La lutte contre la corruption prend un nouveau visage. Mise en place par la loi Sapin II, l’Agence française anticorruption en sera l’un des aspects. Rencontre avec son directeur, fin connaisseur d’une pratique que les principaux concernés ne veulent souvent pas voir, quand d’autres l’imaginent gangrener la vie publique.
Le couloir de la nouvelle Agence française anticorruption est encore vide. Pleinement opérationnelle d’ici à 2018, elle sera composée de 70 agents chargés de prévenir et aider à détecter la corruption au sein des entreprises d’au moins 500 salariés et 100 millions de chiffre d’affaires et d’autorités publiques françaises. Pour diriger la structure, un “magistrat expérimenté” nommé par François Hollande : Charles Duchaine. Ex-juge d’instruction à Monaco et à Marseille, ce spécialiste des affaires financières et des pratiques de corruption nous a reçus au dernier étage du bâtiment, avenue d’Italie, dans le 13e arrondissement de Paris. Sur son bureau, les dossiers s’empilent déjà.
En matière de corruption, “tous pourris” est une caricature à laquelle il ne croit pas. Sans être généralisée au point que la police accepte un billet glissé de la main à la main plutôt que de mettre une amende, la corruption en France se trouve chez les élus ou les fonctionnaires publics dans la passation de marchés. “C’est une corruption beaucoup plus répandue qu’on ne veut bien le dire. En échange d’un marché, ils peuvent percevoir des commissions ou bénéficier d’avantages comme des travaux à leur bénéfice ou des voyages à pas cher.” S’il ne saurait affirmer que c’est une chance, celui qui a notamment mené l’investigation dans l’affaire Guérini et mis en examen le puissant sénateur et président du conseil départemental des Bouches-du-Rhône socialiste a eu l’occasion d’entendre pléthore de témoignages sur le sujet.
Une méthode bien huilée
“Dans la matière économique et financière, je me suis rendu compte qu’un certain nombre de grandes entreprises ne marchaient que comme ça”, lâche Charles Duchaine. De là à savoir si ce sont les entreprises qui ont fait de la corruption une stratégie ou les élus qui l’ont instaurée pour améliorer leur traitement, le constat est là : la corruption est aujourd’hui “une méthode”. Dont le propre est d’agir de façon clandestine et dissimulée. “Tout cela coûte très cher à la République et au contribuable. Il faut enquêter”, insiste Charles Duchaine, qui considère qu’en France “nous n’avons pas les effectifs de police et de gendarmerie suffisants pour enquêter dans ces affaires-là. Il faudrait multiplier les effectifs par dix et on commencerait à faire quelque chose de sérieux”.
L’agence ne sera pas chargée de détecter directement des faits de corruption dans les entreprises et autorités publiques concernées, mais d’éventuelles failles dans les dispositions de lutte contre la corruption détaillées dans la loi Sapin II. Conscient que “la prévention ne peut pas tout non plus”, Charles Duchaine considère que limiter les infractions d’atteinte à la probité est avant tout une question de détermination : “La lutte contre la corruption, qu’elle soit préventive ou répressive, est uniquement fondée sur la volonté. Elle suppose également des moyens.” Avec 70 agents au démarrage de l’agence, l’ancien magistrat n’a pas à se plaindre, reste à savoir comment ces effectifs travailleront ensemble.“Nous aurons des fonctionnaires qui viennent de la Direction générale des finances publiques, des magistrats judiciaires et de chambres régionales des comptes, des ingénieurs des Ponts et quelques policiers et gendarmes. Le recrutement est très diversifié, dans le souci de mettre en commun des cultures différentes pour essayer de mieux comprendre, de mieux analyser et surtout de créer une culture commune adaptée”, explique l’ancien juge d’instruction.
Pas de prévention sans sanction
Si la transparence est en vogue, elle n’est selon Charles Duchaine pas une fin. “C’est un moyen d’y voir plus clair, un outil au service de la prévention. Si on oblige les collectivités à publier leurs marchés, c’est pour savoir dans quelles conditions ils ont été passés, qui les a obtenus et pourquoi. Obliger les gens à justifier la manière dont ils vivent peut aider, mais il ne faut pas non plus que cette transparence devienne une façon d’endormir le bon petit peuple”, considère l’ancien magistrat.
Quant aux systèmes d’alerte internes dont doivent se doter les entreprises pour que les salariés puissent notamment faire remonter un fait de corruption, reste à savoir s’ils inspireront suffisamment confiance aux lanceurs d’alerte de demain. “Le fait de mettre en place ces dispositifs en rendant l’entreprise responsable en cas de non-application des dispositions de la loi peut changer l’état d’esprit, les mentalités et la culture au sein de l’entreprise”, espère Charles Duchaine, qui souligne également les limites de ce système : “S‘il s’agit d’alerter lorsqu’un agent d’une filiale à l’étranger se fait approcher par des personnes qui se présentent comme des intermédiaires et qui demandent de payer pour l’obtention d’un marché, c’est probablement sans risque, car la direction de l’entreprise n’est pas forcément à l’initiative de ce type de pratique. Par contre, aller dénoncer quelque chose qui se passe dans l’entreprise, au vu et au su de tous depuis vingt-cinq ans et qui implique la direction… ça me paraît être un peu suicidaire.”
Partisan d’une formule selon laquelle prévention et répression vont de pair, Charles Duchaine peut se demander si la justice suivra. “Quand la corruption est un mal recherché, vous pouvez bien mettre en œuvre tous les dispositifs que vous voulez – programmes de conformité, cartographie des risques ou système d’alerte interne [comme le prévoit la loi Sapin II, NdlR] –, si un élu ou un fonctionnaire a décidé d’être corrompu, il ne se passera rien, car la personne va délibérément commettre des actes ou s’abstenir d’en réaliser certains pour parvenir à ses fins. La réalité, c’est que, pour lutter contre la corruption, il faut sanctionner. Quand quelqu’un est pris la main dans le sac, il faut l’envoyer en prison et lui faire payer deux ou trois fois ce que ça lui a rapporté. C’est le seul moyen de dissuader.”
La fin des amendes “ridicules” et des “dossiers qui ne sortent jamais” ?
Charles Duchaine constate qu’aujourd’hui “les grandes entreprises et les personnes physiques ne sont pas sanctionnées”. Après avoir vu des dizaines de dossiers de corruption, il ajoute qu’il s’agit à chaque fois d’“amendes ridicules, voire de dossiers qui ne sortent jamais”. À croire que la corruption n’existe pas. Avec la loi Sapin II, la donne pourrait changer. Encore que, selon l’association Anticor, celle-ci n’irait pas assez loin. Une entreprise contrôlée par l’agence qui détecterait une affaire de corruption en son sein pourra éviter les poursuites judiciaires en négociant avec le procureur une “convention judiciaire d’intérêt public”. En échange d’une amende de 30% du chiffre d’affaires et de la mise en place d’un programme de mise en conformité sous le regard attentif de l’Agence française anticorruption, la société évitera de passer par la case tribunal. “Moyennant finances, les grandes entreprises corruptrices échapperont aux sanctions”, déplore Anticor.
“Un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais procès ou qu’un procès qui n’existe pas”, estime pour sa part Charles Duchaine, rappelant que cette transaction ne s’applique pas aux personnes physiques et ne permettrait donc pas “aux dirigeants de s’en sortir à meilleur compte”. Lorsqu’il s’agit de poursuivre l’entreprise elle-même, une seule peine serait véritablement efficace : la dissolution. “Pour une entreprise, c’est l’équivalent de la peine de mort. Notre économie et notre société ont-elles besoin de ça ?” interroge-t-il. “Derrière la loi Sapin II, il y a sans doute des préoccupations morales et de justice, mais il y a aussi des préoccupations économiques, poursuit le magistrat. Notamment celles de ne pas voir certains pays s’ériger en gendarmes du monde pour, en faisant semblant de lutter contre la corruption, mener des procédures qui s’apparentent à de la concurrence déloyale et venir vampiriser notre économie. Il était temps que l’on réagisse. Proposer à une société une sanction pécuniaire consistante, réelle et certaine vaut mieux que de perdre son temps pendant des mois et des années dans des procédures judiciaires qui s’enlisent, dont le résultat ne peut être efficace que s’il est financier. Or, jusqu’à maintenant, les amendes prononcées par les juridictions ne sont pas de nature à dissuader. Au contraire, elles sont presque incitatives.”
Quand la propreté peut devenir une faiblesse
Le directeur de l’Agence française anticorruption le sait, la lutte contre la corruption nécessite un savant équilibre pour sanctionner sévèrement sans pour autant pénaliser l’économie française à l’international. “Il faut bien comprendre que nous sommes dans une situation globalisée où tous les pays ne joueront pas le jeu de la même façon, prévient-il. Vouloir être plus propre que les autres, c’est prendre le risque de tuer son économie et de laisser la voie libre à d’autres, qui seront moins vertueuses.” Une lutte qui ne se fait donc pas forcément à armes égales, notamment face à des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis, certes réputés pour leur législation avancée en matière de lutte contre la corruption, mais qui abritent en parallèle des paradis fiscaux.
“Quand on vend des sociétés off-shore, quand on vend de l’opacité, on ne peut pas avoir la prétention de lutter de bonne foi contre la corruption. En France, si vous ouvrez un compte au nom d’une société, la législation impose que les représentants ou les détenteurs du capital soient connus. Ce n’est pas vrai au Wyoming, au Delaware ou dans les îles Vierges britanniques. Pourtant, à quoi servent ces paradis fiscaux ? À faire de la fraude fiscale et à commettre des crimes et des délits. Ils ne servent absolument à rien d’autre”, explique Charles Duchaine. Si un certain nombre de présidents de la République ont proposé de supprimer les paradis fiscaux et les sociétés off-shore, lui-même n’y a jamais cru : “Il faut arrêter de s’indigner devant des choses qu’on sait depuis vingt-cinq ans. Avec les Panama Papers, on fait semblant de découvrir la vie, alors que c’est déjà de l’histoire ancienne. On se demande pourquoi on ne parle pas de sociétés ou de places qui sont beaucoup plus à la mode, beaucoup plus récentes et où l’on pourrait sans doute épingler des gens beaucoup plus contemporains. Même s’il y a une nécessité économique à s’intéresser immédiatement à ce qu’il se passe à l’extérieur, sur un plan plus éthique, il faudrait d’abord balayer devant notre porte et s’occuper de ce qu’il se passe chez nous. Jusqu’à aujourd’hui, on a beaucoup réfléchi à de grandes théories. Il faudrait que ce soit un peu plus pragmatique. Mon but, ce n’est pas de faire de l’enrichissement ni personnel ni national, c’est de faire justice tout en préservant nos intérêts économiques”, conclut le directeur de la nouvelle Agence française anticorruption.