Cinq millions d’euros dissimulés dans des valises et livrés au ministère de l’Intérieur juste avant la présidentielle de 2007. C’est ce qu’affirme Ziad Takieddine dans un témoignage au site Mediapart. Entretien avec le président de l’association de lutte contre la corruption, Jean-Christophe Picard.
Le Lanceur : L’intermédiaire franco-libanais Ziad Takieddine raconte face aux caméras de Mediapart ses livraisons de trois valises de plusieurs millions d’euros depuis la Libye jusqu’à la place Beauvau avant la présidentielle de 2007, deux fois dans le bureau de Claude Guéant et une fois dans celui de Nicolas Sarkozy. Quel effet peut avoir ce témoignage à quelques jours du premier tour de la primaire de la droite et du centre ?
Jean-Christophe Picard : Cela fait quelque temps que nous sommes informés de l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy. Ce qu’a livré Ziad Takieddine est un témoignage supplémentaire, pas un scoop. Je pense qu’en démocratie c’est mieux que les citoyens soient informés avant plutôt qu’après. Ce sont les citoyens qui sont censés choisir les futurs candidats et les futurs élus et c’est bien qu’ils aient le maximum d’informations. Si ces propos ne sont pas calomnieux et qu’ils sont étayés et sérieux, ce qui semble être le cas, je pense que c’est une bonne chose. La personne qui sera élue à la présidence de la République va bénéficier de l’inviolabilité, c’est quand même bien de s’assurer que cette personne ne mériterait pas de passer devant un juge.
Nicolas Sarkozy et Claude Guéant démentent les accusations et ont annoncé poursuivre Ziad Takieddine pour diffamation. Ce dernier a été placé en garde à vue pour être interrogé par les enquêteurs. Ce témoignage va-t-il faire avancer l’enquête sur le financement libyen ?
Certainement. Normalement, il y a des traces de ses passages, même s’il y a eu pas mal de documents détruits après la présidence Sarkozy, ce qui est assez curieux. Anticor avait attaqué en justice dans l’affaire des sondages de l’Elysée, et nous nous sommes aperçus que des tas d’archives ont été détruites. Il y a eu un fonctionnement un peu opaque et, si l’on détruit des documents, c’est qu’on a des choses à cacher. C’est à la justice de dire si le témoignage de Ziad Takkiedine est vrai ou pas, au regard des preuves qu’ils obtiendront dans le cadre de l’enquête. Mais c’est un témoignage qu’on ne peut pas évacuer d’un revers de manche, car il est quand même très sérieux, étayé et corroboré par d’autres témoignages ou des éléments matériels.
C’est bien que les citoyens puissent savoir pour qui ils votent, que les journalistes en parlent et que les citoyens s’informent. Après, c’est à chacun de se faire son opinion”
C’est pourtant ce que son avocat, Thierry Herzog, semble faire en annonçant que “des poursuites judiciaires seront engagées en réponse à cette manipulation grossière” ?
Nicolas Sarkozy bénéficie de la présomption d’innocence sur ce dossier et on en prend acte, je ne l’accuse de rien. Par ailleurs, Nicolas Sarkozy est mis en examen dans deux affaires et il a très clairement, cela on peut l’affirmer, triché pour l’élection présidentielle de 2012 puisqu’il a dépassé son compte de campagne. Il faut savoir comment cela fonctionne : s’il viole à nouveau son compte de campagne et qu’il est élu président, son élection ne sera pas invalidée. On se retrouverait dans le cas de figure qu’on a eu en 2012 si Nicolas Sarkozy avait été élu, à savoir un candidat qui triche, qui est élu, qui a une sanction financière puisqu’on ne lui rembourse pas son compte de campagne mais qui reste président et se retrouve à être l’autorité morale d’un pays pendant cinq ans. C’est bien que les citoyens puissent savoir pour qui ils votent, que les journalistes en parlent et que les citoyens s’informent. Après, c’est à chacun de se faire son opinion.
Comment établir un règlement pour éviter les dérives ?
Anticor demande qu’une des conditions d’éligibilité soit un casier judiciaire vierge pour les crimes et délits liés à la corruption, c’est-à-dire les atteintes à la probité. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Nous militons aussi pour la suppression de l’inviolabilité pour le président de la République. Qu’un président soit protégé par une immunité lorsqu’il agit en lieu de ses fonctions de président, d’accord, mais l’inviolabilité, c’est la protection du président lorsqu’il n’agit pas dans le cadre de ses fonctions. Cela nous semble être un privilège anachronique et nous réclamons sa suppression pour le président mais aussi pour les parlementaires.
L’élection d’une personne au poste de président de la République gèle toutes les procédures judiciaires à son encontre le temps de sa présidence qui peut, en cas d’un double mandat, durer dix ans. Ce qui serait bien aussi, c’est que si un candidat à la présidence dépasse son compte de campagne, il soit déclaré inéligible et qu’il faille recommencer l’élection, comme cela se fait d’ailleurs pour les autres élections françaises. Sous la Ve République, il n’y a que pour la présidence où, si vous dépassez votre compte de campagne, vous n’êtes pas déclaré inéligible.
Sur le contrôle des comptes de campagne, il y aurait beaucoup à faire”
Comment sont accueillies ces volontés ?
Elles sont très bien accueillies par les citoyens, beaucoup moins bien par ceux qui sont concernés. C’est un peu la politique de l’autruche : en parler serait reconnaître que cela existe. Nous avons lancé une charte présidentielle, qui contient 10 propositions qui nous semblent incontournables pour rétablir la confiance, notamment entre les électeurs et le président. Des élus nous disent que notre charte sous-entend notamment que les parlementaires auraient des cadeaux et seraient influencés par les lobbys. On est dans le déni complet. Nous savons très bien que les lobbys ont un budget cadeaux, voyages, etc. Ces choses sont de l’ordre du secret de polichinelle. Il y a un déni et on explique que tout va bien, qu’il n’y a pas de lobbys, pas de pressions, que le cumul ne pose pas de problèmes et que l’inviolabilité, c’est normal. Il y a une vraie coupure entre les citoyens, qui en ont assez, et les élus qui considèrent que tout va bien et qu’il n’y a pas de problèmes.
Est-il envisageable de mettre en place des mesures qui empêcheraient que des valises de billets circulent d’un bout à l’autre de la planète pour financer des campagnes politiques ?
Sur le contrôle des comptes de campagne, il y aurait beaucoup à faire et aujourd’hui c’est vraiment très insuffisant. Le règlement des campagnes électorales est un peu technique. Sans rentrer dans les détails, un parti politique peut contribuer au financement d’une campagne. La commission nationale contrôle les comptes de campagne mais ne contrôle pas le compte du parti politique en même temps. Ce qui fait que tout ce qui est financé directement par le parti n’est pas contrôlé dans le cadre du contrôle des comptes de campagne. Comme l’argent qui vient du parti pour financer une campagne n’est pas contrôlé, on ne sait pas d’où il vient, où il va, etc. Il faut consolider les contrôles et faire en sorte que, quand la commission nationale contrôle un compte de campagne, elle contrôle également les sommes qui viennent du parti. Il y a aussi des tas de combines qui ne sont pas inconnues aujourd’hui et qui ne sont pas interdites. Comme le fait que les élus peuvent créer des agences de communication qu’ils vont facturer. Ils vont ensuite se faire rembourser ces sommes dans le cadre de leur campagne par des boîtes qu’ils ont créées eux-mêmes.
Aucun parti n’a intérêt à ce que le financement de ses campagnes soit contrôlé à ce point ?
Il n’y a pas de volonté politique là-dessus, même sur la fraude fiscale. Chaque année, au niveau européen, la fraude fiscale est estimée entre 1.000 et 2.000 milliards par des rapports de la Commission et du Parlement européens. À côté de cela, l’exil fiscal représente 500 milliards et la corruption entre 200 et 1.000 milliards par an au niveau européen. Ces sommes considérables pourraient permettre à la France de ne plus être en déficit. Il y aurait un intérêt économique à lutter contre cela, mais ce n’est très clairement pas l’obsession des politiques. Ce qui, pour Anticor, est une source d’étonnement, car je ne pense pas que demain les citoyens vont manifester dans la rue parce qu’on va renforcer la lutte contre la corruption, contre la fraude et l’exil fiscal.
Quand l’affaire des Panama Papers est sortie, la réaction de deux députés LR a été de dire qu’il fallait contrôler les comptes des bénéficiaires du RSA. C’est quand même incroyable que, lorsqu’on explique que des milliards d’euros partent au Panama, la réponse de quelques élus est de dire qu’on va contrôler les relevés de comptes des bénéficiaires du RSA. On voit bien la tentative de noyer le poisson. Même si quelques bénéficiaires du RSA fraudent ou magouillent, ce n’est pas là où l’on perd beaucoup d’argent. Là où l’on en perd beaucoup, c’est dans la fraude fiscal, l’exil fiscal, la corruption et le gaspillage.
Lorsqu’on a 2000 milliards d’euros de dette et qu’on est en déficit chaque année, on ne peut plus tolérer ce gaspillage, et plus seulement pour des raisons morales mais pour des raisons économiques”
Pendant sa campagne, François Hollande avait pourtant voulu faire de la lutte contre la fraude fiscale un cheval de bataille…
On ne va pas nier qu’il y a eu de petits progrès, comme le parquet national financier, la loi Sapin II et le fait que des associations comme Anticor puissent ester en justice alors qu’avant on se battait pendant des années pour être recevables. Mais est-ce à la hauteur du problème ? Absolument pas. Lorsqu’on a 2.000 milliards d’euros de dette et qu’on est en déficit chaque année, on ne peut plus tolérer ce gaspillage, et plus seulement pour des raisons morales mais pour des raisons économiques. Il y a vraiment des mesures fortes à prendre. Est-ce que nommer comme défenseur des droits un homme qui envoyait des hélicoptères pour étouffer des affaires dans l’Himalaya fait partie des mesures qu’on aurait dû prendre ? Je ne pense pas, honnêtement. Il y a quand même eu de grosses maladresses. Ce sont des problèmes qu’il faut régler à tous les niveaux. Au niveau mondial, avec les paradis fiscaux et les accords fiscaux. Au niveau français, avec la fin d’une ribambelle de privilèges et un renforcement des moyens de la justice et de la police. Mais aussi au niveau local.
À quel point la corruption est-elle répandue au niveau des communes ?
Nous avons des groupes locaux qui ont mis le nez dans de simples villages et, même si les sommes ne sont pas faramineuses, il s’agit quand même d’argent public. Nous avons porté plainte dans une affaire d’un petit marché public de 15.000 euros entre la ville de Menton et une société qui s’appelle Bygmalion. C’était il y a quatre ans. C’est cette plainte qui a déclenché la perquisition de Bygmalion. Parfois, dans de petites affaires de 15.000 euros, on soulève des lièvres. Cette petite corruption n’intéresse pas grand monde parce que ce sont de petites sommes mais, cumulées, cela représente beaucoup. C’est à tous les niveaux qu’il faut lutter contre la corruption.
La première chose à faire est de réfléchir quand on met un bulletin dans une urne avec des candidats qui soient, au moins en apparence, un peu honnêtes. Des électeurs se sont transformés en clients et l’acceptent. Très clairement, quand on vote pour Patrick Balkany ou Joëlle Ceccaldi-Raynaud, c’est qu’on a eu un logement, une place de crèche, un cadeau, une faveur, une subvention. Nous sommes responsables de l’état de notre démocratie en acceptant tout cela. Lorsqu’on a des candidats mis en examen, c’est à chacun de mesurer le sérieux des accusations et de se demander s’il veut nommer à la présidence de la République quelqu’un qui risque d’être condamné. C’est un choix à faire.