Le Lanceur

Comment le Gouvernement a cédé au lobbying de Coca-Cola

Thierry Brailard © Tim Douet / Montage Le Lanceur

Alors que la seconde partie de la loi de finances 2017 est discutée au Parlement, le Gouvernement a renoncé à augmenter la taxe “soda”, se privant de 590 millions d’euros… et d’une politique de santé publique. Une décision passée inaperçue. Pendant ce temps-là, la fondation Coca-Cola finance des organismes publics, dont l’Observatoire national de l’activité physique et de la sédentarité (Onaps) qui a tenu son premier colloque le 12 octobre. Une illustration des méthodes d’influence de la firme d’Atlanta.

Colloque de l’Onaps, 12 octobre 2016 © DR

La décision n’a fait l’effet d’aucun communiqué de presse, d’aucune annonce tonitruante. Les médias n’ont pas été invités à s’accréditer auprès d’un service de la communication d’un ministère. La décision, il faut aller la chercher auprès de ses promoteurs, les députés Razzy Hammadi (PS) et Véronique Louwagie (LR), respectivement élus de Seine-Saint-Denis et de Normandie. L’augmentation de la taxe soda, que ces deux élus avaient proposée dans un rapport complet et dense, et qui concrètement représentait 4,6 centimes par canette de 33 cl, a été définitivement enterrée. “Il avait été envisagé un amendement dans la loi de finances 2017 pour introduire cette augmentation de cette taxe sur les boissons sucrées, explique un proche de Razzy Hammadi, l’élu socialiste. Mais cet amendement ne verra pas le jour. Et ce n’est plus à l’ordre du jour.”

Pourtant, le rapport d’information des deux parlementaires sur la taxation des produits alimentaires, enregistré au bureau de l’Assemblée nationale le 22 juin 2016, proposait des pistes innovantes, qui permettaient à la fois de faire rentrer des sous dans les caisses de l’État (estimation : 590 millions d’euros) et de faire baisser la consommation de boissons sucrées, en grande partie responsables de l’augmentation de l’obésité.

Complexe et mal connue, la taxation des produits alimentaires est en fait un empilement de différentes taxes, dont la cohérence laisse à désirer. Les deux députés, qui ont consulté une trentaine de personnes pour leur mission, proposaient d’en supprimer certaines (sur les farines, les huiles, les céréales, les produits de la mer, par exemple), tout en augmentant celle sur les boissons sucrées. Cette taxe, dite “taxe soda”, avait été introduite sous la présidence de Nicolas Sarkozy, à la fin de son mandat. En 2012, le gouvernement Fillon avait créé une contribution sur les boissons sucrées à raison de 7,53 euros par hectolitre, soit 2,51 centimes par canette de soda. Les auteurs du rapport proposent de l’augmenter drastiquement, à 21,47 euros par hectolitre, soit 4,6 centimes pour une canette de 33 cl. À elle seule, cette mesure rapporterait 590 millions par an.

La seconde piste consistait à hisser à 20% la TVA sur les barres chocolatées. “Rien ne justifie (…), est-il écrit dans le rapport, que l’avantage d’une TVA à 5,5% soit accordé à un type de produit de grignotage comportant des quantités de sucres et d’acides gras saturés particulièrement élevées.” La recette se monterait à près de 50 millions d’euros par an pour l’État. À côté de ces deux mesures, cette mission sur la taxation des produits agroalimentaires mettait sur la table une proposition alternative : surtaxer l’ensemble des produits contenant du sucre au-delà d’un certain seuil.

Propositions du rapport des députés Razzy Hammadi (PS) et Véronique Louwagie (LR)

Les fabricants de soda farouchement contre la taxe

Nul besoin de préciser que cette proposition n’a pas plu aux fabricants de sodas. Cette mesure serait “un dispositif discriminant, d’autant que le Gouvernement avait assuré les professionnels de l’agroalimentaire qu’il y aurait une modération fiscale”, expliquait au Figaro un industriel “scandalisé”, dont les produits seraient concernés par ces changements. Mais certaines associations de consommateurs étaient également contre. La CLCV estimait ainsi que “cette politique n’aur[ait] pas d’effet tangible sur les comportements alimentaires et ne représenter[ait] qu’un simple alourdissement fiscal”.

Pourtant, une étude menée par des chercheurs de la City University à Londres et de l’université de Caroline du Nord, publiée en février 2016 dans la revue médicale Lancet Diabetes & Endocrinology, a montré que la consommation de boissons sucrées avait diminué lorsque la taxe soda avait été introduite en 2012 en France. Pour le professeur Corinna Hawkes de la City University, cela ne fait pas de doute : la consommation de boissons sucrées diminue dans les pays où des taxes ont été introduites, notamment au Mexique, en France, en Finlande et en Hongrie. “Les gouvernements n’ont aucune excuse pour ne pas établir une politique globale de réduction de la consommation de sucre, dans le contexte de stratégies plus étendues visant à assurer une alimentation plus saine pour tous”, précisait Corinna Hawkes.

En l’absence d’intervention de la part des gouvernements, les chercheurs prévoient que la consommation va augmenter dans le reste du monde et se rapprocher de la situation des États-Unis, où 68% des aliments et boissons emballés contiennent des édulcorants caloriques.

“Le Gouvernement ne veut pas désespérer les banlieues en augmentant le Coca”

Mais le gouvernement français a enterré cette idée d’augmentation de la taxe soda. Pourquoi ? Mystère. D’autant que Christian Eckert avait évoqué cette piste sur l’antenne de RTL le 2 septembre : “Le Parlement a conduit une réflexion sur des taxes dites comportementales sur les huiles, les farines, la margarine, le chocolat, les boissons sucrées, avait détaillé le secrétaire d’État au Budget. Cela pose la question de l’objectif de la fiscalité : doit-elle avoir un but de collecte de moyens financiers ? Nous nous attachons à ce que la fiscalité ait aussi une influence sur le comportement des Français.”

Le quotidien Le Parisien ne disait pas autre chose : “Alors que l’alimentation pèse 20% des dépenses de consommation des ménages – soit 3.600 euros par personne et par an –, la majorité gouvernementale, aiguillonnée par l’Élysée et Matignon, ne devrait pas rater cette occasion en or de redonner du pouvoir d’achat aux Français sur des produits de base à quelques mois de l’élection présidentielle.”

Nous avons tenté d’avoir des réponses de Bercy. Nos tentatives ont échoué. Un député qui souhaite garder l’anonymat tente une explication : “Le Gouvernement ne veut pas augmenter les sodas à quelques mois des présidentielles, pour ne pas désespérer les banlieues. Cela serait perçu comme une taxe pour les pauvres.”

Une étude de l’université de Boston, publiée le 9 octobre dernier, montre que les deux géants du soda, Coca et Pepsi, ont financé plus de 96 organismes nationaux de santé aux États-Unis entre 2010 et 2015 et que, pendant la même période, les firmes s’opposaient à 29 lois visant à réduire la part du sucre et l’obésité dans la population. Faut-il y voir une relation de cause à effet ? Coca-Cola et le ministère de la Jeunesse et des Sports ont des accords financiers. Le Gouvernement a modifié la loi pour permettre au CNDS (le Centre national pour le développement du sport) de s’ouvrir au mécénat (cf. conseil d’administration du CNDS du 1/12/2015). Et le seul mécène du CNDS est… Coca-Cola.

La dotation de la fondation Coca-Cola au CNDS pour 2014 et 2015 s’élève à 1,2 million d’euros. Ce qui avait inspiré ce commentaire laconique de l’association Foodwatch, qui avait forcé la firme américaine à publier la liste de ses sponsorings en décembre 2015 : “Le Centre national pour le développement du sport – organisme sous tutelle du ministère chargé des sports – consacre les fonds versés par son plus grand mécène, Coca-Cola, à… la lutte contre l’obésité des jeunes ! “Vous êtes en surpoids ? Faites donc un peu de sport et il n’y paraîtra plus. Mais surtout continuez d’acheter les produits Coca”, est en substance ce que cet impressionnant montant nous inspire.”

Au passage, on découvrait que Coca-Cola finance des associations, des organismes publics et des scientifiques à hauteur de 7 millions d’euros. Cela va de la Fédération française des diabétiques (au moins 250.000 euros) à l’université de Poitiers (228.000 euros) en passant par le Credoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), pour des analyses sur la consommation des boissons (85.000 euros) – “Relevons, note l’association Foodwatch, celle de 2013 qui concluait que les Français les mieux hydratés sont ceux qui varient et boivent autre chose que de l’eau. Elle insistait également sur le fait que les ados ne s’hydratent pas assez. Comprenez : il faut qu’ils boivent davantage, mais pas que de l’eau”.

Coca finance un organisme public

En 2015, Coca a donc financé 14 actions spécifiques (pour un montant de 324.333 euros) et la création d’un organisme public, lié au ministère des Sports, l’Observatoire national de l’activité physique et de la sédentarité (Onaps) pour 188.500 euros annuels (sur 3 ans), selon les documents que Le Lanceur s’est procurés (cf. captures d’écran ci-dessous). Pour résumer, un organisme public composé de trois fonctionnaires, financé indirectement par Coca-Cola, est chargé de promouvoir toutes les initiatives qui font bouger les Français, alors que les boissons sucrées sont dans le collimateur des scientifiques, qui les soupçonnent d’être largement responsables de l’augmentation de l’obésité.

Nous avons demandé à la directrice de l’Onaps, Corinne Praznoczy, ce que représentait l’argent de Coca-Cola dans leur budget. Voici sa réponse : “Le budget annuel de l’Onaps est d’environ 406.000 euros. Ce budget comprend la subvention du Centre national de développement du sport, établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministre chargé des sports, qui représente environ 46% de notre budget. Nous sommes financés par ailleurs dans le cadre d’appels à projets ou de partenariats pour réaliser des études. Le reste de notre budget comprend des mises à disposition de locaux, de personnels et de matériels, via nos partenaires (DRJSCS Auvergne-Rhône-Alpes, université d’Auvergne-UFR Santé, CHU de Clermont-Ferrand et Comité régional des offices municipaux du sport d’Auvergne).”

Nous lui avons aussi demandé s’il n’y avait pas d’incompatibilité entre les activités de l’Onaps et les buts poursuivis par Coca-Cola. Pour Corinne Praznoczy, Coca-Cola n’intervient pas dans leurs travaux : “Notre convention de financement a été signée avec le CNDS et nous sommes sous la tutelle du ministère des Sports. Nous rendons donc compte uniquement au CNDS et au ministère des Sports. L’Onaps travaille en toute autonomie. Ses travaux ne sont aucunement la propriété des entreprises ayant versé des dons au fonds de mécénat, lesquelles n’interviennent à aucun moment dans son fonctionnement, ses travaux et ses résultats. Je me permets de souligner qu’il existe de nombreuses opportunités pour que les mécènes participent financièrement à des projets dans le domaine de la culture, par exemple, comme de la santé.”

Si la directrice de l’Onaps a répondu à nos questions, le ministre, Thierry Braillard, et son cabinet sont restés muets sur le drôle de mécénat de Coca dans des organismes publics.

 

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