En lançant une pétition en ligne, signée par un million de Français, demandant le retrait de la loi El Khomri, Caroline De Haas a lancé la fronde contre la loi Travail. Cette ancienne présidente de l’Unef et militante socialiste dénonce une loi qui ne va que dans le sens du Medef.
Le Lanceur : Le Gouvernement a revu sa copie sur la loi Travail. Le compte y est-il désormais pour vous ?
Caroline de Haas : Le Gouvernement a évité une grosse régression, sous la pression de la mobilisation populaire, mais cela ne constitue pas pour autant une avancée pour les salariés. Le projet est moins problématique, mais il l’est. Sur le plafonnement des indemnités aux prudhommes, nous n’avons pas obtenu une victoire mais échappé à une grosse régression. Au nom de quoi nous devrions accepter d’être moins payés en heures supplémentaires, de ne plus avoir de visite médicale à l’embauche, de pouvoir être licenciés économiquement quand notre boîte fait des bénéfices ? Je ne comprends pas cette logique. Qu’est-ce qui va permettre de sortir du chômage : est-ce une réforme du Code du travail ou la mise en place de politiques macroéconomiques ? 90 % des économistes disent que la réforme du travail ne va pas permettre de créer des emplois, mais que ce serait de mettre en place des politiques macroéconomiques. Je ne comprends pas comment licencier facilement peut créer de l’emploi. Depuis trois semaines, j’entends des gens tenir ce discours sur les plateaux télé, alors j’ai été chercher dans des études universitaires et scientifiques des preuves sur les liens entre rigidité du Code du travail et emploi. Aucun scientifique dans le monde n’a été capable de le prouver. On prend souvent l’Allemagne comme exemple – leur Code du travail est plus rigide que le nôtre… Je me base aussi sur mon ressenti de cheffe d’entreprise [Caroline De Haas a fondé une agence de conseil et de communication à destination des collectivités et des entreprises, sur l’égalité hommes-femmes, NdlR]. J’embauche en ce moment pour remplacer une salariée qui part vivre en Allemagne et parce que mon carnet de commandes est trop rempli et que nous ne sommes pas assez nombreux. Je ne recrute pas en fonction de la possibilité de pouvoir licencier. Pierre Gattaz se répand depuis trois semaines en disant que c’est difficile de licencier en France. Mais il peut embaucher en CDD sur des périodes courtes ou très longues : dix-huit mois. Il peut embaucher, comme moi, en CDI, avec des périodes d’essai qui peuvent aller jusqu’à huit mois. Du jour au lendemain, on peut mettre un terme au contrat du salarié. Si, en huit mois, un patron de PME ou de TPE n’est pas capable de prévoir son carnet de commandes pour valider ou non l’embauche, il faut qu’il change de métier.
Le plafonnement permet à un chef d’entreprise de budgéter le coût d’un licenciement et de prendre moins de risques quand il embauche…
En huit mois, un patron peut vérifier si le salarié est bon. À titre personnel, je vois au maximum en six mois si l’employé progresse, se sent bien, prend de l’autonomie. Le barème prudhommal devait s’appliquer pour des licenciements abusifs : des cas où le chef d’entreprise ne respecte pas le droit du travail. Cette mesure était contraire à tous les principes du droit. Pour qu’une sanction soit dissuasive, il ne faut pas savoir à quel risque on s’expose. Le barème des indemnités prudhommales permettait d’organiser une fraude. Heureusement que le Gouvernement a fait marche arrière et que les indemnités ne seront pas plafonnées. C’était organiser le droit à la fraude. Quand il s’agit de fraude dans le métro ou aux allocations familiales, on parle d’assistés, de profiteurs, mais un patron qui fraude il faudrait le plaindre. Nous sommes fermes avec les faibles et faibles avec les forts.
Les mesures sur le licenciement économique s’adaptent, avec la réforme, à la réalité d’une entreprise, puisque le volume de commandes et le chiffre d’affaires sont pris en compte. En quoi est-ce un recul pour le salarié ?
Avec la loi Travail, un grand groupe peut enregistrer ses bénéfices au Luxembourg et expliquer qu’il a des problèmes économiques. Le licenciement économique est déjà permis aujourd’hui. Cette loi ne fait que faciliter la tâche aux grands groupes et leur permettre de licencier pour faire des bénéfices. Toutes les discussions autour de cette réforme tournent autour de la supposée difficulté de licencier en France, mais c’est possible. Entre les licenciements et les ruptures conventionnelles, il y a un million de licenciements par an.
Le recours aux accords d’entreprise permet, dans un monde de l’entreprise où le taux de syndiqués chute, de coller avec la réalité de la société…
Les personnes qui tiennent ce discours n’ont jamais travaillé dans une entreprise. Ce n’est pas le monde des Bisounours, ce n’est pas la démocratie, mais un lieu dans lequel il y a des mécanismes de domination, une hiérarchie. Dans mon entreprise, je vire le salaire de mes salariés. Ils sont dans un rapport d’inégalité par rapport à moi. Expliquer, comme le fait Pierre Gattaz, que la relation employeur-employé se fait en bonne intelligence, c’est n’importe quoi. Un salarié sur cinq est victime de stress au travail. Et on ne parle pas de stimulation, mais de boule au ventre. C’est un problème majeur de notre société qui, socialement, nous coûte des milliards. Une femme sur cinq est victime de harcèlement au travail, la plupart du temps de son supérieur hiérarchique. Il faut arrêter de raconter que l’entreprise est un monde super sympa. C’est un univers d’inégalités. Le Code du travail est là pour essayer de rétablir l’équilibre. Avec ce projet de loi, notre gouvernement dynamite l’équilibre. Il renforce le déséquilibre en faveur de l’employeur. Nous avons regardé ce qu’il se passe dans les entreprises qui ont organisé des référendums et ils n’ont fait que retirer des droits aux salariés. Ce n’est pas la définition du progrès mais celle du libéralisme. Quant à la question de la représentativité des syndicats, je remarque que les partis politiques qui nous gouvernent ont moins d’adhérents qu’un seul des grands syndicats. Mais personne ne s’offusque de l’OPA des partis sur la vie politique.
Si, pour vous, cette loi ne va pas créer d’emplois, quelles réponses faudrait-il apporter ?
Je m’appuie sur des études scientifiques et je remarque que, sur les vingt dernières années, la mesure qui a créé le plus d’emplois ce sont les 35 heures. Pourquoi ne passerait-on pas à 32 heures ? Dans certaines villes de Suède, ils sont passés à 30 heures par semaine et il n’y a pas eu de catastrophe pour leur économie. La réduction du temps de travail est une piste. Une autre serait de créer un revenu universel d’existence. Dans une société riche, on doit permettre à chaque individu de vivre dignement. Aujourd’hui, un jeune en service civique à 400 euros par mois ne vit pas correctement. Personne ne parle jamais de cette réforme. Aujourd’hui, on ne parle que de réformes qui vont dans le sens du Medef. Dans notre société, nous ne parlons plus de quel droit nous allons gagner, mais de celui que l’on va perdre.
Les 35 heures ne sont-elles pas aussi une des causes du déficit de compétitivité des entreprises françaises ?
Une personne qui travaille 60 heures par semaine n’est pas compétitive. Les cadres travaillent, en France, en moyenne 46 heures. Une étude de l’OMS a montré qu’en travaillant 48 heures par semaine, le risque d’AVC augmente de 27 %. Ça, c’est de la productivité ! Dans mon entreprise, la compétitivité augmente au fur et à mesure que le temps de travail diminue puisque mes salariés sont plus efficaces. L’allongement du temps de travail, c’est un fantasme. Avec cette réforme, le Gouvernement veut quand même aller plus loin que l’Union européenne, pourtant libérale, sur la durée maximale d’une semaine de travail.
Face au chômage de masse qui perdure, en quoi l’idée de décorseter l’économie vous heurte-t-elle ?
Depuis dix ans, des réformes assouplissent le Code du travail. Toutes sont allées dans le sens de cette loi El Kohmri et nous avons 6 millions de chômeurs. Cette recette ne marche pas. Les exonérations de charges de François Hollande ne fonctionnent pas. Le patronat a eu un cadeau à 40 milliards d’euros et on attend toujours le million d’emplois de Pierre Gattaz.
Cette réforme adapte le cadre juridique à la réalité de la vie quotidienne dans certaines entreprises. Sur les onze heures de repos et la durée du temps de travail, dans les faits, certaines sociétés – avec l’agrément des salariés – s’affranchissent du Code du travail. Le but d’une loi est aussi de coller à la réalité, non ?
Plein de choses ne fonctionnent pas dans la société, alors qu’il y a des lois. Le viol est interdit, mais il y a 230 femmes violées chaque jour. La loi dit qu’il est impossible de travailler 48 heures par semaine, même si certains le font. Face à une loi que l’on n’arrive pas à appliquer, il y a deux scénarios. Soit on se dit que la loi ne sert à rien et on la met en conformité avec la réalité. C’est par exemple ce qui a été fait avec l’IVG. L’autre stratégie est de dire : trouvons d’autres moyens de faire appliquer la loi si elle est bénéfique pour la société. Le fait d’avoir onze heures de repos quotidien, si on encourage à le casser, ça va nous coûter très cher. Aujourd’hui, le Gouvernement a fait le choix de mettre la loi en conformité avec les dérives qui existent dans le monde du travail. Je considère qu’il aurait dû faire un autre choix.
La pétition pour le retrait de la loi El Khomri que vous avez lancée a recueilli plus d’un million de signatures, comment expliquez-vous que cette réforme ait réussi à cristalliser autant de mécontentement à gauche ?
La mobilisation contre cette réforme va largement au-delà du clivage droite/gauche. Je reçois des messages venant de tous les horizons. Cette réforme a touché au cœur de notre identité sociale. Elle a réussi le tour de force de recréer du lien entre des catégories de la population très éloignées. Que vous votiez à droite ou à gauche, que vous soyez jeune ou vieux, salarié ou chômeur, cette loi vous touche directement. Quand on rencontre quelqu’un, la première question qu’on lui pose c’est : “Tu fais quoi dans la vie ?” Notre identité sociale est définie par notre travail. Et, au bout du bout, cette réforme va avoir des impacts : suppression de la visite médicale, fin du CDI via l’assouplissement du licenciement économique, inversion des normes. La seule chose qui ne va pas changer, c’est le nombre de chômeurs.