Exilé en Allemagne, l’ancien rédacteur en chef du journal de centre gauche Cumhuriyet a vu le ministère de la Justice turc demander l’émission d’une notice rouge à son encontre. Une nouvelle instrumentalisation d’Interpol par Ankara, qui pose la question de la réforme de l’institution.
“Proposé comme candidat au prix Nobel de la paix puis menacé le lendemain d’être placé par les autorités turques sur notice rouge d’Interpol.” L’ONG Reporters sans frontières (RSF) alerte sur la situation du journaliste turc Can Dundar, exilé en Allemagne et poursuivi par la justice de son pays. Le 28 septembre, le parquet de la province de Diyarbakir, dans le sud-est du pays, a demandé, via le ministère de la Justice, l’émission d’une notice rouge d’Interpol à son encontre. Une nouvelle illustration des abus de cette institution par un régime autoritaire. Contactée, l’organisation a refusé de réagir : “Interpol s’interdit tout commentaire sur des affaires ou des personnes précises.”
Can Dundar est dans le viseur de Recep Tayyip Erdogan depuis mai 2015 et ses révélations sur les livraisons d’armes des services secrets turcs en Syrie. “Après avoir passé près de cent jours en détention fin 2015 et début 2016, Can Dündar a été condamné à cinq ans et dix mois de prison pour “divulgation de secrets d’Etat” en mai 2016”, rappelle RSF. En sortant de l’audience en appel, il a été victime d’une tentative d’assassinat. L’événement a précipité son exil vers l’Allemagne, juste avant les purges organisées par Erdogan en réaction au coup d’État avorté de juillet 2016.
“Instrumentalisation politique des notices rouges”
Mais la demande d’émission d’une notice rouge à l’encontre de l’ancien rédacteur en chef du journal de centre gauche Cumhuriyet fait suite à une autre affaire. En mai 2016, il avait prononcé un discours dans la ville de Diyarbakir dans lequel il dénonçait la “complicité des médias turcs envers les crimes de guerre perpétrés contre les Kurdes, explique au Lanceur Erol Onderoglu, représentant de RSF en Turquie. Il a dit que nos confrères qui ont la carte de presse officielle seraient mis en accusation le jour où un tribunal de guerre sera mis en place. C’est en cela qu’il est accusé d’avoir fait la propagande du PKK [le Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme une organisation terroriste par Ankara, NdlR]”. Pour ces déclarations, Can Dundar risque sept ans et demi de prison. Et, puisqu’il est exilé à l’étranger, le parquet de la province de Diyanbakir a transmis au ministère de la Justice une demande d’émission de notice rouge.
Il n’est plus possible de continuer à utiliser les notice rouges de la même manière parce que des pays comme la Turquie abusent de ce système”
La situation de Can Dundar fait écho à celle de Dogan Akhanli. Interpellé le 19 août dernier en Espagne sur la foi d’une notice rouge d’Interpol, cet écrivain allemand d’origine turque avait finalement été relâché après que Madrid a refusé son extradition, estimant la notice émise à son encontre abusive. “Il y a eu deux cas en Espagne d’un journaliste et d’un écrivain qui étaient poursuivis pour des dossiers politiques vieux de vingt ou trente ans alors que cela n’engendrait pas de menace imminente pour l’ordre public”, nous raconte Erol Onderoglu. “Le cas de Dundar met en lumière l’instrumentalisation politique des notices rouges d’Interpol”, a écrit le député allemand Franck Schwabe (SPD) sur Twitter. “Interpol et les États occidentaux se sont rendu compte qu’il n’est plus possible de continuer à utiliser les notice rouges de la même manière, parce que des pays comme la Turquie abusent de ce système”, abonde Erol Onderoglu.
“Répression sans frontières”
Si Interpol a promis de réformer le système des notices rouges, notamment la procédure d’appel, force est de constater que des abus persistent. “Il est urgent qu’Interpol mette en œuvre des réformes de fond, en particulier en ce qui concerne les “notices rouges”, trop souvent utilisées pour traquer des opposants politiques à l’étranger, estime d’ailleurs Virginie Dangles, rédactrice en chef de RSF. L’organisation ne doit pas être mise au service de la répression sans frontières que souhaitent mener les autorités turques.” L’organisation internationale, quant à elle, se dédouane. “Interpol ne peut pas exiger d’un pays membre qu’il arrête une personne faisant l’objet d’une notice rouge, ni le contraindre à le faire”, nous a répondu son service de communication.
“Le rôle d’Interpol est d’aider les services de police nationaux à identifier ou à localiser ces personnes en vue de leur arrestation et de leur extradition”, poursuit le service com. S’il “ne s’agit pas d’un mandat d’arrêt international (…) de nombreux pays membres d’Interpol considèrent cependant la notice rouge comme une demande d’arrestation provisoire, en particulier s’ils sont liés au pays requérant par un traité bilatéral d’extradition.”
En clair, Can Dundar a de la chance de se trouver en Allemagne et pas dans un pays diplomatiquement proche de la Turquie. Le gouvernement allemand s’est d’ores et déjà positionné quant à une éventuelle extradition de Can Dundar. “Je ne peux pas imaginer qu’un tel ordre de capture sera pris en compte en Allemagne, et je ne peux pas imaginer Can Dündar être arrêté”, a déclaré le porte-parole du ministère des Affaires étrangères allemand, Martin Schaffer. Mais l’émission d’une notice rouge l’empêcherait de voyager dans un pays proche d’Ankara, au risque de s’y faire arrêter.
“La plus grande prison de journalistes au monde”
“Le pluralisme des médias en Turquie est plus que jamais menacé. Et c’est d’autant plus difficile pour la société civile qui ne peut pas les soutenir, assène Erol Onderoglu. Il n’y a presque plus de média pour qui les journalistes peuvent travailler librement. Demeure une poignée de petits quotidiens et de chaînes de télévision qui font l’objet de pressions judiciaires. Il y a des dizaines de collaborateurs en prison pour propagande pour une organisation terroriste.” Lui-même a été emprisonné pendant dix jours sur ce motif. “Heureusement, j’ai été rapidement libéré parce que c’était une période où la réaction de la communauté internationale était forte et comptait encore en Turquie”, commente-t-il aujourd’hui.
Le courage peut être aussi contagieux que le désespoir”
“Mon pays est aujourd’hui la plus grande prison de journalistes au monde”, tranchait Can Dundar fin septembre, lors de la remise du prix Anna Politkovskaïa, à Ferrara, en Italie. “Faire ce métier est dangereux mais nécessaire, clamait-il. Mais le courage peut être aussi contagieux que le désespoir.” Dundar critiquait alors un gouvernement turc “très agressif” et voulant “gouverner sans respecter aucune règle démocratique”. “On assiste à un processus de consolidation du pouvoir, qui impose une vision patriotique ne tolérant aucune critique, ajoute Erol Onderoglu. Depuis la proclamation de l’état d’urgence, la Turquie a failli à son engagement. La justice a été sacrifiée au profit de la consolidation du pouvoir et de l’AKP, et le projet d’adhésion à l’UE est resté lettre morte.”