Le département de la Savoie, présidé par Hervé Gaymard (LR), a attribué à une filiale de Bouygues, après six ans de procédure, une délégation de service public subventionnée à hauteur de 133 millions d’euros sur dix ans, dont les détails sont protégés par le secret des affaires. Clara Gaymard, épouse du précédent, siège au conseil d’administration de Bouygues et détient des actions, mais selon son mari il n’y aurait pas de situation de conflit d’intérêts.
“Documents confidentiels sur le droit à la concurrence ou secret des affaires”… Voilà les termes opposés au Lanceur.fr et à plusieurs élus pour justifier l’impossibilité de communiquer les détails de la délégation de service public (DSP) ayant pour objet le déploiement de la fibre optique sur les territoires de Savoie “non retenus dans les intentions des opérateurs privés”. Une réponse qui peut paraître étonnante pour un projet chiffré à 223 millions d’euros et financé pour plus de la moitié par de l’argent public – de l’Union européenne, de l’État, de la région, du département et de collectivités locales. Le dossier est d’autant plus surprenant qu’il s’agit de la plus longue procédure de France pour trouver qui mettra en place le très haut débit ailleurs que dans les zones les plus rentables de Savoie. Il a fallu six ans avant que le département n’attribue, au cours de l’été 2016, la concession, la réalisation et l’exploitation d’un réseau de fibre optique (pour vingt-cinq ans) à Axione,une filiale de Bouygues Énergies et Services.
Pourquoi une procédure lancée en 2010 par le département a-t-elle mis autant de temps à se concrétiser ? Hervé Gaymard l’explique par des allers-retours incessants avec la mission numérique de Bercy. “Ils m’ont demandé de refaire notre copie X fois parce que cela ne correspondait pas à ce qu’ils souhaitaient faire, c’est très compliqué et il y a eu aussi des modifications législatives et réglementaires.” Pendant ce temps, les Savoyards rament pour se connecter à Internet, les entreprises ne s’installent pas si elles n’ont pas accès au très haut débit et certaines menacent de s’en aller. Les élus locaux s’agacent. “Si on comptait sur le département pour avoir la fibre, nous en serions toujours à pédaler pour avoir le téléphone”, résume Christian Simon, président de la communauté de communes Haute-Maurienne/Vanoise. “Cela fait quinze ans que nous disons qu’il faut mettre en place la fibre optique. Mais nous n’avons jamais été pris au sérieux par le département. Je suis un peu remonté, confie Christian Simon, car nous avons fait beaucoup d’efforts pour discuter avec eux et nous avons vraiment eu l’impression qu’ils nous prenaient parfois pour des ploucs.Il y a quatre ans, nous en avons eu marre d’attendre et nous sommes partis seuls pour nous relier avec une fibre optique qui venait d’Italie!”
Des zones déjà équipées par un acteur local
Depuis, les entreprises situées dans l’ancienne communauté de communes Terra Modana, un lycée, les écoles, les mairies et les bibliothèques ont été raccordées au très haut débit par Fibréa, filiale créée en 2012 de la société d’économie mixte locale Soréa, dont la communauté de communes est actionnaire. Mais, depuis la signature de la DSP avec la filiale de Bouygues, le département demande à la communauté de communes présidée par Christian Simon de participer à hauteur de 2 millions d’euros au financement de cette DSP. “Nous sommes déjà tout équipés, le département ne va pas tirer des câbles de fibre optique à côté de ceux que l’on a installés!” s’insurge-t-il, avant de préciser se faire opposer le “secret commercial” lorsqu’il demande à avoir accès aux annexes qui précisent le réseau qu’Axione prévoit de déployer. Même chose pour la communauté de communes Cœur de Savoie, qui représente 43 communes et 35 000 habitants. “Nous avons un planning des 2,5 millions d’euros que nous avons à sortir sur dix ans, mais on ne sait pas précisément à quels travaux cela correspond, expose la députée socialiste Béatrice Santais, présidente de Cœur de Savoie. Le secret des affaires sur des parties techniques, d’accord, mais en tant qu’élus nous devons savoir comment la fibre va se déployer, où précisément et à quels coûts résiduels pour les petites communautés que nous sommes.” Le premier vice-président de Cœur de Savoie, Jean-François Duc, ajoute : “Nous avions posé la question au département : si une intercommunalité n’acceptait pas de payer, le département aurait retenu la somme sur d’autres contrats “Territoires de Savoie”, donc, aujourd’hui, toutes les communautés de communes sont plus ou moins d’accord pour le faire… Le département dit que, comme Fibréa a continué de fibrer, Axione ne s’y retrouverait plus et menace de casser la DSP. Ce serait très mauvais, mais des négociations entreAxione et Fibréa sont en cours. Je suis maire de La Trinité, une commune qui n’est pas en zone isolée, mais dans la plaine, et certains jours à la mairie, pour le cadastre numérisé, nous n’arrivons même pas à sortir les plans !”
Commission souveraine et épouse actionnaire
Sur l’opacité des détails du contrat, Hervé Gaymard argue que, “dans une délégation de service public,il y a forcément un secret des affaires, donc nous sommes transparents sur tout ce que l’on doit donner…” À travers le combiné du téléphone, une toux soudaine et brève semble avoir saisi sa directrice de cabinet. Le président du conseil départemental de Savoie se reprend aussitôt et conclut sa réponse par ces mots: “Il n’y a pas de sujet.” Il n’y a surtout pas de transparence, puisque les élus à qui l’on demande de dégager un budget n’ont pas accès aux détails. Une autre question concerne son épouse, Clara Gaymard, qui a été nommée au conseil d’administration de Bouygues quelques mois avant l’attribution de la DSP par le conseil départemental. En décembre dernier,l’ex présidente de General Electrics France détenait 500 actions du groupe Bouygues. Hervé Gaymard en rirait presque : “Franchement, chaque homme et chaque femme, qu’il soit conjoint ou pas, a le droit de travailler. Deuxièmement, je rappelle qu’au conseil général* de Savoie, toutes les décisions sont prises parla commission d’appel d’offres, qui est indépendante et souveraine.” Selon les chiffres communiqués par le département – un investissement public de 133 millions d’euros et une participation d’Axione de 90 millions d’euros (59 millions en investissement et 31 pour la commercialisation et l’exploitation) – le coût ramené à la prise serait de plus de 600 euros en Savoie contre environ 200 euros en Isère ou en Haute-Savoie. Sur ce point, Hervé Gaymard n’est pas d’accord et rétorque que le conseil départemental a “la bénédiction de la mission informatique de Bercy”. Alerté, Stéphane Sacquepée, coréférent de l’association Anticor dans le Rhône et connaisseur des réseaux d’initiative publique pour installer le très haut débit, s’interroge : “Les dates sont très surprenantes et un conflit d’intérêts paraît manifeste entre le président du conseil général, Hervé Gaymard et son épouse, Clara Gaymard, qui est membre du conseil d’administration de Bouygues, qui sous- traite les parties travaux à sa filiale Axione. Surtout, le coût ramené à la prise est trois fois supérieur aux chiffres observés un peu partout en France, notamment par rapport à des départements qui ont pourtant les mêmes caractères topographiques. Nous avons également été alertés à propos d’une plainte en cours à l’Office de lutte antifraude [Olaf, agence européenne, NdlR] pour non-respect des règles concurrentielles, qui consistent à utiliser les infrastructures déjà existantes pour déployer la fibre.” Stéphane Sacquepée a alerté le vice-président aux finances du conseil régional, lui signalant par la même occasion une subvention anormale accordée au “point d’échange Internet” auvergnat MassifIX. Étienne Blanc l’a reçu immédiatement. Sollicitée par LeLanceur.fr, la commission d’accès aux documents administratifs a indiqué que notre demande d’accès à la DSP de la Savoie et à ses annexes était en cours de traitement.
* Ancien nom du conseil départemental.