Utiliser la population comme cobayes pour les nouveaux médicaments ? Une idée qui fait frémir. C’est le spectre qu’invoquent des juristes et des associations spécialisées en santé publique depuis que l’EMA (Agence européenne du médicament) a lancé un nouveau mécanisme d’autorisation de mise sur le marché (AMM), précoce et progressive : l’AMM “fractionnée”. Elle le présente comme un moyen de faire bénéficier plus vite les patients des avancées thérapeutiques. Pour de nombreux spécialistes, il s’agit plutôt d’une dérive dangereuse pour la sécurité des patients.
“Les systèmes d’AMM “fractionnées”, qui avancent en Europe comme aux États-Unis, nous inquiètent beaucoup, déclare le docteur Bruno Toussaint, le directeur de publication de la revue médicale indépendante Prescrire. Il s’agit d’instaurer une espèce de processus d’échanges entre les agences et les labos afin d’accorder des AMM plus rapides, par étapes. Ce système risque d’être plus permissif, avec un abaissement du niveau d’exigence en matière de preuves d’efficacité. Concrètement, cela aboutirait à commercialiser la molécule après une étude d’efficacité portant sur un groupe restreint de personnes, puis d’évaluer les effets secondaires qui “remontent” de la population. Cela revient à utiliser le public comme des cobayes de laboratoire ! Et puis, ces systèmes rendent les agences à la fois juge et partie, ce qui est pervers.”
En anglais, les AMM fractionnées portent le nom – plus consensuel – d’adaptive pathways (parcours adaptatifs). Du côté de l’industrie, on met en avant l’intérêt des patients. “Il s’agit d’un concept cadre permettant de rendre accessibles à des groupes de patients ciblés de nouveaux traitements, et ce à un stade de développement du produit aussi précoce que possible, assure Magda Chlebus, directrice pour la politique scientifique de l’European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations (EFPIA, lobby de l’industrie pharmaceutique à Bruxelles). Des avancées comme la recherche sur les biomarqueurs et le séquençage du génome ont considérablement accru nos connaissances sur de nombreuses maladies, notamment le cancer. Cela ouvre des possibilités nouvelles. Régulateurs et industrie adaptent leur approche en conséquence.”
Du côté de l’EMA, on insiste sur le droit des patients atteints de maladies graves de bénéficier, aussitôt que possible, d’avancées thérapeutiques : “Comme pour tous les autres outils permettant cet accès, l’autorisation est toujours fondée sur un rapport bénéfices/risques positif pour un groupe de patients bien défini. En aucun cas, les critères d’évaluation ne sont abaissés”, assure l’organisation, via son service de presse.
Lobbying des labos et décisions en coulisses
Comme souvent pour les décisions européennes portant sur des sujets perçus comme techniques, la discussion est restée “en dessous du radar” pour les citoyens. En coulisses, les lobbies s’agitent. L’industrie pharmaceutique dépense entre 40 et 91 millions d’euros chaque année en lobbying auprès des institutions européennes.
Les “anti” regrettent que, lorsque l’on réclame plus de transparence, agence et industriels ripostent “confidentialité” et “protection des données commerciales”. Quelles molécules ont été sélectionnées pour le projet pilote ? Impossible de le savoir, on connaît juste les spécialités concernées, notamment, sans surprise, l’oncologie. Quel sera le champ d’application de ces AMM ? Un expert européen qui préfère garder l’anonymat confie : “Au début, on nous disait que les AMM fractionnées ne s’appliqueraient qu’aux molécules capables de sauver des vies, et on entend à présent que 30 % des nouvelles molécules pourraient emprunter cette “voie rapide” ! Pourtant, de nombreux médicaments arrivent déjà trop vite sur le marché, alors qu’ils ne représentent aucune amélioration.”
Pour ce spécialiste, fort d’une longue expérience, l’industrie s’opacifie : “Elle me déçoit beaucoup. Je ne peux que constater qu’elle multiplie les obstacles et refuse la transparence.”
Ancel.la Santos Quintano, conseillère en politique de santé au sein de l’ONG Health Action International (HAI), assure que “l’influence de l’industrie est énorme. Il faut que le Parlement européen soit impliqué, et qu’une vraie consultation publique ait lieu. Les citoyens ne se rendent pas du tout compte de ce qui se trame. À nous de les réveiller ! Nous déciderons de nos actions après le rapport d’étape de l’EMA, dont la sortie a été reportée à juin”. À ses yeux, l’EMA prépare le terrain pour que les AMM fractionnées deviennent la règle plutôt que l’exception : “Ce dispositif n’est pas nécessaire, et il est dangereux. Le projet revient à tester les nouveaux médicaments sur des cobayes humains, qui ne bénéficieront pas des garanties dont disposent les volontaires pour des essais cliniques. Avec le nouveau mécanisme, l’industrie pourra se contenter d’études dites “observationnelles”, dont la valeur scientifique est considérablement moindre.”
Le terme “cobaye” fait bondir le docteur Pierre Démolis. À ses yeux, une telle idée révèle une méconnaissance du fonctionnement du médicament : “Les essais cliniques ont lieu sur des échantillons de population forcément réduits, des patients “calibrés”, dans des conditions de laboratoire. Le suivi post-AMM permet, entre autres, d’identifier des effets secondaires inconnus qui n’apparaissent qu’après la mise sur le marché, dans la “vraie vie”.”
Le médecin insiste sur le fait que les AMM fractionnées ne sont pas à proprement parler un nouveau processus : “C’est un projet pilote qui teste une autre façon d’utiliser des outils existants. La législation ne change pas. Les trois systèmes déjà en place – AMM conditionnelle, AMM accélérée, AMM sous circonstances exceptionnelles – n’étaient pas complètement satisfaisants à eux seuls, et c’est pour cela que l’agence européenne a décidé de tester une approche plus globale. L’idée n’est pas du tout de faire “plaisir” à l’industrie mais d’être proactif en permettant à des patients atteints de maladies graves de disposer plus rapidement de nouveaux traitements et de mieux diriger les développements qui nous seront soumis.”
Une dangereuse “école de pensée” ?
Yannis Natsis, coordinateur pour l’accessibilité aux soins de l’Alliance européenne pour la santé publique (EPHA), juge que les AMM fractionnées ne sont pas un simple projet mais une école de pensée, une vision qui englobe la totalité du marché du médicament, alors qu’industrie et régulateurs devraient se concentrer sur la vraie question : celle du prix des médicaments, comme ces molécules contre certains cancers, contre l’hépatite C, etc., qui coûtent parfois plus de 100 000 euros par mois : “Soyons clairs : tout le monde est favorable à un accès facilité aux nouvelles molécules, quand c’est nécessaire. Mais on n’a aucune preuve que cela le soit ; l’EMA et son équivalent américain, la FDA, approuvent déjà un nombre record de molécules chaque année. Alors qu’à peine 10 % des nouvelles molécules font mieux que le traitement de référence ! Le Parlement et la population sont tenus à l’écart, sous prétexte qu’il ne s’agit que d’une question technique. Nous ne disposons que de six pages d’informations sur le site de l’EMA, on en est à s’échanger des rumeurs, c’est scandaleux. D’autant que l’EMA a de plus en plus de pouvoir, et cela n’est légitime que si elle adopte une politique de transparence sans faille. On craint une politique de “fait accompli”. Nous traversons une crise de l’innovation et de l’accès aux soins. Il nous faut de la vraie innovation, non pas baisser nos exigences au prix de la sécurité collective.”
Le débat sur les AMM ramène aussi à une autre difficulté majeure de notre système de santé : l’identification et la prise en compte des effets secondaires des médicaments. La pharmacovigilance est chroniquement sous-financée. “La connaissance des effets indésirables progresse bien plus lentement que les données sur l’efficacité, lance le docteur Toussaint, de Prescrire. Car les essais cliniques, presque toujours réalisés par les laboratoires fabricants eux-mêmes, sont conçus pour mettre en avant l’efficacité des produits. L’industrie oriente les essais, sélectionne les données qui en seront communiquées, puis la promotion met en avant l’efficacité de la molécule. Il faut ensuite des années pour que la vigilance des patients permette de dépasser la réputation du médicament.”
Le médecin-journaliste reconnaît qu’on ne peut pas reprocher aux laboratoires de pousser à une commercialisation rapide de leur molécule. Et qu’on ne peut, pour cela, attendre de tout savoir sur un médicament, “mais tout le système repose sur cette logique, déplore-t-il. Vous imaginez bien qu’il est plus valorisant pour la carrière d’un chercheur, d’un professeur, de mener des essais sur l’efficacité plutôt que sur la toxicité d’une molécule. Des travaux sur la pharmacovigilance ne vous ouvriront pas une brillante carrière à l’université. Pendant leurs années d’études, les médecins reçoivent peu d’heures sur les effets secondaires et sur les interactions médicamenteuses. Quant à leur formation continue, elle est financée à plus de 80 % par les labos : vous imaginez bien que l’accent porte plus sur l’efficacité que sur les effets indésirables !”
Évaluation insuffisante : le cas d’école Tamiflu
Parmi les scientifiques de la collaboration Cochrane qui ont mis au jour le “scandale à 20 milliards de dollars d’argent public” qu’a constitué le Tamiflu, l’épidémiologiste Tom Jefferson conclut : “Voilà trente ans qu’on dispose de données irréfutables : les études d’observation sont peu fiables. Mais soyons équitables, ne condamnons pas l’EMA a priori. Attendons le rapport d’étape de juin. Quoi qu’il en soit, on a besoin d’une transparence totale, à chaque étape. C’est le secret qui alimente les conspirationnistes.”