Ancien chauffeur et garde du corps officieux du parrain Francis Mariani, Claude Chossat est le premier à avoir révélé des informations clés à la justice sur le gang de la Brise de Mer. En septembre, il a publié un livre* pour briser l’omerta et exprimer son amertume envers une justice qui n’a pas respecté ses engagements en contrepartie de ses témoignages. Entretien.
Le Lanceur : Alors qu’un magistrat vous avait assuré en 2010 que vous pourriez changer d’identité et obtenir une protection policière, vous n’en avez jamais vu la couleur. Avec le recul, estimez-vous que raconter l’intérieur du gang de la Brise de Mer vous a libéré ?
Claude Chossat* : La justice s’est servie de moi pour boucler des dossiers et condamner des personnes, sans m’apporter aucune garantie en retour. J’ai effectué trois ans de détention préventive et le statut de repenti m’a été refusé pour, soi-disant, un problème de rétroactivité. Récemment, d’autres qui n’ont pas apporté 10% de ce que j’ai apporté bénéficient de ce statut. Pour moi, c’est incompréhensible.
Mais, oui, faire ce livre m’a libéré, en montrant au public extérieur ce qu’est vraiment la justice. Mon but est de faire prendre conscience à la jeunesse corse de l’engrenage et de la violence de la mafia, mais aussi de faire savoir au citoyen lambda ce qu’il se trame derrière. Quoi qu’il m’arrive, le livre reste écrit. Les choses sont dites au grand public et à ma façon.
Vous avez vécu la série noire des assassinats dans les milieux mafieux corses de la fin des années 2000. Après la mort de Francis Mariani (1), vous avez été arrêté et avez décidé de collaborer avec la justice. Mais vos témoignages sont vite révélés dans les colonnes du journal Le Monde. Auriez-vous écrit un livre si les procès-verbaux de vos auditions n’étaient pas sortis ?
C’est vrai que c’est un déclencheur. Je ne sais pas ce qui se serait passé autrement. Est-ce que les choses auraient avancé de façon différente ? Est-ce qu’il y aurait eu d’autres interpellations ? Je ne peux pas le dire aujourd’hui. La seule chose que je sais, c’est que ces procès-verbaux ont été donnés par l’Office central. À un moment donné, il y a eu une volonté de me nuire, mais aussi de nuire à l’enquête. Quelques jours après ma garde à vue, des noms et des prénoms sortent dans Le Monde. Certains ont pu se mettre en cavale, d’autres qui étaient au courant d’un certain nombre de choses ont pu préparer une défense et des alibis.
Quels étaient vos rapports avec les membres de la Brise de Mer ?
Au départ, ce sont des rapports d’amitié et de fascination. Lorsqu’un parrain vient vous chercher, vous recruter, c’est un petit peu flatteur. Mais, après avoir passé quelque temps à leurs côtés, on se rend compte qu’ils se servent de nous. Ils savent qu’ils vont nous utiliser. Qu’un jour ou l’autre on sera peut-être les prochains de la liste à disparaître.
Actuellement sous contrôle judiciaire, vous êtes mis en examen dans trois affaires. Dont celle du meurtre de Richard Casanova (2), que vous attribuez dans votre livre à Francis Mariani. Vos témoignages ont-ils pesé dans la balance ?
J’ai l’impression que le dossier n’a pas évolué depuis la première heure de garde à vue. Le dossier Casanova a été rouvert sur l’instruction du parquet parce qu’une personne a fait des révélations qui, quelque part, m’ont été favorables. Mais le renvoi définitif dans cette affaire a été réalisé par un magistrat arrivé à la juridiction interrégionale spécialisée en 2014. Il a pris le relais et aucune consigne n’avait été laissée après mes témoignages auprès de la justice quatre ans plus tôt. Droit dans les yeux, on m’avait dit que je n’avais pas à m’inquiéter dans cette affaire, qu’au pire des cas je serais renvoyé pour association de malfaiteurs ou complicité de meurtre. Jamais on ne m’a parlé d’assassinat. Si aujourd’hui je suis mis sur le devant de la scène et renvoyé pour meurtre en bande organisée, c’est parce que des magistrats qui ne m’ont jamais rencontré ou auditionné en ont décidé ainsi.
Dans votre livre, vous parlez de Richard Casanova comme de la figure la plus protégée de la Brise de Mer. Pourquoi ?
Surtout pour ses liens avec le monde politique et les plus grands flics de France de l’époque. Quand un haut fonctionnaire vous donne un vrai faux passeport et que vous êtes reçu alors que vous êtes en cavale au ministère de l’Intérieur, c’est assez hallucinant. Une chose est sûre, alors que tout le monde s’attendait à des dizaines de plaintes pour diffamation sur ces liens et les détails que je donne dans mon livre, il n’y en a eu aucune.
En revanche, vous avez manqué de subir des représailles. Un dimanche matin de janvier 2016, vous apercevez sur les images des caméras de surveillance de votre domicile des hommes qui semblent en repérage en vue d’un assassinat. Une enquête a-t-elle été ouverte ?
J’ai donné les premiers renseignements à la justice et un policier avec lequel je suis devenu ami s’est rendu compte de la gravité de la situation et a demandé au parquet d’ouvrir une enquête. L’Office central a pris le relais, mais ils ont mis cinq à six semaines pour aller chercher les bandes de vidéosurveillance des péages. Il s’est avéré que le véhicule était faussement immatriculé, qu’il s’agissait sûrement d’un véhicule volé retrouvé un certain temps après sur une autre affaire. Pour moi, il n’y avait pas de réelle volonté de boucler ce dossier et de savoir qui était derrière.
Pourquoi est-ce risqué pour vous de vous rendre à un procès ?
Sous contrôle judiciaire, je pointe toutes les semaines dans un commissariat, mais je n’ai pas d’horaires fixes pour y aller. Je peux le faire la nuit, le jour, quand je l’ai décidé. Je ne me suis pas rendu au procès évoqué à cause d’une opération de la colonne vertébrale. Mais, ce qui est problématique sur mes procès, c’est l’annonce dans les médias. Je donne rendez-vous à des gens qui me veulent du mal, et ça, la justice ne s’en rend pas compte. Lorsque l’on demande que soient mises en place des visioconférences, ces demandes sont refusées. C’est compliqué.
Pensez-vous que votre récit peut inciter les personnes qui subissent des pressions à témoigner ?
Un mois et demi après la sortie de mon livre, un chef d’entreprise corse a brisé l’omerta. Il a été voir la police pour dire qu’il était victime de racket, qu’il a participé à des réunions concernant des marchés publics qui se sont avérées être des réunions véreuses où l’on a essayé de l’acheter et de lui faire voter des choses qu’il ne souhaitait pas. Il a demandé aux policiers ce qu’ils pouvaient faire pour lui et une enquête a été ouverte. Cet exemple concret me fait penser que mon livre peut faire avancer les choses.
Pour travailler contre le crime organisé, il faut des témoignages en interne”
Le statut de repenti a été mis en place par la loi Perben II de 2004, mais il est réellement entré en vigueur en 2014. Selon vous, pourquoi a-t-il fallu dix ans pour publier le décret d‘application ?
Avec de la volonté, ce décret d’application aurait pu être mis en application en trois mois. C’est aberrant. Des ministres se déplacent à chaque fois qu’il y a des assassinats en Corse ou sur Marseille et le pouvoir politique dit vouloir lutter contre le grand banditisme mais, à côté de ça, il faut dix ans pour mettre en application le statut de repenti, qui serait un outil de travail intéressant s’il était développé à 100% de ce qu’il pourrait apporter. Et pour cela, il est clair qu’il faut que les gens qui ont été à l’intérieur du système puissent en bénéficier. Ce n’est pas en donnant le statut de repenti au boucher ou au charcutier du coin que l’on peut arriver à quelque chose. Pour travailler contre le crime organisé, il faut des témoignages en interne. Mais il faut aussi que les garanties prises par les magistrats envers ceux qui témoignent dans ce type d’affaires soient respectées. Pas que les gens soient abandonnés du jour au lendemain, sans aucune aide et sans aucune contrepartie.
Le système mafieux a essayé de créer de faux repentis pour déstabiliser le système ou obtenir une vengeance en utilisant la justice, est-ce une crainte qui pèse dans le débat ?
Je ne pense pas. J’ai entendu dire qu’il a pu y avoir ce type de manœuvre sur quelques cas bien précis en Italie, justement parce que les vrais repentis gênaient et qu’ils ont voulu un peu déstabiliser les choses. En France, de ce que je sais, seules deux personnes bénéficient du statut de repenti et une troisième personne est un témoin protégé. Ces chiffres montrent la faiblesse du programme…
Le fait que deux hommes, dont Patrick Giovannoni (3), l’aient obtenu et qu’ainsi un procès ait pu se dérouler à huis clos, est-ce une avancée dans la lutte contre le crime organisé ?
Depuis mon livre et l’intérêt des médias pour ce statut, je trouve que les choses avancent à grands pas. Mais je souligne depuis 2016 les lacunes liées à mon évaluation par le Service interministériel d’assistance technique (Siat). En octobre 2017, l’extension du décret sur la protection de l’identité d’emprunt des repentis a été faite en rapport avec les questions précises que j’avais posées. Je leur avais demandé : si vous me changez mon identité, que mon voisin de palier me connaît en tant que M. Dupont mais qu’un jour, en allumant la télévision, il me voit comme M. Chossat devant une cour d’Assises à Aix-en-Provence, comment les services vont-ils gérer ? Le responsable du Siat m’avait répondu qu’ils n’y avaient pas pensé. Il faudrait peut-être commencer par là avant de proposer des choses aux gens.
Le président de la Commission nationale de protection et de réinsertion des repentis, Bruno Sturlèse, a récemment écrit à la ministre de la Justice et au ministre de l’Intérieur. En soulignant les “lacunes préjudiciables” du dispositif des repentis, il met en évidence un “véritable obstacle dans des affaires en cours touchant par exemple à la criminalité corso-marseillaise”. Notamment le fait qu’“une personne ayant participé à la commission d’un acte aboutissant à la mort ou à l’infirmité permanente d’une victime ne peut ainsi prétendre à ce statut”. Cette rédaction est-elle contre-productive ?
Le courrier du président [de la Commission de protection des repentis] est une bonne chose. Cela montre sa prise de conscience et celle des magistrats des juridictions spécialisées de la nécessité de développer l’outil de travail qu’est le statut de repenti. Mais je pense qu’il faut élargir le texte de façon officielle, pas avec du bricolage arrangé de bric et de broc dans des procès. Je prends l’exemple de Patrick Giovannoni, le premier à obtenir le statut de repenti, sauf pour l’affaire Nivagionni. C’est lui qui est au courant du projet d’assassinat de l’homme d’affaires, qui va garer une voiture-tampon et l’enlever le lendemain. Il est au cœur des préparatifs de l’assassinat et, bien qu’on ne puisse pas bénéficier du statut de repenti dans un crime, il en bénéficie quand même dans sa condamnation de cinq ans avec sursis.
Nationalisme corse et banditisme ont pu se mélanger, entre autres à Bastia. Aujourd’hui, les nationalistes dirigent la collectivité territoriale de Corse, pensez-vous que l’ère des liaisons dangereuses est révolue ?
Il y a toujours des liens entre le nationalisme et le banditisme, mais je sais différencier ces liens des nationalistes modérés qui gèrent actuellement l’assemblée. Ils ont réussi à faire une belle avancée au niveau de la collectivité. Mais ces nationalistes sont aujourd’hui perturbés par des anciens politiques qui ont toujours des liens avec le grand banditisme, qui veulent donner leur avis et prendre des initiatives. Je pense que ça gêne l’assemblée.
Vous pensez à une personnalité comme Charles Pieri (4) ? Le 20 novembre, une note de service de la préfecture de Corse évoquait des “pressions de type mafieux” pour que les autonomistes menés par Gilles Simeoni et les indépendantistes menés par Jean-Guy Talamoni fassent liste commune…
Charles Pieri a toujours été proche de Francis Mariani. Et pendant toute la campagne il s’affichait avec Sauveur Grisoni, mis en examen dans un dossier avec des proches de Francis Mariani. La proximité avec le grand banditisme est là. Charles Pieri était vraiment engagé au niveau de la lutte, mais est-ce vraiment lui, comme le disent les médias, le garant du respect de l’engagement du FLNC d’arrêter de poser des bombes ? Et si oui, est-ce que le fait d’être ce garant va lui offrir autre chose en contrepartie ? Peut-être, mais il ne faut pas que cela vienne perturber le bon travail que les autres ont fait depuis plusieurs mois.
Gilles Simeoni a vraiment fait du bon travail, c’est quelqu’un qui a compris de quoi la Corse a besoin”
Pensez-vous que les modérés auraient pu gagner sans cette alliance ?
Je pense qu’ils auraient quand même réussi à prendre le pouvoir. Maintenant, cette alliance élargit leur base et leur donne beaucoup plus de chances. Ils recherchent peut-être des intérêts communs. Ce qu’il faut voir, c’est ce qui s’est discuté en contrepartie derrière. Je pense que Gilles Simeoni a vraiment fait du bon travail pour arriver là où il est, que c’est quelqu’un qui a compris de quoi la Corse a besoin. Le problème est que, si derrière des gens viennent perturber tout ça, il perd de la crédibilité. Les nationalistes modérés sont aussi gênés car, derrière eux, des gens sont venus voter parce qu’ils veulent que la paix continue en Corse et que les liens entretenus avec des personnes comme Charles Pieri peuvent venir la perturber.
Qu’en est-il du rapport de force entre la mafia et les politiques ?
Ceux qui disent qu’il n’y a pas de mafia en Corse ne prennent pas la mesure du poids Mafia. Quand des politiques sont liés à des figures du banditisme et que des entreprises sont introduites, c’est une mafia. Aujourd’hui, les alliances d’un côté et les animosités de l’autre entre les nationalistes et le banditisme font du mal à la Corse.
La Corse est devenue une plaque tournante du trafic de stupéfiants”
Les liens entre le grand banditisme corso-marseillais et les braqueurs et trafiquants des cités du continent se sont-ils resserrés selon vous ?
Les liens se sont élargis au niveau de la drogue. Avant, la Corse était quand même préservée de tous ces trafics, mais aujourd’hui il y a des liens avec les cités marseillaises et les gros trafiquants de drogue parisiens et espagnols. La Corse est devenue une plaque tournante du trafic de stupéfiants. Il y a quelques jours, il y a encore eu une grosse saisie sur le port de Bastia.
Les films et les séries véhiculent l’impression que lorsqu’un gang s’affaiblit un autre prend le relais. Est-ce une réalité ?
À l’époque, le gang de la Brise de Mer s’est affaibli par des conflits internes. Un autre gang, proche de Richard Casanova, en a profité pour s’imposer. Les cycles sont de cinq à six ans ; des gens vont en prison, en ressortent et prennent le relais derrière, donc oui, c’est une réalité. Mais ce cercle infernal est selon moi essentiellement financier. Je pense que les pouvoirs publics ont pris conscience que ce qui gangrène vraiment l’économie, c’est le financier : les projets de collectivités, le secteur du BTP… Lorsqu’un outil sera vraiment mis en place pour lutter contre le racket des entreprises et les trafics au niveau des marchés publics, on arrivera à enrayer la machine.
Dans votre livre, vous évoquez l’aide à la mafia par une zone grise où se mêlent financiers, politiques, entrepreneurs et policiers. À quel point le crime organisé est-il lié à l’économie légale ?
Ces liens sont démontrés et matérialisés par un procès bien précis : celui de l’affaire des gîtes ruraux, devant la cour d’appel de Bastia. Des politiques, des députés, des directeurs de cabinet et des frères de clan mafieux sont mêlés à cette affaire. En voyant cela, on se rend compte à quel point le système va loin. Un parrain peut faire menacer un député indirectement, par une tierce personne. S’il se déplace personnellement, les choses sont un petit peu plus graves. Ce que j’ai vu, c’est qu’à l’approche de procès il y a toujours eu des politiques sollicités pour intervenir par rapport à leurs relations au niveau des ministères ou même directement pour des affaires de marchés publics. J’ai vu des maires se faire menacer parce qu’ils se présentaient contre le candidat et beau-père d’un des membres de la Brise de Mer. On voit toutes sortes de pressions.
Conçue comme elle l’est aujourd’hui, la prison est criminogène”
C’est en prison que vous avez rencontré Francis Mariani, l’un des parrains de la Brise de Mer, que vous décrivez comme “le plus violent et le plus fou de tous”. Quel regard avez-vous sur le système pénitentiaire ?
Je partage l’avis de ceux qui disent que la prison est l’école du crime. Quand je rentre en détention pour la première fois, j’ai une vingtaine d’années et je me retrouve avec des piliers du grand banditisme. Comme s’ils étaient là pour apprendre l’école. On ne pourra jamais le certifier, mais peut-être que si j’étais rentré dans une unité avec des jeunes et un accompagnement au niveau de la réinsertion, je n’aurais pas eu la même vie. Conçue comme elle l’est aujourd’hui, la prison est criminogène. Le problème réel est aussi lié aux passe-droits. Encore récemment, un directeur de la prison de Fresnes était mis en examen pour corruption. Si vraiment on veut mettre un frein et enrayer la machine, c’est possible, il suffit juste de volonté.
Qu’espérez-vous pour la Corse ?
J’espère que ceux au pouvoir dans la nouvelle assemblée réussiront à mener à terme ce qu’ils ont commencé à entreprendre sans avoir les pressions de tierces personnes. J’espère que la Corse sortira de ce climat politico-mafieux qui gangrène l’île, que les crimes s’arrêtent, que toutes ces femmes arrêtent de pleurer leurs maris et leurs enfants qui sont assassinés, afin que la Corse redevienne l’île de Beauté.
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*Repenti – Un ancien de la Brise de Mer raconte, aux éditions Fayard.
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