La propagation des thèses complotistes ne répond plus seulement à une opposition classique entre vérité et mensonge, mais aussi à une logique identitaire.
Pascal Moliner, université Paul-Valéry de Montpellier
On connaît depuis longtemps les dangers que représente la propagation des théories du complot dans nos sociétés. Récemment, notre ministre de l’Éducation nationale a pris une initiative pour y faire face en réunissant, lors d’une journée de débats et de conférences, des élèves, des enseignants, des chercheurs, des juristes, des journalistes et des psychologues. Selon les propres mots de la ministre, il s’agissait de réfléchir aux “réactions à adopter face aux théories du complot”, réactions prioritairement destinées aux élèves de nos collèges et de nos lycées.
L’initiative est louable et mérite d’être saluée. Mais l’examen du programme de cette journée montre que, selon toute vraisemblance, la réponse aux théories du complot y fut surtout envisagée selon une opposition assez classique entre vérité et mensonge, information versus désinformation. Or, l’adhésion aux thèses complotistes et leur diffusion de proche en proche ne relèvent pas simplement d’un problème touchant à la vérité des faits et à la croyance en une vérité alternative. La propagation des théories du complot s’inscrit également dans une logique identitaire qu’il convient de bien comprendre si l’on souhaite combattre le phénomène.
“Eux” et “Nous”
Dès la fin du XIXe siècle, William James propose une définition de la notion d’identité psychologique. Elle s’organise autour du concept de “soi”, envisagé comme une construction cognitive rassemblant les connaissances qu’un individu dispose à propos de lui-même. Cette construction n’est possible que dans la mesure où l’individu est capable d’envisager son unicité (je suis un être unique distinct de tous les autres) et sa continuité temporelle (je reste semblable à moi-même). Le soi correspond au pôle personnel de l’identité et il est consubstantiellement lié à la conscience d’autrui.
Mais nous sommes également des êtres sociaux et chacun de nous peut aussi se définir à partir de ses appartenances (je suis un homme, un père de famille, un universitaire, etc.). Ces appartenances correspondent au pôle social de l’identité. Elles reposent sur les ressemblances que nous pouvons percevoir entre nous et les autres, celles que nous avons cultivées et celles qui nous sont suggérées ou imposées.
Ces ressemblances permettent à l’individu de se penser non pas simplement comme un soi isolé de la société, mais également comme membre d’un collectif. A l’instar de la conscience du soi, la conscience du “nous” n’est possible que dans la mesure où l’individu est capable de distinguer des collectifs dont il ne fait pas partie et qu’il pourra nommer “eux”.
À partir des années 1970, Henri Tajfel complétera cet édifice en formulant sa théorie de l’identité sociale. Selon ce psychologue, tout individu serait animé par une motivation fondamentale à la valorisation du soi. Cette valorisation repose sur les multiples comparaisons que l’individu réalise entre lui-même et autrui ainsi qu’entre les “nous” auxquels il appartient et les “eux” auxquels il n’appartient pas. À chaque fois que ces comparaisons lui sont favorables ou sont favorables au collectif dont il est membre, il en résulte une valorisation du soi.
Bénéfices identitaires
À la lumière de la théorie de l’identité sociale, il est possible de faire une lecture originale du phénomène complotiste. Ainsi, lorsqu’un individu adhère à une théorie du complot, il rejoint un collectif qui se pare de nombreuses vertus (clairvoyance, lucidité, recherche de la vérité, sens critique, etc.) et qui s’oppose à d’autres, supposés présenter de nombreux défauts (comploteurs hostiles et sournois, médias complices, etc.).
Dès lors, l’individu se place en situation de réaliser des comparaisons favorables au “nous” qu’il vient d’intégrer. Mais, dans sa vie quotidienne, il pourra également réaliser des comparaisons favorables au soi, notamment lorsqu’il propagera la théorie du complot dans son entourage (j’ai compris quelque chose que toi, pauvre naïf, tu ignorais). L’adhésion aux théories du complot et leur diffusion comportent donc bien des bénéfices identitaires.
En outre, la logique identitaire dans laquelle elles s’inscrivent fait que toute critique sera perçue comme provenant du collectif “eux” et sera disqualifiée par avance. Si l’on songe enfin que la rhétorique complotiste s’imbrique parfaitement dans certaines des modalités de la pensée de sens commun (difficulté à maîtriser le raisonnement probabiliste, confusions entre causalité et corrélation, etc.), on comprend qu’il est extrêmement difficile de faire revenir en arrière un individu séduit par les théories du complot.
Combattre le complotisme avec ses armes
Que faire alors face au fléau ? Certes, on peut essayer d’informer, d’éduquer et de développer le sens critique. Mais, comme on vient de le voir, ces initiatives se heurtent souvent à des postures de rejet a priori parce qu’elles sont attribuées aux complices des comploteurs (les médias, les professeurs, les suppôts du système, etc.). Il faut donc tenter de porter atteinte à l’attrait opéré par les complotistes sur certains de nos jeunes. Comment ?
Voici une piste : si l’on suit l’hypothèse identitaire, il faut admettre que l’adhésion à une théorie du complot ne se résume pas au choix d’une vérité alternative. C’est aussi l’intégration d’un “nous” valorisé par l’individu. Cette valorisation est probablement le résultat de la posture apparemment désintéressée, clairvoyante et critique affichée par les complotistes. Ne pourrait-on pas alors tenter de porter atteinte à cette image en mettant en question le prétendu désintéressement de ces groupes ? Que sait-on de leurs motivations réelles ? N’y aurait-il pas des objectifs cachés derrière leur démarche ?
Ce sont là quelques questions que l’on pourrait suggérer à nos collégiens et lycéens. Il s’agirait en quelque sorte de combattre le complotisme avec ses propres armes. Puisque certains de nos jeunes semblent particulièrement réceptifs à la rhétorique complotiste, ce genre d’interrogation pourrait peut-être les conduire à soupçonner que les complotistes sont en réalité des comploteurs, et donc à douter du bien-fondé de leurs thèses.
Pascal Moliner, professeur de psychologie sociale, université Paul-Valéry de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.