Comment donner un souffle, une vision, des perspectives en dix-sept minutes, entre retraite à points et discussions de comptoir sur l’ISF, sans débattre ensemble du fond ?
J’aurai finalement tenu un peu moins d’une heure face à ce “débat” relatif à “la primaire de la droite et du centre”. Alors, peut-être que c’est seulement moi, que je n’y comprends plus rien ou que mon esprit critique est trop aiguisé… mais honnêtement, en mon for intérieur, je n’ai jamais rien vu d’aussi ennuyeux, creux, hypocrite et déconnecté du monde réel.
Quel Français peut encore se reconnaître dans ces récitations minutées ? Je veux dire, à part les politiciens et leurs militants respectifs, à l’affût du moindre battement de cils du camp d’à côté, qui est surtout celui d’en face. Comment peut-on seulement imaginer, concevoir et accepter le principe stupide –voire inconstitutionnel – de ces primaires télévisées ?
Comment donner un souffle, une vision, des perspectives en dix-sept minutes, entre retraite à points et discussions de comptoir sur l’ISF, sans débattre ensemble du fond ? On avait l’impression d’assister à un conseil de discipline pour collégiens attardés, avec des journalistes jouant les maîtres d’école (auxquels on ne peut décemment rien reprocher, c’est bien la mécanique générale qui est en cause, pas les techniciens).
Je me souviens de l’essai de Gilles Lipovetsky intitulé L’Ère du vide, nous y sommes pleinement ! Intéressant comme concept, ça : être pleinement dans l’ère du vide. À force de confisquer la parole citoyenne et d’escamoter les vrais débats, à force d’avoir asséné des stupidités telles que “La politique est un métier” et de se comporter comme des voyous et/ou des bonimenteurs, la politique, avec la complicité de nombreux médias audiovisuels et de producteurs fascinés par l’argent facile, est vraiment devenue un métier : celui de ceux qui n’en ont pas. Tous les talents ont fui les partis, ils sont d’évidence ailleurs, notamment dans les entreprises et les start-up.
Le plein de vide
Je suis conscient qu’en tant que responsable de médias nationaux je devrais être sur la réserve –selon une idée communément admise – et faire bonne figure comme nombre de mes confrères. Cette idée, loin d’y souscrire, je la combats avec la dernière énergie ; ce n’est d’ailleurs pas une idée mais un bourrage de crâne, qui aboutit… au vide. Le plein de vide, encore et toujours. On est prié de ne rien dire, de compter les petits points et de désigner celui qui aura été le moins ridicule dans la déclinaison de son catalogue de mesurettes venues d’une autre époque. Non, sans façons.
TF1 ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a coupé ce programme banal par de la pub, comme n’importe quel programme, du football à la téléréalité en passant par les séries policières américaines. Il faut bien vivre. Attention, mesdames et messieurs, entre les couches-culottes étanches et la callipyge perméable Kim Kardashian, vous disposez de quelques minutes pour choisir votre candidat / appuyez sur la touche dièse de votre téléphone / merci / ça vous fera trois euros. La démocratie vaut bien un SMS, à défaut d’une messe.
Raison et déraison
À 22h50, j’ai donc décroché et utilisé mon (rare) temps de cerveau disponible pour découvrir le dernier opus de Jacques Higelin, avec une idée qui me trottait dans la tête depuis longtemps déjà : on a confié depuis des décennies notre pays à des hommes prétendument “de raison” et les résultats en sont catastrophiques. Serait-il déraisonnable de le confier à des hommes et des femmes dits “de déraison” ? Hugo, Lamartine, Chateaubriand ont aussi été des hommes politiques, ne l’oublions pas. Le peuple français mérite le meilleur : des femmes et des hommes océans, pas des petites rivières couvertes, au flux entièrement régulé via des barrages plus ou moins dissimulés.
Pourtant, pris individuellement, beaucoup de nos politiques font preuve, sinon d’altruisme, du moins d’une mécanique intellectuelle qui fonctionne parfaitement. Mais, dans le maelstrom médiatique, ils s’autotransforment en produits insipides, formatés et totalement désincarnés, avec en prime un effet de meute en ciseaux. Personne, cependant, ne les oblige à se plier aux contraintes du marketing audiovisuel ; l’élection présidentielle doit rester la rencontre d’un homme avec le peuple.
Oui mais voilà, si les partis politiques décidaient d’ouvrir grandes les vannes et de ne plus se conformer aux diktats de la société du spectacle décrite (en 1967 déjà !) par Guy Debord, ce serait assurément leur fin et le début d’un cycle différent : un véritable renouveau démocratique, et non plus le bal des revenants, toujours recommencé.
La démocratie confisquée
Hélas, c’est précisément le chemin inverse qui a été choisi en catimini dans la torpeur de l’été, avec le consensus total des “grands” partis (qui en réalité n’ont pas d’adhérents) : alors qu’il était déjà difficile de récolter les parrainages des maires pour se présenter à la présidentielle, ce sera désormais quasiment impossible. Les Français ne trouveront au marché que des produits recyclés.
Dans le même ordre d’idée, l’égalité des temps de parole est remise en cause et les candidats déjà connus, pour certains depuis plus de quarante ans, se partageront l’essentiel des débats. Comme le dit un célèbre animateur de radio sur les réseaux sociaux : “C’est déjà fait, le président c’est Juppé.” Oui, nous en sommes là… Vous pouvez donc vous rendormir.
À Sud Radio, nous avons au contraire choisi d’encourager et d’organiser au quotidien de vrais débats citoyens, parfois rudes, en permettant le déroulement de pensées plus riches et infiniment plus subtiles que celles qui peuvent être exprimées en 17 minutes ou 140 signes, ou encore dans ce fameux “off” qui est le poison du journalisme contemporain.
Ce choix à contre-courant ne va pas de soi et notre route est évidemment semée d’embuches. Mais, si c’est par la société du spectacle que les manichéens et a fortiori les terroristes prennent le pouvoir – en simplifiant sans contradicteurs et en assénant leur propagande sans relâche –, c’est bien de la société du réel que viendra le sursaut, le réveil ou encore “la révolution”.
Qu’est-ce qu’une révolution, sinon le mouvement d’un objet autour d’un point central, d’un axe, le ramenant périodiquement au même point, selon la définition du Petit Larousse ? Ce point central, cet axe, c’est le peuple. L’oublier, le mépriser ou croire se jouer de lui n’est pas une solution. Il faut arrêter ce jeu de massacre, dont la politique ne sort pas grandie ! Quant à la fonction présidentielle…
Si le peuple prime, il est tout sauf primaire et mérite des débats infiniment plus consistants. Un peu comme si, après avoir écouté un grand médecin, un grand chef d’entreprise, un grand écrivain, un grand scientifique, on avait l’impression d’être soudainement devenu plus intelligent et plus soucieux des autres…
Or, cette primaire de la droite et du centre – nous en avons eu la laborieuse manifestation hier soir – n’est que le radio-crochet d’un parti politique et de ses groupuscules affidés, qui espèrent un strapontin en 2017. Quitte à profiter d’un spectacle, on a le droit de préférer aller au concert, au théâtre ou au cinéma, là où – ce n’est un paradoxe qu’en apparence – pulse la vraie vie. Finalement, les politiques, on s’est habitué à faire sans. Et si c’était ça, la révolution du XXIe siècle ?
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“Il y a des hommes océans en effet”
“Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l’écume, ces merveilleux levers d’astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses, têtes confuses de l’innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l’abîme ; puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l’horizon, ce bleu profond de l’eau et du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l’assainissement de l’univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait ; ces colères et ces apaisements, ce Tout dans Un, cet inattendu dans l’immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de l’immensité éternellement émue, cet insondable, tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s’appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c’est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l’océan.”
Victor Hugo, William Shakespeare, II