Pour le fondateur de l’Observatoire international des prisons et cofondateur de Prison Insider*, un site d’information sur les prisons dans le monde, les mesures misant sur l’incarcération ne permettent pas de lutter efficacement contre la récidive. Les politiques tiennent selon lui des discours ultrarépressifs, à des fins électorales, qui mettent à mal l’État de droit. Entretien.
Le Lanceur : Vous avez connu la prison, pour une “courte” période. Que retenez-vous de cette expérience ?
Bernard Bolze : J’ai été un insoumis. On désignait ainsi ceux qui ne voulaient pas servir l’armée. Le tribunal militaire m’a envoyé en prison pour deux mois, en 1979. Voilà qui m’a changé. Ne croyons pas que ce n’est pas long. J’avais deux enfants et je souffrais d’être privé de ma famille, de mes amis. On était trois détenus dans 9 m2, donc en surnombre. Être détenu, pour un temps aussi court soit-il, est une expérience irremplaçable. La prison est lieu de non-droit, un lieu d’un arbitraire total et je l’ai ressenti.
À quel moment l’idée de créer l’Observatoire international des prisons (OIP) vous est-elle venue ?
Mon parcours est marqué par des rencontres. J’ai rencontré des grévistes de la faim qui soutenaient Gérard Bayon, insoumis, lui-même en grève de la faim à la prison Montluc, à Lyon. J’ai alors entendu des discours que je ne connaissais pas, qui m’ont convaincu. C’était un discours libertaire, antimilitariste. Cette liberté-là m’a beaucoup appris et beaucoup inspiré par la suite. Puis il y a eu la vie en communauté, on s’est organisé collectivement pour penser. Cabu a séjourné à quelques reprises à Moulinsart, lieu de notre vie communautaire à la Croix-Rousse, pour en raconter la vie quotidienne ou pour venir croquer les politiques de l’époque. J’ai ensuite voulu devenir journaliste, je l’ai été pendant une dizaine d’années.
L’idée de créer une organisation qui se préoccuperait des droits des prisonniers ordinaires s’est imposée à moi à cette époque. Ce fut un succès. De très nombreuses personnes se sont impliquées dans le projet. Nous avons alors connu des fortunes diverses et des problèmes d’argent évidents… Le secrétariat international a été contraint à cesser toute activité en 1999.
Votre combat en faveur des droits des prisonniers ne semble pas être une cause très populaire. Nombreux sont ceux qui estiment que la justice et le système carcéral sont trop laxistes…
Il semblerait que des gens le pensent, mais ils sont assez bipolaires : ils sont capables de s’apitoyer sur le sort des détenus dès lors qu’on dit que les conditions ici ou là sont épouvantables. Et ils sont capables de demander de la répression, trouver qu’on n’en fait pas assez. Mais ce qui est plus grave, c’est la façon dont les politiques, qui eux savent exactement ce qu’il en est, instrumentalisent la prison par un discours idéologique. Quand Nicolas Sarkozy ou Manuel Valls parlent de la prison, leur discours est idéologique. Ils ont une ligne très dure, ils encouragent les gens à penser cela : que nous manquerions de places de prison, que l’aménagement des peines serait défavorable à la réinsertion…
Ces mesures, comme enfermer tous les fichés S, ne sont pas respectueuses du droit et, à terme, contreproductives. […] On a l’impression que certains politiques ont comme modèle de société la Russie de Poutine, ou les prisons syriennes”
Après les attentats, le ton s’est d’ailleurs durci. Laurent Wauquiez a proposé d’enfermer tous les fichés S. Le député Georges Fenech (LR) a quant à lui prôné un “Guantanamo à la française”…
C’est très inquiétant. Si nos sociétés veulent fabriquer de la violence, il n’y a pas mieux. Nous suscitons des dispositions chez les détenus qui n’avaient pas forcément le projet de passer à l’acte. La prison est aussi un lieu pour se forger des convictions. La prison peut faire naître un profond sentiment d’injustice. Quand la condamnation est excessivement dure, elle n’a plus de sens. Ces mesures, comme enfermer tous les fichés S, ne sont pas respectueuses du droit et, à terme, contreproductives. On ne peut pas faire fi du droit. On a l’impression que certains politiques ont comme modèle de société la Russie de Poutine ou les prisons syriennes.
L’État de droit est-il menacé ?
L’État de droit est mis à mal et ces jeunes gens qui commettent de telles horreurs ne nous aident pas ! La restriction du droit, pour raison d’état d’urgence, est déjà et sera demain une restriction des libertés dans tous les domaines. Des excès auront pour conséquence de radicaliser de nouvelles personnes qui se sentiront humiliées. Ce sont des bombes à retardement qui se forgent dans la société. Nous avons connaissance de comportements racistes de la part de certains policiers, couverts la plupart du temps par les magistrats ou le ministère de l’Intérieur. À Saint-Quentin-Fallavier, des plaintes ont été déposées car des surveillants se sont comportés de manière extrêmement violente avec les détenus. Les syndicats sont alors montés au créneau et se sont montrés solidaires de comportements odieux. Il n’y a finalement pas eu de condamnation !
Les politiques prétendent être du côté des victimes mais font de la prison une fabrique à récidive. Et plus il y a de récidive, plus il y a de victimes”
Pourquoi les politiques prônent-ils des mesures axées sur la répression, s’ils savent qu’elles sont contreproductives ?
Dans le but de satisfaire la partie la plus réactionnaire de la société et ne pas laisser libre le terrain au Front national. Ce discours peut être payant électoralement à court terme, mais il est dramatique sur le plan de la démocratie et il est contre-productif. Les politiques prétendent être du côté des victimes mais font de la prison une fabrique à récidive. Et plus il y a de récidive, plus il y a de victimes. Aménager les peines est pour eux énoncé comme du laxisme. Mais on sait que toute peine aménagée fait chuter la récidive. Les politiques ne peuvent pas dire qu’ils sont du côté des victimes et opter pour la répression pure et dure.
Christiane Taubira a pourtant été accusée de laxisme…
La population carcérale n’a cessé d’augmenter sous le ministère de Mme Taubira. Les pouvoirs publics n’ont jamais fait preuve de laxisme. Et le placement en détention appartient aux magistrats. Elle avait un discours progressiste qui n’a pas été suivi d’effets. Manuel Valls, sur ce terrain-là, n’a jamais donné raison à Taubira. Il a toujours adopté une ligne dure. Elle avait une vision humaniste, progressiste, mais n’a pas été entendue. Elle a accepté de jouer ce rôle-là, qui satisfaisait beaucoup de militants des droits humains. Mais ces militants commençaient à être usés, surtout ceux qui travaillaient sur la question de l’enfermement. Ils voyaient bien que les résultats n’étaient pas là. Et la droite a adopté une posture politique extrêmement pernicieuse dénonçant un laxisme infondé.
Avant de se voir confier d’aussi grandes responsabilités, le propos de Jean-Jacques Urvoas était plus libre et ses idées plus progressistes. […] Où tout cela est-il passé ?”
Avec Jean-Jacques Urvoas, c’est une nouvelle politique ?
Une politique très différente, je ne suis pas sûr. Ce sont des façons de parler différentes. Avec Urvoas, il y a moins d’écart, peut-être prend-il moins les personnels à contrecourant. Mais il veut obtenir grosso modo les mêmes choses. Avant de se voir confier d’aussi grandes responsabilités, le propos de Jean-Jacques Urvoas était plus libre et ses idées plus progressistes. L’encellulement individuel, le recours aux alternatives à l’incarcération formaient l’ossature de sa vision. Où tout cela est-il passé ?
Votre site Prison Insider, dont le lancement est prévu pour le 20 septembre, répond-il à un vide provoqué par la disparition du secrétariat international de l’OIP ?
Vingt ans après sa disparition, personne n’a pris cette place. Il y a beaucoup d’informations sur la prison, mais pas d’infos précises, synthétiques et centralisées pour l’ensemble des pays dans le monde. Au lancement de Prison Insider, nous aurons une quinzaine de fiches-pays. On est en lien avec une trentaine de pays pour le moment. Notre modèle économique est celui de l’indépendance acquise par l’accès sur abonnement. Pour que notre outil se développe, et dans l’attente du nombre nécessaire d’abonnés (nous l’estimons à 20 000 dans le monde), nous avons besoin d’un accompagnement financier : donateurs, mécènes, fondations, subventions…
Il sera possible sur votre site de comparer la situation des prisons françaises avec celle d’autres pays. Quels enseignements peut-on en tirer ?
Le chiffre du taux d’incarcération est celui que je préfère. On est à peu près à 100 détenus pour 100 000 habitants en France. Pourquoi ce taux est-il si différent pour nos voisins proches ? La comparaison avec d’autres pays permet de montrer qu’il y a de bonnes et de mauvaises pratiques. Pourquoi se suicide-t-on deux fois plus dans les prisons françaises que dans les prisons italiennes ? On peut se demander par exemple quelle considération a le personnel en France pour les détenus. Les personnels sont dans un mal-être profond. La profession est mal considérée, les candidatures peu nombreuses, donc la sélection peu importante. Le niveau de recrutement est bas, le plus bas de la fonction publique : avoir le brevet des collèges et 19 ans. C’est un travail difficile, que la société confie à des personnes parfois en difficulté, toujours mal payées. Nous avons connaissance de jeunes surveillants dormant dans leur voiture, incapables de payer un loyer dans la région parisienne. Et quand nous tolérons de mettre plusieurs personnes détenues dans une seule place, nous compliquons à l’extrême la tâche du personnel.
Prétendre que nous manquerions de places est un leurre. On a trop recours à la prison”
Il faut donc construire de nouvelles places en prison afin qu’il y ait moins de détenus par cellule ?
Pour mettre un terme à la surpopulation carcérale, il suffit de n’installer qu’une personne là où il n’y a qu’une place. Prétendre que nous manquerions de places est un leurre. On a trop recours à la prison. Libérer un détenu de manière anticipée, quelques jours avant sa sortie prévue, ou sanctionner autrement que par la prison certains délits, les délits routiers par exemple, sont des façons de lutter contre la surpopulation. Trop de gens exécutent des peines d’un ou deux mois, environ 30 % des détenus. La loi prévoit que, pour une peine de prison inférieure à deux ans, cette peine peut être exécutée autrement : en aménagement de peine, sous surveillance électronique, etc. Cet usage est massivement ignoré. La surpopulation carcérale fabrique de la violence et de la colère.
En France, la prison a-t-elle aussi comme objectif d’humilier les détenus ?
Si ce n’était que privation de liberté, les détenus auraient de meilleures conditions d’incarcération. Mais les pratiques en prison montrent qu’il y a l’envie de faire mal, de faire souffrir. La fouille à corps sert à humilier le détenu, à avoir la main sur lui, de le considérer comme une chose. Mais, quel que soit le nombre de fouilles, il y aura toujours des téléphones qui circuleront dans les prisons. Nous sommes nombreux à penser qu’il faut les autoriser. Sur cent détenus, il y en a peut-être trois qui en feront un usage problématique. Dans ce cas, il faudra contrôler les communications, une tâche aisée en prison. Mais la plupart des détenus ne s’en servent que pour appeler la famille.
Beaucoup de personnes ont pourtant été choquées d’apprendre les “bonnes” conditions de détention de Salah Abdeslam ou la condamnation de l’État norvégien pour “traitement inhumain” envers le tueur de masse Anders Breivik…
Les gens n’ont forcément pas la compréhension de ce qui se passe car ils ne disposent pas de toute l’information. Des détenus déjà dangereux peuvent le devenir encore plus. Supprimer une console de jeu ou la télévision peut entraîner des comportements incontrôlables chez certains détenus. Plus aucun surveillant ne voudra alors s’aventurer dans les cellules ou alors ils seront obligés de venir à cinq. Et indépendamment de cela, dans une démocratie, il convient de ne pas traiter ses ennemis comme eux nous ont traités. Le droit doit être respecté, y compris pour les pires personnes.
Le caïdat en prison est le produit de la corruption, qui avantage un certain nombre de personnes, dont le personnel parfois, qui ont intérêt à le laisser prospérer”
Certains estiment néanmoins que la prison ne fait plus peur, qu’un système de caïdat s’y est développé à cause de “politiques humanistes” envers les détenus…
Non, cela n’a rien à voir ! Le caïdat est une forme d’organisation du pouvoir en détention qui est une fabrication du personnel quand il y a un abandon par les surveillants du territoire de la prison et du droit. Les pouvoirs publics portent une responsabilité quand ils décident de mettre plusieurs personnes dans une cellule d’une place, car cette promiscuité fait naître des comportements problématiques et incontrôlables. Le caïd instrumentalise d’autres détenus pour son propre besoin, et les surveillants ont en échange la paix. Ceux qui en font les frais sont les détenus les plus vulnérables. Ce n’est donc pas du laxisme, ou parce que les détenus ont des droits, qu’il y a du caïdat. Le caïdat en prison est le produit de la corruption, qui avantage un certain nombre de personnes, dont le personnel parfois, qui ont intérêt à le laisser prospérer.
Finalement, vous ne souhaitez pas la suppression de la prison ?
Je ne suis pas abolitionniste. Certains amis le sont mais cette approche théorique parfaite ne me convient pas et ne dit rien des solutions. Il est possible d’apporter de l’aide, du droit, des soins, d’offrir de meilleures conditions pour les détenus. Et de faire partager cette approche. Un vrai respect des personnes pourrait faire des prisons un outil de la démocratie. Nous voulons un monde avec moins de prisons.
* Le site Prison Insider sera lancé le 20 septembre.