Parmi les sociétés qui ont la charge de distribuer les aides à la création artistique, la SCPP, qui concerne les producteurs musicaux, a mis en place un système très profitable aux 3 majors du disque, dont les représentants siègent également à son conseil d’administration.
Plus de 215 000 euros pour produire le CD de Johnny Hallyday. C’est le montant de l’aide reçue par Warner Music France, son producteur, pour l’album Rester vivant. Et ce n’est pas le seul. Au titre des aides à la création artistique, à la diffusion du spectacle vivant et à la formation des artistes, la Société civile des producteurs phonographiques (SCPP) attribue les enveloppes les plus conséquentes aux projets des artistes les plus reconnus, dont la rentabilité fait peu de doute.
Sauf que ce n’était pas la volonté du législateur, en 1985, lorsque ces aides ont été mises en place. En 2001, Catherine Tasca, alors ministre de la Culture et de la Communication, parlait d’“actions d’intérêt général”, qui “permettent d’aider les jeunes créateurs qui ne sont pas encore connus ou favorisent la promotion de musiques ou d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles plus difficiles ou intéressant un moins grand public”.
Les aides aux albums de Johnny Hallyday, de M. Pokora ou encore de Yannick Noah sont aujourd’hui loin de ce que la ministre appelait alors “une mesure en faveur de la diversité culturelle, qui favorise le renouvellement de la création”.
La faute au système mis en place par la SCPP. Si une partie du fonds d’aide à la création est bien réservée à des projets plus anonymes, l’autre moitié est attribuée aux producteurs au prorata des droits générés par leur répertoire l’année précédente. C’est ce “droit de tirage” qui induit que les plus gros sont aussi les plus aidés.
Un “effet d’aubaine” plutôt qu’un “effet de levier”
Dans son dernier rapport annuel, en juillet 2015, la commission de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD) a recommandé à la SCPP de “renforcer la sélectivité des aides, en particulier s’agissant de celles relevant des droits de tirage”. Une recommandation restée lettre morte, comme l’avaient été les critiques déjà formulées par la commission de contrôle en 2007.
Elle écrivait déjà que le droit de tirage “méconnait assurément l’esprit et probablement la lettre” de la loi, en aidant des projets “pour lesquels on peut considérer, indépendamment de tout jugement artistique, que le besoin de soutien financier ne semble pas aller de soi, parce qu’ils concernent des artistes particulièrement confirmés”. Selon elle, ce système “produit davantage un effet d’aubaine qu’un effet de levier” et crée “un effet d’éviction sur des œuvres que le défaut de soutien condamne, alors que le législateur a précisément souhaité les encourager”.
Ces critiques ne sont “pas justifiées”, se défend la SCPP, qui revendique la pleine compétence dans la répartition de ces aides. Son vice-président, Gilles Fruchaux, qui est également gérant de Buda Musiques, avance même que “la recommandation de supprimer le droit de tirage va à l’encontre de l’évolution de pas mal de sociétés civiles”.
C’est pourtant ce système qui permet à Johnny Hallyday, qui a reçu l’aide la plus conséquente en 2014, d’être si grassement aidé. Sachant que l’aide accordée ne peut dépasser 40 % du coût total de production, le coût de l’album de Johnny Halliday a dépassé les 500 000 euros. Il s’agit là de “production pure et simple”, précise Gilles Fruchaux. Autrement dit, “on ne compte pas les frais de promotion ni de fabrication”. Pourtant, poursuit-il, “les sommes élevées peuvent être justifiées quand on fait intervenir un orchestre à cordes, une section de cuivres, ou encore des musiciens mondialement connus”. Un luxe pour lequel les artistes reconnus sont très largement soutenus, quand les projets plus anonymes doivent se serrer la ceinture.
Un risque manifeste de conflit d’intérêts
Si beaucoup de producteurs confient que leurs demandes d’aides sélectives ont la plupart du temps obtenu une réponse favorable, certains avouent toutefois n’obtenir qu’un certain pourcentage de l’aide demandée. Le montant moyen d’une aide sélective est en effet de 4948 euros, plus de 40 fois moins que l’aide accordée à Warner pour la production de l’album de Johnny Hallyday.
La logique de la SCPP est donc de saupoudrer l’aide sélective pour satisfaire le plus grand nombre d’adhérents, quand le droit de tirage permet aux majors de piocher allégrement dans ce fonds d’aide. Sur les 8,4 millions d’euros reversés par la SCPP aux producteurs en 2014, 2,8 millions sont allés dans les caisses d’Universal alors que Sony et Warner ont récupéré 1,3 million d’euros chacune. Soit, à elles trois, 64 % du total, sachant que les dossiers de demande sont examinés par une commission d’attribution nommée par le conseil d’administration de la SCPP. Où siègent notamment des membres d’Universal, de Sony et de Warner. Un risque manifeste de conflit d’intérêts qui peut expliquer le peu d’entrain de la SCPP à suivre la recommandation de revenir sur le droit de tirage.
Contacté par Le Lanceur, Marc Guez, directeur général de la société, confirme : “L’assemblée générale des associés de la SCPP a voté depuis de nombreuses années, et à une immense majorité, une politique d’aides comprenant des droits de tirage et des aides sélectives. Un changement de cette politique est de la compétence du conseil d’administration, puis de l’assemblée générale. À ce jour, je n’ai pas reçu de demande de changement.”
De l’argent public ou privé ?
L’argent de ce fonds d’aide est-il public ou privé ? Pour les dirigeants de la SCPP, tant la rémunération équitable que la copie privée sont une forme d’indemnisation pour l’abandon d’une partie des droits des producteurs sur les œuvres, respectivement la diffusion en public et la copie à usage privé. À ce titre, il s’agit, selon la SCPP, “de fonds privés, dont le législateur a attribué la gestion et le contrôle aux associés des SPRD”.
Sur ce point, elle s’oppose à la vision de la commission de contrôle et du ministère de la Culture qui, selon elle, “continuent de raisonner comme si ces fonds étaient publics, issus du produit de l’impôt, c’est-à-dire à usage nécessairement sélectif et redistributif”.
A l’inverse, Marcel Rogemont, député PS d’Ille-et-Vilaine et rapporteur l’an dernier d’une mission d’information sur les 30 ans de la rémunération pour copie privée, juge au contraire que cet argent est “clairement de l’argent public”. D’ailleurs, les SPRD sont, selon lui, “certes dans l’espace privé, mais elles ont une vocation, une sorte de mission de service public. C’est pourquoi la commission de contrôle a été mise en place, avec des gens détachés de la Cour des comptes.”