Jean-Yves Le Drian a annoncé hier le retrait des troupes françaises en Centrafrique. Depuis 2013, des centaines de militaires français sont mobilisés dans l’opération Sangaris pour tenter de stabiliser la situation du pays et d’éviter les massacres entre chrétiens et musulmans liés à une guerre civile sanglante. Antoine Glaser, fondateur et ex-rédacteur en chef de La Lettre du continent, une lettre bimensuelle confidentielle consacrée à l’Afrique, explique pourquoi la France voulait rapidement passer la main aux Nations unies sur ce dossier. Entretien.
Le Lanceur : Déclenchée en urgence par François Hollande le 5 décembre 2013, l’opération Sangaris est désormais terminée. L’annonce de la fin de l’opération et d’un retrait des troupes cette année est-elle un soulagement pour le ministre ?
Antoine Glaser : François Hollande et Jean-Yves Le Drian sont allés en Centrafrique à reculons. En janvier 2013, la France était complètement investie au Mali avec l’opération Serval, la plus grosse opération militaire française depuis 1978*. Il s’agissait de faire au Mali une véritable opération “coup de poing” pour empêcher les djihadistes de descendre sur Bamako, la capitale du pays. Ils ont donc totalement sous-estimé ce qu’il se passait en Centrafrique. Pourtant, il y avait encore là-bas, à travers l’opération Boali, 250 soldats français. Il était impossible de ne pas intervenir, surtout qu’il y avait toujours dans les esprits le massacre communautaire qu’il s’est passé au Rwanda.
Deux mois avant le déclenchement de l’opération française, l’État centrafricain ne semble plus en mesure de faire régner l’ordre et les affrontements se multiplient entre les milices d’autodéfense anti-balaka – chrétiennes et animistes – et les troupes de la Séléka – à majorité musulmane. Les exactions touchant des civils ne cessent d’augmenter. Dans le cadre de l’opération Sangaris, la France a envoyé jusqu’à 2500 soldats au plus fort des affrontements. La situation était-elle finalement bien plus compliquée que prévu ?
Ils ont sans doute pensé qu’il suffirait de tirer quelques coups de feu dans Bangui et que la situation allait se calmer. Mais, en mars 2013, la coalition de la Séléka a fait un coup d’État et a pris la capitale, Bangui, forçant le président Francois Bozizé à quitter le pays. Laurent Fabius s’était exprimé pour dire que la France n’irait pas au-dessus de 1600 soldats. Finalement, ils se sont fait happer dans cette guerre civile. Avant l’envoi de la force des Nations unies, décidé en 2014, la France s’est retrouvée assez isolée en Centrafrique avec des interventions des pays voisins (Tchad, Congo-Brazzaville), et une mésentente entre les présidents de la région. Dès le départ, Jean-Yves Le Drian et François Hollande voulaient sortir le plus vite possible de ce qu’ils considéraient comme un guêpier. La grande crainte de François Hollande était que l’opération Sangaris en Centrafrique ternisse la super-opération Serval au Mali, qui est toujours l’opération vedette et spectaculaire où Hollande pouvait se placer en véritable chef de guerre.
Pierre de Villiers, le chef d’état-major de l’armée française, dit lui-même que “la France est au taquet”, qu’“on ne peut pas faire plus”
L’annonce de retrait est symbolique, puisqu’il s’agit de l’investiture officielle du nouveau président centrafricain élu le 14 février dernier : Faustin-Archange Touadéra. Jean-Yves Le Drian a déclaré que “la force Sangaris [avait] réussi à ramener le calme et à empêcher l’inacceptable”, même si “tout n’est pas résolu”. C’est ce que vous pensez ?
Rien n’est sécurisé. Le nouveau président sera comme l’ancien, il va gérer Bangui, mais les hommes de la Séléka sont toujours présents dans le Nord. Il y a toujours des incursions de groupes armés depuis le Soudan. De l’autre côté de la frontière, les hommes de l’ex-président Bozizé sont également toujours actifs. Cela reste extrêmement compliqué, il y a une vraie volonté de la France de se retirer le plus vite possible. Comme elle l’avait fait au Mali, la France a beaucoup insisté pour qu’il y ait des élections très rapidement en Centrafrique. L’idée du retrait de la France, c’est aussi de laisser le dossier aux Nations unies et que ça ne paraisse pas encore comme la France-gendarme de l’Afrique extrêmement isolée. Quasiment tous les partenaires européens ont refusé de venir, même pour former l’armée centrafricaine. En plus, avec les accusations d’abus sexuels sur des civils par des militaires français et des Casques Bleus… Bref, c’est vraiment le dossier pourri dont Le Drian veut absolument sortir le plus vite possible.
900 soldats sont encore sur place et le calendrier des retraits n’a pas encore été précisé, c’est aussi l’occasion de réduire le nombre de soldats à l’extérieur pour renforcer l’opération Sentinelle en France ?
L’arrogance française, c’est aussi se dire qu’on peut tout faire, être partout, etc. On voit bien que la France arrive au bout de ce qu’elle peut faire. Pierre de Villiers, le chef d’état-major de l’armée française, dit lui-même que “la France est au taquet”, qu’“on ne peut pas faire plus”. On voit bien qu’il faut donc absolument alléger le dispositif et récupérer des soldats, en particulier depuis l’opération Vigipirate ou Sentinelle en France. C’est là où l’on voit certaines limites. On a souvent l’impression que la France sait tout faire, qu’elle est partout, qu’elle est encore le gendarme de l’Afrique contre les djihadistes, comme elle était le gendarme de l’Afrique contre l’Union soviétique pendant la Guerre Froide.
En 2014, Jean-Yves Le Drian estimait le coût de l’opération en Centrafrique à environ 200 millions d’euros en année pleine, la facture a dû s’allonger depuis…
Certainement. Ce qui est pervers, c’est que, pendant que la France assure la sécurité contre les djihadistes au nom de la défense de ses intérêts et des intérêts occidentaux, les autres ne se gênent pas pour faire du business. C’est le paradoxe de l’Afrique, où règnent en même temps une extrême pauvreté, des conflits et des guerres, mais aussi de forts taux de croissance avec notamment l’arrivée de grands pays comme la Chine, le Brésil ou l’Inde. Cela passe inaperçu car personne ne regarde vraiment cela, mais même le président turc a fait il y a quelques semaines un grand tour pour faire du business en allant en Guinée, en Côte d’Ivoire, etc. Les Allemands sont passés devant la France et sont maintenant à la cinquième place des pays exportateurs vers l’Afrique : ils font du business pendant que la France assure la sécurité.