De l’affaire Mathieu Gallet à l’affaire Agnès Saal, en passant par le double langage relatif à la revente de la chaîne TNT Numéro 23, Fleur Pellerin multiplie les faux pas et les approximations, dans un secteur qu’elle pense être seulement de dorures et de paillettes. Initialement conseillère référendaire à la Cour des comptes, son parcours illustre la dérive du système politique français, au sein duquel les hauts fonctionnaires peuvent successivement passer, en quelques mois, de la tête du ministère des PME à celle du secrétariat d’État au commerce extérieur, au tourisme et aux Français de l’étranger – et enfin à celle du ministère de la Culture et de la Communication, sans rien connaître ou presque aux dossiers dont ils ont la charge.
La cabale médiatico-politique de ces dernières semaines a bien failli avoir raison du patron de Radio France Mathieu Gallet, il s’en est même fallu d’une écharde. Et Fleur Pellerin, la ministre de la Culture et de la Communication, n’était pas la dernière à déstabiliser celui-ci quand, au paroxysme de la crise à la Maison de la Radio (quasiment un mois de grève), elle avait quasiment ordonné à son président de “sortir du conflit” et de “rétablir le dialogue social”, n’hésitant pas à le faire savoir de façon péremptoire sur les ondes et via les réseaux sociaux, quand ces questions-là demandent apaisement, mesure et compétence. Son objectif étant évidemment de se présenter comme la ministre intransigeante qui ne resterait pas inerte face à la gabegie annoncée. Pas folle, pas responsable et encore moins coupable. Après tout, le CSA n’est-il pas désormais une “autorité administrative indépendante” souveraine dans ses choix ?
Finalement, c’est la sempiternelle histoire de la paille et de la poutre. Mathieu Gallet blanchi par l’IGF, notamment pour son prétendu amour immodéré du bois de palissandre ornant son bureau, Fleur Pellerin s’est peut-être souvenue que, quelques mois plus tôt, c’est surtout elle qui avait refusé de s’installer dans l’aile du ministère des Affaires étrangères occupée jusque-là par Yamina Benguigui. Fleur Pellerin avait même réclamé l’obtention d’un hôtel particulier dans le 7e arrondissement de Paris, puis avait évidemment nié et exécuté une sorte de pirouette, suite au déclenchement de la polémique, en déclarant : “Je ne suis pas fan de dorures !” Mais adepte de la langue de bois, ça c’est certain.
Comment en est-on arrivé là ?
Fleur Pellerin avait ensuite réclamé les anciens bureaux d’Hélène Conway-Mouret dans le 15e, avant de jeter son dévolu sur le bureau de l’ancien ministre délégué aux Affaires européennes, Thierry Repentin, pourtant promis à son successeur, Harlem Désir. Thierry Repentin, qui, scandalisé par ces manières cavalières, a raconté toute l’anecdote, a assuré qu’il avait même été obligé de fermer son bureau à double tour pour qu’Harlem Désir puisse le récupérer ensuite. “Pellerin était venue visiter mon bureau. Elle voulait le prendre. Le soir, on l’a fermé pour être sûr que Désir puisse l’utiliser.”
En février de cette année, alors que la ministre assurait quelques jours plus tard sans trembler au Sénat qu’elle était favorable à l’augmentation des taxes sur la revente des chaînes de la TNT (une mesure a posteriori censée dissuader lesdites reventes, mais qui n’abuse personne), elle faisait Pascal Houzelot, futur ex-patron de Numéro 23, chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Pourquoi cette récompense ? Quels services Houzelot aurait-il rendus aux Arts et aux Lettres ? Hormis le copinage, personne n’a jamais été en mesure de l’expliquer, ni de le justifier. Après la langue de bois, place au double langage : quand on fend l’écorce tendre et friable, c’est désormais pour trouver un bois vermoulu dont les insectes térébrants du tout-Paris audiovisuel se délectent, grignotant la branche sur laquelle ils sont confortablement assis depuis des décennies, en dépit des alternances politiques et des discours outragés.
De mondanités enivrantes en recasages éhontés
Loin de défendre l’intérêt général de la filière audiovisuelle – qui en aurait pourtant bien besoin, tant sa situation est catastrophique –, Fleur Pellerin préfère les mondanités et les projections privées, happy few aux côtés de Pascal Houzelot dans des lieux très hype tels que le Germain Paradisio. “Première salle de cinéma à la demande, privée et de luxe, lovée au sous-sol du Café Germain, sous l’égide de Thierry Costes, entièrement designé par India Mahdavi, Germain Paradisio est le lieu de tous les possibles”, peut-on lire sur le site Internet de cette “salle unique au monde”. Non, ce n’est pas Cinema Paradiso – et Houzelot n’est certes pas Tornatore.
Avec l’affaire Agnès Saal, nous atteignons une forme de sublime : l’arbre qui cache une forêt de mauvaises pratiques, la cime de l’incompétence cynique. La réintégration, jeudi 21 mai, de l’ancienne présidente de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) au ministère de la Culture relève de la stricte “application du droit de la fonction publique”, a ainsi jugé hier matin sur RTL Fleur Pellerin. Rappelons que l’ancienne présidente de l’INA avait dû démissionner le 28 avril de ses fonctions à la suite de la révélation de frais de taxi dépassant 40 000 euros en dix mois, dont 6 700 euros pour son fils, alors qu’elle disposait d’une voiture de fonction avec chauffeur.
De sanctions imaginaires en enquêtes fantaisistes
Jeudi, la fonctionnaire a donc réintégré sans problème ni états d’âme le ministère de la Culture : elle est désormais rattachée au secrétariat général, avec le titre ronflant de “chargée de mission sur les questions de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences”. Bigre ! Voilà qui est bien trouvé ! “Il ne faut pas donner l’impression qu’Agnès Saal n’a pas été sanctionnée. Il y a eu une réelle sanction, puisqu’elle était présidente de l’INA. Elle est aujourd’hui chargée de mission, c’est une vraie sanction pour le coup, et donc elle a été déjà sanctionnée. Il y a un conseil de discipline qui devra statuer sur les suites à donner à l’enquête que nous sommes en train de conduire”, a même commenté le plus sérieusement du monde Fleur Pellerin…
Reste à savoir ce que recouvre le “nous” évoqué par la ministre et jusqu’où ira sa fameuse “enquête”. Une piste que nous sommes d’ores et déjà en mesure de lui fournir : Fleur Pellerin peut se brancher sur la chaîne Numéro 23 de son nouveau chevalier des Arts et des Lettres, elle y découvrira peut-être des réponses, sinon la lumière, grâce à l’émission Révélations, “magazine d’investigation hebdomadaire qui s’attache, à travers reportages et interviews sur le terrain, à décrypter et à comprendre les problématiques et l’évolution de notre société contemporaine en enquêtant sur tous les sujets sociaux, économiques et culturels”. Tout un programme ! La dernière émission, diffusée le 20 mai 2015, était ainsi consacrée au “marché du plaisir”.
“Avec près de 40 millions de livres vendus, Cinquante nuances de Grey a changé notre regard sur le sadomasochisme, peut-on lire sur le site Internet de Numéro 23. Les sex-toys ont quitté les boutiques obscures des quartiers chauds pour envahir les rayons des boutiques chic, le pole dance se pratique entre amies et le libertinage n’est plus réservé aux initiés. (…) Des usines de fabrication de sex-toys en Allemagne aux clubs de strip-tease branchés de la capitale, les équipes de Révélations ont enquêté sur un business qui marche.” Eh bien voilà, il suffisait de demander ! Ou comment abandonner la Rue des boutiques obscures de Modiano au profit des salles obscures germanopratines, pour finir dans les backrooms de Numéro 23 et de Pink TV. On est effectivement loin de Sade et de Malraux. Et même de Bukowski. Qui a dit que le mot “culture” était un mot-valise ?