Docteur en sciences politiques, spécialiste des mafias et du crime organisé, Fabrice Rizzoli milite pour que les maisons de gangster ou de corrompu soient réutilisées à des fins sociales et déplore la difficulté d’accès aux sources concernant le crime organisé en France. Entretien.
Le Lanceur : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au crime organisé ?
Fabrice Rizzoli* : J’ai grandi dans les cafés et dans le milieu de la nuit. Mon père m’emmenait déjà dans des boîtes de nuit dans l’est de la France quand j’avais 6 ans. C’était une autre époque. Quand j’ai eu 11 ans, mon père est allé vivre sur la Côte d’Azur et j’allais le voir chaque été à Antibes/Juan-les-Pins. Il se trouve que c’est l’endroit où la mafia calabraise a créé sa première famille mafieuse en France. Le reste de l’année, j’ai vécu dans le 19e à Paris, l’arrondissement le plus criminogène, avant de déménager en Seine-Saint-Denis, un des départements les plus criminogènes aussi, même s’il s’agit plus d’une mafia de pauvres. J’ai donc grandi au milieu de gens qui étaient dans le trafic de drogue ou de chèques volés. Dans le café dans lequel j’ai passé beaucoup de temps, il y avait deux machines à sous, un Pacman qui se transformait en poker et une petite machine à poker dans l’arrière-boutique pour les habitués. En fait, soit je rentrais dans le crime organisé – mais je n’en ai pas du tout les épaules, car dès qu’on met un doigt dans ce système, il vous sectionne les bras –, soit j’en faisais un sujet d’étude. J’ai choisi d’en faire un doctorat.
À quel point le crime organisé est-il présent dans l’économie légale en France ?
Le problème de la France, ce sont les sources ! Le “crime organisé en France” n’est pas un sujet d’étude : il n’existe pas de centre indépendant de recherche scientifique, ni de chaire universitaire. À cela s’ajoutent les pratiques judiciaires, conditionnées par l’absence de moyens. Au tribunal de Grasse, le nombre de juges d’instruction – indépendants de l’exécutif, au contraire des procureurs – a diminué de moitié. De facto, la justice et son bras armé, la police, privilégient les saisies de drogue et non pas la poursuite des criminels, encore moins de leurs complices dans l’économie légale. Et quand les sources existent, c’est l’enfer pour les obtenir.
Il y a eu deux commissions parlementaires sur le sujet. Pour celle de 1992, j’ai dû aller photocopier le rapport aux archives de l’Assemblée nationale pour le mettre sur Internet. Depuis 2010, les rapports annuels du service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) ne sont toujours pas publics. Quant aux décisions de justice, il faut aller au greffe pour les obtenir et ce n’est pas toujours possible. Au mois de novembre, le procureur de Marseille m’a refusé une décision sur un trafic de cocaïne alors que la justice est rendue au nom du peuple français !
Selon ces sources, le crime organisé français est très présent dans le blanchiment d’argent, “avec une adaptation à la mondialisation et des montages financiers sophistiqués pour blanchir, notamment en Corse (casinos, hôtels)”. Le rapport du Sirasco indique également que “75% des infractions statistiquement considérées sont liées à la criminalité organisée française, le quart restant étant commis par des ressortissants étrangers le plus souvent liés à des organisations criminelles étrangères”.
Le crime organisé, assez puissant en France, n’est pas défriché”
Peut-on donc parler de mafia française ?
En l’absence de sources universitaires, il est impossible de savoir si la mafia, au sens du modèle italien, existe en France. Il faudrait déjà s’entendre sur la définition de la mafia. En Italie, avant qu’elle ne soit définie en droit et que des personnes soient condamnées pour “association mafieuse”, son existence était niée. Contraint de revenir aux sources, il faut s’arrêter sur la sociologie d’Umberto Santino, qui définit la mafia comme un corps social, une “bourgeoisie mafieuse”, unique concept capable d’expliquer la pérennité du phénomène mafieux. Il ne reste plus qu’à comparer cette définition à la réalité marseillaise… Un délit autonome d’association criminelle en France serait le bienvenu. Il permettrait de condamner des personnes sur le seul fait de constituer une association criminelle… presque une mafia…
Le fait que si peu de sources soient disponibles en France est-il lié à un déni, comme ce fut le cas en Italie ?
Toute la question est de savoir comment le crime organisé est traité. Comme il n’y a pas d’études sur le sujet, je mène des réflexions empiriques. Si je schématise, en Italie, c’est un État dit “faible” avec des citoyens qui doivent s’organiser et qui ne font confiance qu’à eux-mêmes et à la magistrature indépendante. À côté, la France est un État fort, tellement d’ailleurs que les abus de pouvoir sont monnaie courante : pour les 53 réacteurs nucléaires, nous n’avons rien demandé à personne, et quand le président de la République envoie les troupes en Centrafrique, c’est sans avoir demandé quoi que ce soit à l’Assemblée nationale. Ce que je veux dire, c’est qu’en regardant la France on voit que le crime organisé n’est pas une priorité.
Les quelques experts, parfois bien introduits dans les cercles de gouvernants, qui ont attiré l’attention de certains Premiers ministres à propos de la gravité de la situation sur le blanchiment d’argent ont pu être traités comme des cancrelats. Je crois qu’une des clés d’explication est la façon dont est fait l’État français pour qu’il traite la criminalité organisée de manière subalterne. Il y a aussi l’argument qui consiste à dire que, si l’on retire les machines à sous au crime organisé, ce sera la guerre, ou que, si l’on retire la drogue aux quartiers, il y a tellement de familles qui en vivent que cela va créer des révoltes. Pourtant, ce qui se passe sur le territoire français est, à mon avis, assez grave. Il y a quand même un crime organisé, assez puissant, qui n’est pas défriché.
Il y a beaucoup de blanchiment intra-muros en France et pourtant très peu d’enquêtes”
Est-ce aussi dû à l’aspect mondialisé que peut revêtir la criminalité ?
Effectivement, l’économie étant aussi financiarisée et mondialisée, il est dix fois plus facile de blanchir de l’argent qu’avant. Ce qui explique aussi le fait que la justice ne puisse pas suivre. Par exemple, lorsque le magistrat a reçu le signalement de corruption dans l’affaire Guérini, qui implique des hommes d’affaires et des hommes politiques marseillais soupçonnés d’être liés au grand banditisme, il découvre que l’argent passe par la Suisse. En Suisse, si le magistrat est coopératif, la France peut avoir des informations. En revanche, si l’argent passe par l’île Maurice, elle peut s’asseoir dessus et l’enquête pour le blanchiment s’arrêtera donc là. Mais il y a aussi beaucoup de blanchiment intra-muros en France, et pourtant très peu d’enquêtes. Alors que je constate que, quand on fait des enquêtes, on trouve. Récemment, une grosse affaire de blanchiment à Marseille, liée au trafic de cannabis et avec du trafic d’or au Maroc, a été mise en lumière. Ce qui montre bien que, quand la justice se focalise, elle arrive à traiter ce type d’affaire. Il s’agit alors à mon avis de la face visible de l’iceberg.
Vous dites qu’on ne saisit pas assez de biens au crime organisé en France. Avez-vous des chiffres ? La transparence est-elle de mise dans ce domaine ?
Depuis la création d’une agence (l’Agrasc), la transparence a augmenté, notamment grâce à la publication d’un rapport annuel. Mais l’agence communique très peu sur les biens en gestion, car les saisies définitives de biens n’interviennent qu’en cas de condamnation pénale définitive. Il faut passer à la saisie sans condamnation pénale du propriétaire, afin que les complices des gangsters qui possèdent officiellement les biens mal acquis soient contraints, devant un tribunal administratif, de justifier l’origine légale de leurs biens. Comme le montre le cas italien, cela amplifie les saisies. J’insiste sur le fait qu’il faut alors redistribuer ces biens. Cela fait sept ans que je milite pour cela et on arrive à un début.
Un article concernant la réutilisation sociale des biens confisqués est inscrit dans le texte de la loi “égalité et citoyenneté”, définitivement adoptée par le Parlement le 22 décembre 2016. C’est l’article 45, anciennement article 15 quinquies. Le 1° de l’article 706-160 du Code de procédure pénale est complété par trois phrases ainsi rédigées : “Dans ce cadre, l’agence [AGRASC] peut mettre à disposition, au bénéfice d’associations reconnues d’intérêt général ou d’entreprises solidaires d’utilité sociale agréées, à titre gratuit, à des fins d’intérêt public ou pour des finalités sociales, un bien immobilier dont la propriété a été transférée à l’État. Une convention précise les modalités de cette mise à disposition. Elle détermine notamment les obligations incombant à l’utilisateur en ce qui concerne l’entretien ou l’aménagement de l’immeuble.” Cette loi a fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel par l’opposition. C’est seulement suite à la décision de celui-ci que la loi sera promulguée. Après, il ne restera plus qu’à l’appliquer.
Comment peut-on faire des politiques publiques sans que les gens voient l’action qui est menée ?”
Pourquoi plaidez-vous en faveur de l’usage social des biens saisis ?
En France, ces biens sont revendus et l’argent revient à l’État, sauf que vous et moi n’en voyons pas la couleur, c’est le principe de l’impôt et de la redistribution. Mais, lorsqu’on lutte contre un phénomène culturel, il faut que le citoyen voie le changement sur le territoire. Sinon, il ne peut pas réaliser l’action qui est menée dans le temps. À Grasse ou ailleurs, c’est déjà bien lorsqu’on retire une maison de famille. Quand vous vivez dans une cité à Marseille, que le pavillon est saisi et que le café est fermé, un autre ouvre un peu plus loin et un nouveau dealer arrive. C’est comme le mythe de Sisyphe dans la mythologie grecque, cela revient sans cesse. A contrario, si, dans le Sud-Est et en Corse, là où il y a un problème de spéculation immobilière, les biens étaient transformés et mis à disposition d’une association de préservation de l’environnement, le gangster perdrait du consensus social. Comment peut-on faire des politiques publiques sans que les gens voient l’action qui est menée ? Ce n’est pas possible, on peut saisir tout ce qu’on veut et revendre, mais les citoyens ne voient rien. On ne peut changer les mentalités ainsi !
Vous évoquez souvent Patrick Balkany, pourquoi ?
Je parle beaucoup de Balkany pour ses biens immobiliers, je veux la maison au Maroc et surtout celle de Saint-Martin pour y faire les grandes universités d’été de la lutte contre la corruption, où tous les jeunes des quartiers viendraient à Saint-Martin payés par de l’argent sale qu’on aurait saisi. C’est ce à quoi je rêve. Balkany, ce n’est pas un mafieux au sens de la mafia italienne, ce n’est pas quelqu’un qui peut donner des ordres avec des gens calibrés qui vont prélever le racket. Par contre, il représente quand même une espèce de seigneurie territoriale liée à la corruption (mis en examen en 2014 pour “blanchiment de fraude fiscale, corruption et blanchiment de corruption”, puis en 2015 pour “fraude fiscale” et de nouveau pour “blanchiment de corruption et de fraude fraude fiscale” en octobre 2016, Patrick Balkany est présumé innocent ndlr). Il est de notoriété publique qu’il a déjà été condamné de manière définitive en 1997 par le tribunal de Nanterre, pour prise illégale d’intérêt, mais depuis que j’ai demandé l’accès à cette décision de justice il y a plus d’un an, je ne l’ai toujours pas.
Dans le crime organisé, la personne menacée sera celle qui vient empiéter sur le territoire”
Vous êtes à l’origine de Crim’HALT, afin d’engager des “réflexions citoyennes sur la grande criminalité”. D’où vient cette association ?
Crim’HALT est le fruit de cinq ans d’activité avec Flare (Freedom, Legality and Rights in Europe). En 2008, Libera, le “cartel” d’associations anti-mafia en Italie, s’est dit que c’était bien de lutter contre la mafia italienne, mais ils se sont demandé ce qu’ils faisaient pour que les jeunes femmes roumaines ne viennent pas en Italie. Ils ont donc créé Flare, pour mettre en réseau les associations en Europe qui existent et qui luttent de près ou de loin contre le crime organisé. Par exemple, pour la Roumanie, il y a une association qui prévient les jeunes femmes sur ce qu’elles risquent en acceptant un contrat de travail dans tel ou tel café tenu par la mafia. Il y en a qui y vont quand même, qui n’y croient pas, mais il faut quand même le faire. Si on ne le fait pas, c’est grave, et, contrairement à ce qu’on peut penser, la prévention, ça marche.
Pendant cinq ans, j’ai fait des conférences comme représentant de Flare, et pendant dix-huit mois j’ai aidé Ethicando à vendre des biscuits fabriqués à partir de blé cultivé sur des terres confisquées à la mafia. Mais Flare a dû fermer, faute de moyens. Et là, beaucoup de mes anciens étudiants sont venus me voir pour me dire qu’il fallait créer une association française. Crim’HALT est donc né, en février 2015.
Depuis qu’il a décrit dans son roman Gomorra l’univers de la Camorra, la mafia napolitaine, le journaliste italien Roberto Saviano vit en permanence sous protection policière. En faisant du crime organisé et des mafias votre sujet d’étude, avez-vous subi des pressions ?
Dans le crime organisé, il y a toujours une notion de proximité. La personne menacée sera celle qui vient empiéter sur le territoire. Les mafieux n’en ont rien à faire que depuis Paris je dise que la mafia est puissante et qu’elle génère des millions d’euros. Ça leur fait de la publicité. Et même quand je dis qu’ils font de la prison, ils sont contents, car le mafieux se demande “Comment peut-on être un homme sans avoir fait un jour de prison ?” Mais, lorsque j’ai fait l’enquête sur les frères Pellegrino, de la mafia calabraise, qui avaient fait le terrassement d’immeubles standing dans la ville de Menton, j’ai reçu une menace au procès. Sans même me connaître. Quand je me suis retrouvé à côté d’eux au tribunal, je tapais sur mon clavier d’ordinateur et l’un d’eux m’a dit que si j’écrivais sur sa famille il porterait plainte pour diffamation. C’est seulement en s’approchant de très près que vous risquez gros. Si vous dites que ce café appartient à untel ou que la femme d’un gangster est embauchée à la mairie, là, ça pique. Moi je ne fais pas ça en général. Face à une criminalité érigée en système, collective, il ne faut surtout pas être seul, sinon on se fait broyer.
* Fabrice Rizzoli enseigne la “géopolitique critique des criminalités : quand le légal produit de l’illégal” dans différents établissements universitaires, notamment à l’Iris et à Sciences Po Paris, et anime le site Mafias.fr. Il a publié La mafia de A à Z aux éditions Timbuctu.
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