Conflits d’intérêts, défaut de représentativité, cumul des fonctions, gestion financière douteuse, absence de contrôle, archaïsme administratif, cadeaux, voyages et primes injustifiés… L’ordre national des chirurgiens-dentistes concentre toutes les recettes d’une cuisine opaque entre amis de longue date, alerte le rapport annuel de la Cour des comptes. Le tout au mépris de la déontologie, des professionnels et de sa mission de service public.
Cette première semaine de février, la Cour des comptes est venue étayer les révélations de Lyon Capitale quant à l’opacité financière de l’ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD). Le rapport annuel des Sages de la rue Cambon décrit l’ordre comme une machine à privilèges pour un tout petit noyau d’individus parmi les 48.000 membres qui lui fournissent quelque 20 millions d’euros de cotisation annuelle. Et gare à qui s’y attaque. Lyon Capitale et Rudyard Bessis, radié de l’ONCD par un magistrat payé par l’ordre lui-même, ont ainsi été poursuivis en diffamation pour avoir dénoncé l’opacité de l’ordre. Avant d’être relaxés en appel, au bénéfice de la preuve, le mois dernier.
Cette histoire l’illustrait, la Cour des comptes l’a confirmé. À l’ONCD, les magistrats chargés des procédures juridictionnelles souffrent d’un déficit d’indépendance alarmant. Pour preuve, le président de la chambre disciplinaire nationale est aussi conseiller des instances nationales. Sans compter que “plus de la moitié des conseils régionaux de l’ordre versent une rémunération aux présidents de chambre disciplinaire”, précise la Cour. Plaçant de fait “les magistrats en situation de conflit d’intérêts”. Quant aux membres de la juridiction d’appel, ils sont carrément membres du conseil national, “c’est-à-dire d’une instance qui peut interjeter appel”, comme le précise la Cour des comptes. De quoi mettre sérieusement en doute l’impartialité des décisions rendues par les magistrats de l’ONCD.
Cures thermales et grands crus
Mais la mission détartrage est loin d’être finie. Allez, ouvrons grand la bouche d’un ordre à la discipline lacunaire. Sur la gestion financière, d’abord. L’ONCD bénéficie de ressources importantes. Mais, plutôt que de réduire les cotisations – au contraire, elles augmentent –, d’organiser un système de contrôle efficace ou de lancer un programme de formation, l’ordre flambe en “pratiques dispendieuses”, dénonce la Cour des comptes. Au programme des réjouissances : grands crus, bijoux, pulls en cachemire, montre sertie de diamants et bien d’autres cadeaux à l’intention des membres du conseil national ou de leur famille. Sur les fonds de l’ordre bien sûr.
Sans compter les “voyages d’agrément” avec conjoint dans des stations thermales organisés par la section départementale du Loiret, que révèlent les Sages. “Quand on donne trop de pouvoir pendant trop longtemps à des individus, au bout d’un moment, ils en font un mauvais usage”, commente Rudyard Bessis. “Ce ne sont pas des grands méchants, les dentistes, ce sont des gars simples, poursuit-il, mais ces gens-là sont tous souillés d’avoir tété le biberon pendant trop longtemps.”
Bénévole à 100.000 euros
La comptabilité de l’ordre n’a “jamais été soumise à certification”, affirme le rapport, permettant la persistance d’anomalies. De plus, il n’existe “aucune instance dotée d’un pouvoir de contrôle sur les actes de l’exécutif et devant laquelle ce dernier rendrait des comptes”, précise la Cour. Si bien que certaines dépenses ne sont justifiées par aucune facture et n’apparaissent dans aucun inventaire. Quant aux achats des conseillers avec une carte de crédit de l’ordre, la rue Cambon précise qu’ils “ne font l’objet d’aucun encadrement”. “Personne ne vérifie les comptes, abonde Rudyard Bessis. À la commission de contrôle, les membres sont nommés par le conseil national.”
L’absence de suivi engendre aussi des abus en termes de rémunération. Avantages et primes sont attribués à des employés sans décision formelle, explique la Cour des comptes. Étonnant pour une activité a priori bénévole, selon la loi Bachelot de 2009. Mais cette loi prévoit aussi la possibilité de verser des indemnités jusqu’à trois fois le plafond annuel de la Sécurité sociale. C’est ainsi que les membres du bureau national ont touché 50.000 euros chacun en moyenne en 2015 et le président 107.000 euros la même année. “Ils se foutent de notre gueule ! tempête Rudyard Bessis. S’ils gagnent 100.000 euros, qu’on ne dise pas que c’est bénévole.”
Mission de service public
On est bien loin de la mission de service public établie dans l’ordonnance de 1945 justifiant l’existence de l’ordre. Peut-être trop occupé à gérer ses petits avantages, l’ordre ne remplit pas ses objectifs de “maintien de la discipline de la profession”. L’absence d’harmonisation nationale empêche d’avoir une vue d’ensemble des plaintes et des dysfonctionnements. Des lacunes administratives qui se doublent de manquements en termes de contrôles sanitaires, très rares, d’après la Cour des comptes, et de vigilance déontologique, notamment sur la vérification des contrats de travail des praticiens. L’ordre faillit enfin à sa mission de contrôle de la formation continue, qu’elle ne parvient pas à imposer, dans une profession pourtant en évolution constante, notamment sur le plan technologique. “Moins de 20% des chirurgiens-dentistes suivent des formations chaque année”, relève la Cour des comptes.
S’il ne remplit pas les fonctions d’un ordre professionnel, l’ONCD s’en attribue d’autres. Celles d’un syndicat, défendant des intérêts catégoriels, en luttant contre les cabinets dentaires mutualistes et associatifs, par exemple. L’ordre finance à ces fins des lobbyistes. Et, en 2015, il a déboursé 1,2 million d’euros pour la campagne “Sauvons nos dents” menée par trois syndicats. Le rapport de la Cour des comptes souligne enfin que le manque d’assiduité des représentants ministériels, qui disposent d’un siège avec voix consultative au conseil national, empêche de prévenir ces dérives.
Défaut de représentativité
“Ce n’est pas de la désorganisation, c’est une organisation malicieuse et judicieuse”, pour les intérêts des pontes de l’ordre, avance Rudyard Bessis. Les pouvoirs sont concentrés au sein du bureau national. Lequel souffre d’un défaut de représentativité, en termes de parité femmes/hommes notamment. Seuls 16% des membres du conseil national sont des femmes alors qu’elles représentent 40% des effectifs de la profession. Le manque de renouvellement est aussi inquiétant. “Le nombre de mandats ordinaux susceptibles d’être exercés successivement n’est pas limité, note la Cour des comptes. Ainsi, l’actuel président est resté vingt ans au sein du conseil national, comme son prédécesseur.” Une gestion entre amis de longue date, donc, d’autant que “le corps électoral est resserré et empreint de relations personnelles”, ajoutent les Sages.
Un fonctionnement que l’on retrouve sur le recrutement. L’absence de bilan social au sein de l’ordre ne permet pas de formaliser clairement les besoins de personnel ni les compétences requises pour un poste. Ainsi, “les conseils locaux ont rendu possible le recrutement d’employés ne disposant pas nécessairement des qualités souhaitées, ou recrutés selon des procédures peu transparentes”, note la Cour des comptes, évoquant “de très nombreux cas de recrutement caractérisés par des liens d’intérêt”, familiaux notamment. Pour couronner le tout, l’absence de grille de rémunération crée d’importantes disparités de salaire à poste équivalent.
De quoi dénoncer “un système mafieux, opaque, nauséabond, pour Rudyard Bessis. Ce sont les mêmes personnes depuis vingt ans et en plus elles cumulent plusieurs postes, donc l’argent et le pouvoir. Ils tiennent les rênes.” Une concentration des pouvoirs qui empêche toute tentative de renversement de l’ordre établi, selon celui qui est par ailleurs l’avocat de Dentexia. “Il ne peut pas y avoir de fronde puisque votre vie professionnelle est entre les mains de ceux que vous allez critiquer”, dénonce-t-il. Un argument qui porte le poids du vécu. Radié de l’ordre des chirurgiens-dentistes, Rudyard Bessis a dû fermer son cabinet pour avoir dénoncé l’opacité de ce système.