Le Lanceur révélait récemment que 19.000 convois radioactifs sillonnaient les routes et voies ferrées de France chaque année, sans que la population en soit prévenue. Le directeur du laboratoire de la Criirad, observatoire indépendant basé à Valence, Bruno Chareyron, regrette qu’en dépit des nombreuses alertes la législation ni les pratiques n’évoluent. Il rappelle le danger qu’engendrent ces allers-retours incessants de matières radioactives. Et déplore l’absence d’information des populations sur ce risque.
Des convois nucléaires par monts et par vaux. L’enquête publiée par Le Lanceur en début de mois cartographiait le dense trafic de matières radioactives en France. Avec une forte convergence en vallée du Rhône et dans l’extrême nord-ouest de l’Hexagone. “Il est fréquent lorsque l’on circule sur l’autoroute A7 de doubler ou de croiser un véhicule qui transporte des matières radioactives”, explique Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad*). Mais c’est bien tout le territoire, et l’ensemble de la population, qui est concerné par l’exposition aux radiations qu’induisent ces transports incessants. Avec un inquiétant déficit d’information en prime. Entretien.
Le Lanceur : Nous avons récemment publié une enquête mettant en avant la forte densité de transports de matières radioactives dans le cadre du cycle du combustible nucléaire. De son côté, la Criirad tente d’alerter sur les dangers liés au transit de ces 19.000 convois par an sur le territoire.
Bruno Chareyron : Bien sûr. La Criirad s’efforce d’ailleurs de sensibiliser le public, les travailleurs, les élus locaux et les administrations sur cette problématique depuis plus de 18 ans. A ce propos, nos mesures de 1998 en gare de triage de Sibelin dans le Rhône montraient que les radiations émises par un wagon de combustible irradié en provenance de la centrale du Bugey étaient encore trois fois supérieures à la normale à plus de 50 mètres de distance.
Les radiations émises par un wagon de combustible irradié en provenance du Bugey étaient trois fois supérieures à la normale à plus de 50 mètres de distance”
Nous avions interpellé la SCNF, les ministères compétents et les autorités européennes, en vain. Nous avons renouvelé régulièrement les campagnes de sensibilisation, par exemple en 2012 en interpellant le ministre de la Santé, et encore récemment avec la publication de notre étude préliminaire sur les transports de matières radioactives en Rhône-Alpes effectuée avec le soutien de la région. Les résultats ont été présentés en réunion des CLI des sites nucléaires de Cruas, Tricastin et Romans sur Isère et à un séminaire sur les transports de substances radioactives en mars 2016 à Paris.
Un trafic particulièrement important dans l’extrême nord-ouest de la France et en vallée du Rhône du fait de la densité d’installations. Dans ces régions comme en Ile-de-France, les convois empruntent des voies de chemins de fer et des routes fréquentées par la population…
Tout à fait. Nous avons constaté, par exemple, le stationnement de wagons irradiants en gare de Valence (Drôme). Pour le volet routier, il est fréquent lorsque l’on circule sur l’autoroute A7 de doubler ou de croiser un véhicule qui transporte des matières radioactives (une fois sur deux ou trois si je me base sur mes observations). Nous avons témoigné de cette situation en 2007 dans le reportage de vos confrères de France 3, avec des images tournées sur un parking de l’autoroute A7.
L’expérience la plus choquante pour moi fut en 2006 lorsque je me suis garé de nuit sur un parking poids lourds/caravanes de l’autoroute A31. J’ai mesuré dans mon véhicule un niveau de radiation 400 fois supérieur à la normale. Les radiations provenaient d’un camion de transport de matières radioactives garé à côté. Si je n’avais pas une formation ad hoc et des appareils de mesure, j’aurai pu, comme d’autres utilisateurs de ce parking (camionneurs et vacanciers) passer plusieurs heures, voire la nuit, à subir sans le savoir cette irradiation.
C’est inacceptable. Pour la Criirad, et puisqu’on ne parvient pas à faire changer la réglementation sur le transport des matières radioactives, il faut au moins sensibiliser le public et rappeler que, lorsqu’un véhicule porte le symbole de la radioactivité, il est susceptible d’émettre des radiations à plusieurs mètres de distance. Il faut éviter de s’en approcher et limiter le temps de présence. Les radiations gamma sont très pénétrantes. Elles traversent le métal et le verre et peuvent nous irradier même lorsque nous sommes en voiture, comme nous le montrons dans cette video tournée sur l’autoroute A9.
Quels risques engendrent ces convois pour la population, alors même que certains emballages présentent des défaillances selon des documents internes de l’ASN ?
La réglementation internationale sur le transport des matières radioactives autorise des niveaux de radiation très importants à proximité des véhicules de transport de matières radioactives, en contradiction avec les réglementations visant à protéger les citoyens contre les risques liés aux radiations ionisantes. En effet, la dose maximale annuelle admissible pour le public est de 1 millisievert par an. Cette valeur marque la frontière au-delà de laquelle les risques sanitaires sont jugés socialement inacceptables (par les “experts” de la Commission internationale de protection radiologique). Or le débit de dose au contact d’un véhicule de transport peut atteindre 2 millisieverts par heure (soit 20.000 fois plus que la radioactivité naturelle), ce qui veut dire que l’on risque de dépasser la limite annuelle en trente minutes de présence.
Pour garantir des taux de radiation très faibles à proximité des convois il faudrait dans certains cas des dizaines de centimètres de plomb autour des produits transportés”
Cette réglementation incohérente est probablement liée au fait que les rayonnements gamma émis par la plupart des matières radioactives utilisées dans le cycle du combustible nucléaire sont tellement pénétrants que pour garantir des taux de radiation très faibles à proximité des convois il faudrait dans certains cas des dizaines de centimètres de plomb autour des produits transportés et ils deviendraient intransportables en pratique. Les promoteurs du nucléaire ont réussi à imposer une réglementation qui rend le transport possible, mais au détriment de la protection des travailleurs et du public. Ces doses subies par le grand public à son insu ne sont d’ailleurs pas comptabilisées. Quant aux normes de sûreté, elles ne garantissent pas que les “emballages” résisteraient à certains types d’accidents graves ou d’attaques terroristes et on pourrait se retrouver dans des situations extrêmement graves en cas de dispersion de la matière radioactive transportée.
* La Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) est une association loi de 1901 française agréée dans le cadre de la protection de l’environnement. Basée à Valence, dans la Drôme, elle a été fondée en mai 1986, au lendemain de l’accident de Tchernobyl, par Michèle Rivasi, aujourd’hui eurodéputée. La Criirad se revendique “indépendante de l’Etat, des exploitants du nucléaire et de tout parti politique” et tire ses revenus du soutien financier de ses adhérents. Elle est aujourd’hui présidée par Roland Desbordes. Le laboratoire est dirigé par Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire.