Le Lanceur

Brexit : une chance pour l’Union européenne ?

Seconde femme à occuper le siège du président au Parlement européen après Simone Veil, Nicole Fontaine estime aujourd’hui que la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne peut être une chance pour avancer sur des dossiers que les politiques britanniques n’ont cessé de freiner. Entretien.

Le Lanceur : Vous connaissez bien les institutions européennes, pour avoir occupé pendant trois ans, entre 1999 et 2002, la présidence du Parlement européen, et y avoir été députée (UMP) à de nombreuses reprises entre 1984 et 2009. Pourquoi le Brexit serait-il selon vous une chance pour repenser l’UE ?

Nicole Fontaine : Lorsqu’il y a eu le vote en faveur du Brexit, j’ai pensé que beaucoup de commentateurs allaient considérer que c’était le coup de grâce vers une dislocation. Mais, à la lumière de l’expérience que j’ai vécue au Parlement européen, j’ai pu constater qu’à chaque fois qu’on voulait avancer nos amis britanniques bloquaient. Dès le départ, ils sont entrés dans l’Union sur une grande ambiguïté, car ils ne voulaient que d’un grand marché. Ils refusaient de progresser vers une Europe politique ou plus intégrée. Dès qu’ils ont pu bloquer des processus, ils l’ont fait, c’est le cas par exemple pour l’harmonisation fiscale en Europe ou des projets d’une Europe plus sociale. Dans ces domaines, les Britanniques ont pu être extrêmement néfastes.

S’il n’y avait pas eu le Brexit, Apple n’aurait pas pris une amende de 13 milliards d’euros

 

Selon vous, il sera plus facile de lutter contre la fraude fiscale après la sortie des Britanniques de l’Union européenne ?

Je pense déjà que, s’il n’y avait pas eu le Brexit, Apple n’aurait pas pris une amende de 13 milliards d’euros, disons les choses clairement. Aujourd’hui, la Commission prépare des directives qui vont permettre de lutter contre les pratiques d’optimisation fiscale des multinationales. Bien sûr, ça va faire mal, car tout le monde sait qu’il n’y a pas que dans certains pays que cela se pratique. Le Brexit est la chance d’un rebond, d’une clarification. C’est l’occasion de repenser l’Europe autrement.

Vous avez pu observer en direct les dysfonctionnements de l’Union européenne. Quels sont les principaux à votre avis ?

Incontestablement, il y a eu des excès de technocratie. En termes d’image, cela donnait le fameux : qui fait quoi ? Sous l’influence des Britanniques, une conception ultralibérale et excessive s’est répandue, ce qui, dans une période de crise, n’était pas acceptable. La mondialisation était subie au lieu d’être maîtrisée. Cela s’est concrétisé par la directive Bolkenstein, qui a été l’une des causes du non au référendum de 2005 de la part des Français et des Néerlandais. Cette disposition introduisait un véritable dumping social. Il y a eu le sentiment que la conception que nous avions de la politique de libre-échange aboutissait à se tirer une balle dans le pied puisque la concurrence venait bien plus de l’extérieur que de l’intérieur de l’Union.

D’un autre côté, l’Europe bouc émissaire est à mon goût trop facile. Dès que quelque chose ne va pas, c’est l’Europe. Quand la crise financière est arrivée, presque personne n’a souligné que cette crise venait des États-Unis et du plongeon de la banque d’investissement multinational Lehman Brothers. Il y a eu des attentes déçues, car le citoyen attendait notamment l’Europe sociale, la lutte contre le chômage et ils n’ont pas vu grand-chose parce que les Britanniques freinaient à ce niveau-là.

Je ne dis pas que ce soit seulement leur faute, mais je témoigne de ce que j’ai pu observer au Parlement. Même maintenant, lorsque la France et l’Allemagne veulent avancer en matière de défense commune, les Britanniques disent qu’ils sont encore là et qu’ils n’en veulent pas.

Nous n’éviterons pas une nouvelle architecture européenne

 

L’Europe s’est construite en marge de ses citoyens, c’est en tout cas ce dont témoigne le vote des Britanniques. Pensez-vous qu’il est possible de rectifier le tir ?

J’avoue que nous n’avons jamais réussi, les parlementaires européens, à avoir une bonne osmose avec les parlements nationaux. C’est un problème récurrent. Il aurait fallu bien plus les associer. Et puis il y a eu des erreurs, comme le traité de Lisbonne, refusé par référendum et représenté par la voie parlementaire. Les citoyens s’en souviennent ; ils ont eu l’impression que l’on se moquait d’eux et qu’ils ne comptaient pas.

Pour mon livre, j’ai eu la chance de travailler avec quatorze étudiants de six pays européens. Ils considèrent que l’Europe est plus que nécessaire, ils veulent qu’elle redevienne un projet collectif, qu’ils veulent se réapproprier. Je crois qu’on a une chance formidable de refaire l’Europe avec cette jeunesse. Je rêve qu’il y ait des débats partout pour identifier clairement les domaines dans lesquels un seul État ne peut pas relever les défis : lutte contre le terrorisme, domaine environnemental, politiques migratoires, croissance européenne. Car, dans tous ces domaines, est-ce qu’un seul État peut arriver à relever seul ces défis ?

La crise migratoire a montré les limites d’un consensus commun sans qu’il reste chez les uns le sentiment d’une politique imposée et d’une atteinte à la souveraineté nationale et pour d’autres l’impression que l’Europe n’allait pas assez loin. Les États européens peuvent-ils arriver à des consensus efficaces sur des défis comme ceux que vous évoquez ?

Nous n’éviterons pas une nouvelle architecture européenne avec les pays qui veulent aller plus loin dans certains domaines. C’est une vieille idée, lancée déjà en 1994 par le ministère des Finances allemand. Ils avaient mis sur la table une initiative européenne qui consistait à faire un noyau dur – qui correspondait essentiellement aux pays fondateurs – et à identifier les domaines dans lesquels certains voudraient aller. À l’époque, François Mitterand n’a pas saisi la balle.

En 2014, les mêmes ont remis le projet sur la table, ce que François Hollande a superbement ignoré. Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire. Mais, pour répondre à la question, on ne peut pas, à 27, imaginer qu’on puisse tous aller du même pied. Aujourd’hui pour l’harmonisation fiscale, l’Europe envisage par exemple de la faire dans le cadre d’une coopération renforcée qui est prévue par le traité de Lisbonne.

L’une des choses que l’on sait peu, c’est que le budget de l’Union européenne est très faible.

 

La directive européenne autorisant le travail détaché fait également débat. En France, certains politiques annoncent vouloir lutter contre, tandis que les véritables leviers d’action sont à Bruxelles. L’Union européenne a, par cette directive, créé du dumping social sur son propre territoire…

Nous pouvons reprocher à l’Europe, ainsi qu’à nous tous, un manque d’anticipation. C’est en 1996 qu’on a adopté cette directive sur les travailleurs détachés. Elle a été acceptée sans problème. Tous les chefs d’État et de gouvernement de l’époque l’ont validée. Cela a touché quelques entreprises françaises avec la venue de travailleurs du Portugal ou d’Espagne, mais il n’y avait pas plus de soucis.

Quand on a préparé l’entrée dans l’Union des pays de l’Est, nous aurions été bien inspirés de nous demander ce que cela allait donner. Le Parlement européen aurait pu y penser, la commission aussi. Finalement, cela nous a éclaté à la figure. Avec les distorsions de rémunération et de charges sociales, avoir une entreprise française qui peut faire venir des Polonais et des Estoniens avec des charges sociales qui continuent à être payées dans les pays d’origine crée en effet une mesure de dumping social absolument inacceptable en période de crise.

Il y a une proposition de modification de la directive qui est en train d’être discutée. Ce n’est pas simple, parce que les pays de l’Est n’en veulent pas. Mais une chose est sûre, c’est que cela va introduire des contrôles plus importants et l’obligation pour les employeurs d’appliquer les conventions collectives.

En revanche, je suis pessimiste sur la possibilité de revenir sur la localisation du pays dans lequel les charges sociales sont payées. Mais si déjà on peut faire en sorte que le travailleur polonais, estonien ou tchèque se voie appliquer les règles du droit du travail du pays d’accueil, c’est une avancée.

S’il n’y avait pas eu la PAC, je crois qu’aujourd’hui il n’y aurait plus beaucoup d’agriculteurs.

 

La politique agricole commune (PAC) est parfois considérée comme une perfusion financière sans laquelle les agriculteurs ne pourraient pas continuer leur activité. C’est le plus gros budget de l’Union, mais la politique européenne en matière d’agriculture continue pourtant d’être montrée du doigt par les agriculteurs. Est-ce le signe d’un échec ?

J’aborde ce sujet dans mon livre, car la crise a commencé avec Margaret Thatcher. Elle estimait que la politique agricole commune émargeait un pourcentage excessif. Comme la Grande-Bretagne avait décidé de réduire la voilure agricole, elle a fait la fameuse scène bien connue : “I want my money back !” Elle a obtenu un chèque de ristourne important, qui d’ailleurs continue actuellement.

L’une des choses que l’on sait peu, c’est que le budget de l’Union européenne est très faible. C’est la moitié du budget de la France : 144 milliards d’euros. Ce qui n’est absolument pas à la mesure des attentes et des défis à relever, notamment en matière de politique de recherche et d’innovation ou de développement.

La politique agricole commune a été jusqu’à 75 % du budget européen et c’était sans doute excessif. Aujourd’hui, la PAC reste quand même de l’ordre de 40 % du budget. Ce n’est pas très juste quand les agriculteurs disent que c’est la faute de l’Europe, car franchement, s’il n’y avait pas eu la PAC, je crois qu’aujourd’hui il n’y aurait plus beaucoup d’agriculteurs. Quand on a dit aux agriculteurs qu’ils allaient mettre leurs terres en jachère, ils ne l’ont pas compris. Après il y a eu les quotas, nous avons essayé d’expliquer pourquoi et tout d’un coup, brusquement, on décide de supprimer les quotas laitiers.

C’est un problème de cohérence, de pédagogie, d’explication et d’anticipation des solutions. C’est vrai qu’il y a une crise, mais on ne peut pas non plus tout attendre de l’Europe, il y a à la fois des mesures qui doivent êtres prises nationalement pour soutenir les prix, et c’est un travail à mener en coordination entre l’échelon national et l’échelon européen. La Pac, c’est la seule politique commune qui a été mise en place au niveau de l’Europe et qui a été réussie. Au niveau de la politique industrielle, énergétique, fiscale, de défense ou du numérique, nous avons 27 législations différentes.

La Chine exige le statut d’économie de marché, ce qui voudrait dire l’accès à tous nos marchés. Si l’Union européenne cède, on est mort.

 

Demander plus de politiques communes au niveau européen, notamment pour faire le poids face aux grandes puissances mondiales, n’est-ce pas aussi reconnaître qu’il n’y a pas d’autre solution face à une mondialisation en partie mise en cause dans la précarisation des sociétés actuelles ?

Justement, si nous avions mieux maîtrisé la mondialisation et que nous n’avions pas cédé à une conception libre-échangiste complètement échevelée, je pense qu’on s’en serait mieux sorti. Je prends un exemple précis : j’avais beaucoup d’estime pour le commissaire italien Mario Monti, un homme de grande valeur. Un jour, l’entreprise Schneider Electric a voulu se rapprocher de Legrand pour constituer un électricien qui soit à armes égales avec les autres géants internationaux. Au nom de la politique de concurrence, Mario Monti a dit non et a interdit ce partenariat. Trois ans plus tard, la Cour de justice de l’Union européenne a donné raison aux entreprises, mais c’était trop tard.

Quand j’étais ministre de l’Industrie [entre 2002 et 2004, dans le deuxième gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, NdlR], j’ai vécu le premier choc avec l’entreprise Alstom, le même commissaire Monti nous a dit qu’il n’était pas question d’aider l’entreprise, que c’était illégal et interdit. Tous mes homologues des autres pays me téléphonaient en me disant qu’ils espéraient que je n’allais pas laisser tomber Alstom, parce qu’ils avaient des filiales dans leurs pays et qu’ils ne voulaient pas de licenciements. Autrement dit, cela concernait l’Europe. In fine, la commission a accepté qu’on apporte un concours à Alstom uniquement en échange d’un démantèlement.

Autre exemple, lors d’un déjeuner-débat avec le commissaire à la concurrence, deux entrepreneurs du BTP lui exposent qu’une entreprise chinoise, largement aidée financièrement par son État, a été retenue pour un marché pour lequel eux n’ont pas été retenus. La seule réponse que le commissaire a eue, c’est de dire qu’il n’avait pas autorité pour empêcher la Chine de subventionner ses entreprises. Tout est dit.

Il y a eu des excès de la part de la Commission, elle est décrédibilisée.

 

L’Union européenne devrait donc, selon vous, subventionner les entreprises de ses territoires ?

Ce n’est pas repliés sur nos régions qu’on peut régler ces problèmes, mais avec une remise à plat de la politique de concurrence, qui n’est pas une fin en soi, mais qui est un moyen. En décembre, les négociations pour la présence de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce s’engagent et son statut doit être renégocié. La Chine exige le statut d’économie de marché, ce qui voudrait dire l’accès à tous nos marchés. Si l’Union européenne cède, on est mort. Et franchement, je me réjouis infiniment que les Britanniques ne soient plus dans le circuit, en tout cas moins depuis le vote du Brexit. D’ailleurs, à Bratislava, nous n’étions que 27. David Cameron a soutenu la Chine dans le conflit de l’acier, car il essayait de se ménager les bonnes grâces de Pékin.

Enfin, nous prenons conscience, nous Français et tous partis politiques confondus, que nous avions raison d’alerter sur la libéralisation, et qu’il ne s’agissait pas de faire n’importe quoi. À l’époque, nous passions pour des ringards. Pour la dernière étape de la libéralisation du secteur postal, je me souviens que tous les politiques français se sont battus parce qu’ils pensaient que cela allait trop loin et qu’il n’était pas si évident que les consommateurs allaient s’y retrouver au niveau des prix.

Il y a eu des excès de la part de la Commission, elle est décrédibilisée. J’ai beaucoup aimé que Jean-Claude Juncker ait cette franchise dans son discours. Profondément européen, il a l’Europe dans ses tripes. Et quand il a dit “L’histoire retiendra nos erreurs, et si nous ne savons pas les corriger, c’en sera fini du rêve européen”, c’était un appel au secours.

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