largement supérieurs au seuil de 2 W/kg. Plus de 10 modèles ont des émissions supérieures à 4 W/kg. Pour d’autres, les résultats montent même à 5, 6, voire 7 W/kg.
Extrait du rapport de l’Anses “Exposition aux radiofréquences et santé des enfants” (juin 2016), page 73.
Si l’ANFR semble remplir son rôle de service public en poussant ses mesures, elle ne communiquera jamais au public la liste des modèles au DAS supérieur à la norme. Inadmissible, pour Marc Arazi. “Dans une logique citoyenne de santé publique”, celui qui fut négociateur lors du Grenelle des ondes en 2012 a demandé à l’ANFR que cette liste soit publiée. L’agence a répondu par la négative. Marc Arazi a alors fait appel à la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). Laquelle a rendu un avis favorable à sa demande.
Pas de quoi obliger l’ANFR à publier ses résultats pour autant, l’avis de la Cada n’ayant rien de contraignant d’un point de vue juridique. L’agence a jusqu’au 29 décembre pour faire part de sa décision et, pour l’heure, ses responsables “gagnent du temps”, note Marc Arazi. Puisque rien ne semble indiquer un changement de stratégie de l’ANFR, il a déjà prévu d’entamer une procédure administrative pour exiger la publication de la liste des 85 modèles dangereux.
Une nouvelle norme évasive
Le directeur général de l’ANFR, Gilles Brégant, ne prévoit pas de publier le document, en effet, ni de le transmettre à Marc Arazi. Pour le justifier, il pointe des obstacles administratifs. “Ce n’est pas de la mauvaise volonté, mais c’est dû à la procédure administrative d’enquête, explique Gilles Brégant. Nous saisissons les téléphones que nous analysons, nous ne les achetons pas, comme le ferait une association de consommateurs. Dès lors, nous pouvons évoquer les résultats généraux, mais les textes nous empêchent de rendre publiques les mesures particulières”.
Des “textes” que la Cada aurait oublié de prendre en considération dans son avis du 17 novembre. “La Cada ne les connaît pas”, avance le directeur général de l’ANFR. Il reconnaît néanmoins qu’il n’est “pas absurde de dire [que] tel ou tel modèle [est dangereux]” mais précise toutefois que le rôle de l’ANFR se limite à “faire en sorte que ce qui est mis en vente [soit] conforme”. “Si les résultats des tests ne sont pas conformes aux normes, nous demandons une explication au constructeur concerné”, explique-t-il. De quoi faire bouillir Marc Arazi : “On communique les résultats aux fabricants mais pas à la population.”
Apple, Samsung ou autres sont très puissants, il nous faudrait des textes carrés”
“Nous avons une échelle de riposte graduée pour la mise en conformité. La procédure peut aller jusqu’au retrait du marché”, poursuit le directeur général de l’ANFR. À ses dires, cette mesure ultime aurait déjà été prise, “mais je ne me rappelle pas pour quel modèle”, glisse-t-il. Quant à évoquer la nécessité d’une réforme des procédures, “je peux difficilement dire le contraire”, reconnaît Gilles Brégant. Mais “Apple, Samsung ou autres sont très puissants, et il nous faudrait des textes carrés”.
Pour prouver la bonne volonté de l’institution qu’il dirige, Gilles Brégant insiste sur l’impact des études de l’ANFR sur l’évolution des normes. En effet, le 5 avril dernier, une décision d’exécution de la Commission européenne a modifié la norme EN 50566:2013 “concernant les prescriptions pour démontrer la conformité des champs radiofréquence produits par les dispositifs de communication sans fil tenus à la main ou portés près du corps”. “Quand on s’est rendu compte qu’il était de moins en moins fréquent de porter son téléphone à 2,5 cm du corps, notre objectif a été de sensibiliser et de faire apparaître des conditions plus proches de la réalité”, explique le directeur de l’ANFR.
Extrait du rapport de l’Anses “Exposition aux radiofréquences et santé des enfants” (juin 2016), page 72.
Or, la nouvelle norme, censée réduire la distance de mesure du DAS manque de précision. Pour le DAS au niveau du tronc, elle est ainsi fixée comme ne devant pas dépasser “quelques millimètres”. Ultime critique, la nouvelle norme ne s’applique qu’aux portables fabriqués après la date de la décision. Alors que de nombreux appareils vendus auparavant sont encore en circulation. Et que, pour ceux-là, la liste des modèles dangereux ne sera pas diffusée.