Un certain nombre d’articles de presse ont été publiés ces derniers jours pour critiquer les conditions de la nomination par le CSA de Delphine Ernotte à la présidence de France Télévisions. “Dysfonctionnements”, “opacité”, “bizarreries”, les mots employés sont inhabituellement forts. L’UMP se saisit même de l’affaire et l’inscrit à l’ordre du jour de sa réunion de demain. Bizarre, vous avez dit bizarre ?
La vraie “bizarrerie” dans cette affaire, c’est le fait que des supports de presse tels que Mediapart et L’Express se contentent aujourd’hui de rappeler que David Kessler – qui s’est beaucoup démené pour “sa” candidate Delphine Ernotte – ait été sous les ordres d’Olivier Schrameck quand celui-ci était directeur du cabinet de Lionel Jospin à Matignon. Oui, certes, et alors ? serait-on tenté d’ajouter. Car qui était aux côtés de Pascal Houzelot pour cautionner le projet Numéro 23 au CSA, le 8 mars 2012, escroquerie intellectuelle conçue dès son origine pour réaliser une juteuse opération financière, comme le dénonce désormais l’ancien conseiller Rachid Arhab ? David Kessler ! Qui était président de la République à l’époque et qui était, de fait, le vrai président d’un CSA qui n’avait plus aucun pouvoir propre, sauf celui d’organiser des auditions fantoches pour se donner des apparences de démocratie ? Nicolas Sarkozy !
Quelles personnalités enfin, outre David Kessler, défendaient contre toute attente Pascal Houzelot et son projet fumeux et avaient déclaré à l’auteur de ces lignes que “les jeux étaient faits” pour Numéro 23, et ce dès l’automne 2011 ? Patrick Buisson et Camille Pascal, deux très proches collaborateurs de Nicolas Sarkozy à l’Élysée ! Que l’UMP, qui se prétend aujourd’hui scandalisée, décide d’inscrire la nomination de la présidente de France Télévisions à l’ordre du jour de sa réunion hebdomadaire ressemble à s’y méprendre à une supercherie, surtout après l’affaire Bygmalion, qui, rappelons-le, comporte aussi un important volet audiovisuel, en plus de son volet strictement UMP. Quand on donne des leçons de comportement et de probité, il vaut mieux être soi-même irréprochable, sans quoi on n’est pas très crédible : il est troublant que les titres de presse précités n’aient pas été plus loin dans leurs investigations, choisissant au contraire de démarrer le compteur alors que la course était déjà bien engagée.
Quillot + Méaux = Zéro, dur dur pour l’ego
La presse s’émeut aussi du fait que Didier Quillot (ex-Lagardère Active et ex-Orange) n’ait pas été retenu dans la short list du CSA, alors même que celui-ci s’était offert les services de l’imparable et incontournable Anne Méaux, dont l’associée chez Image 7, Marie-Luce Skraburski, n’est autre que l’épouse de l’ancien président du CSA, Michel Boyon, celui-là même qui organisait “en toute transparence” des auditions publiques… alors que les chaînes étaient déjà attribuées par le sommet de l’État ! Un vrai mélange des genres, voire une pièce de boulevard, dont la France a le secret.
Jean-Pierre Raffarin, Éric Woerth et Nicolas Sarkozy se disent aujourd’hui, d’après L’Express, “abasourdis” à propos de la nomination de Delphine Ernotte et du rôle supposé de Sylvie Pierre-Brossolette, membre du CSA, laquelle aurait intrigué en coulisses pour faire élire l’heureuse élue.
“Abasourdis”, nous le sommes tout autant par ce “deux poids deux mesures” : à l’UMP, personne ne s’est jamais scandalisé lorsqu’un membre du CSA était illégalement intervenu, avant les auditions publiques, pour contraindre deux projets à fusionner (Urb TV et Numéro 23), rendant ainsi l’appel à candidatures de 2011 juridiquement nul. À l’UMP, personne ne s’est non plus jamais scandalisé de l’attribution d’un canal TNT à Pascal Houzelot pour Numéro 23, comme personne ne s’est scandalisé de la revente aujourd’hui annoncée à Next Radio TV (RMC, BFM), avec à la clé une plus-value de 90 millions d’euros. Au contraire, par l’entremise de son porte-parole, qui visiblement n’entend rien aux enjeux de l’audiovisuel, l’UMP envoie des communiqués de presse pour militants attardés (lire ici) afin de vanter les mérites de son nouvel ex-champion de la démocratie : Nicolas Sarkozy, encore et toujours.
“C’était mieux avant”
On prend donc les mêmes et on recommence… Comme le disait un ancien député socialiste de l’Indre, on a juridiquement tort quand on est politiquement minoritaire. L’entourage de Nicolas Sarkozy rêve de revanche et passe François Hollande – et ses supposés amis – par pertes et profits. À l’UMP, on échafaude en effet déjà mille plans et c’est à qui sera le plus inventif pour torpiller l’actuelle majorité et le CSA d’Olivier Schrameck. Ah, qu’il était bon le temps où le grand chef désignait lui-même ses candidats au gré de ses humeurs et de ses intérêts !
De fait, une partie de ce tout n’est qu’apparence et présentation destinée aux gogos. Car, plus on monte, plus l’oxygène se fait rare, plus le nombre de personnes et les amitiés aussi. En réalité, les politiques s’accommodent parfaitement des différents impôts, taxes, turpitudes diverses et variées, et autres intermédiaires sulfureux ayant servi à leurs prédécesseurs, si tout cela peut, à leur tour, servir leur carrière et leurs intérêts personnels. En privé, tous ou presque s’indignent ainsi de “la revente immorale de Numéro 23 à Alain Weill”, mais publiquement c’est autre chose, ils mettent une sourdine à leur indignation, de peur de ne plus être invités chez Bourdin si d’aventure les choses tournaient mal pour RMC.
Ce double langage n’est pas l’apanage de l’UMP, il est également à l’œuvre au centre (lire ici), comme à gauche. Ainsi Fleur Pellerin, qui au Sénat fait mine de s’offusquer de la revente de Numéro 23 et décore simultanément Pascal Houzelot de l’ordre des Arts et des Lettres, tout en participant à ses dîners mondains (lire ici). Difficile, après, de faire valoir l’intérêt général : comme le confie un ministre, en off, “je trouve la position de ma collègue bien inconfortable”.
Safa, ça vient… et quand ça vient, Safa
Bien pire, la gauche, qui en public n’a pas de mots assez durs envers Nicolas Sarkozy et ses amitiés libyennes, s’accommode fort bien des largesses d’Iskandar Safa lorsque celui-ci finance les chantiers navals (CMN) dans la bonne ville de Bernard Cazeneuve (PS), actuel ministre de l’Intérieur (lire ici), lequel Safa, nous confirme Roger Auque dans sa biographie parue il y a quelques semaines à titre posthume, était l’intermédiaire de Mouammar Kadhafi, qui avait bien payé la rançon pour la libération des otages du Liban (officiellement la France ne verse toujours pas de rançon). Quelqu’un s’en est-il indigné au PS ? Au Gouvernement ? Au Parlement ? Pas à ma connaissance. Ce silence arrange tout le monde, et pour cause.
Alors qu’Arnaud Montebourg, le “Monsieur Propre” du PS, demandait avec force une intervention de “la France à l’ONU pour faire cesser les massacres”, allant même jusqu’à écrire, sur son blog, le 22 février 2011 (lire ici), que “les derniers événements en Libye mettent à nu, une fois de plus, la médiocrité de la diplomatie française, inutile et incertaine face à la montée du mouvement d’émancipation démocratique que rien ne devrait arrêter dans le monde arabe”, il recevait sans aucuns états d’âme quelques mois plus tard à Bercy le “diplomate” Iskandar Safa, pourtant proche du Guide libyen, de Nicolas Sarkozy et de quelques autres, de Ziad Takieddine en passant par Jean-François Copé et Brice Hortefeux.
Il faut préciser qu’entretemps Arnaud Montebourg avait été nommé ministre du Redressement productif… et les amis de Mouammar Kadhafi (lequel avait déjà littéralement passé l’arme à gauche) sont immédiatement (re)devenus fréquentables. Oublié les “droits de l’homme”, les “bains de sang”, les effets de manches montebouresques et les conférences de presse spectaculaires, déclamées menton haut : comme le dit aujourd’hui, non sans humour, un fin connaisseur du dossier, “peu importe le Falcon, pourvu qu’on ait l’ivresse. À l’époque du Redressement productif, il fallait à tout prix que Montebourg engrange des succès en termes de sauvetage d’emplois et Cazeneuve ne ménageait pas ses efforts non plus car les CMN étaient en grande difficulté à Cherbourg (lire ici). Tout ça, c’était évidemment du cirque, car il s’agissait aussi de préparer la visite du Gouvernement du 12 novembre 2012 à Tripoli pour la vente des frégates. Safa en a bien été l’élément déterminant, et on voit aujourd’hui ses spectaculaires résultats avec les Rafale”.
Panem et circenses
Du cirque ? C’est, hélas, la triste réalité. À tort ou à raison, les médias sont perçus par la classe politique française comme un outil indispensable dans la conquête – et la conservation – du pouvoir. Rien de nouveau sous le soleil, donc. Mais lorsque les médias eux-mêmes ont la mémoire, l’indignation et le rappel des simples faits pour le moins sélectifs, on se dit que le problème n’est pas tant “un problème d’ORTF” que de coterie, de conflits d’intérêts et d’autocensure, le tout agrémenté de paresse intellectuelle chronique. Certes, une actualité chasse l’autre et demain, copier-coller oblige, on aura oublié jusqu’au nom de la présidente de France Télévisions, qui, d’ores et déjà accusée de tous les maux… ne prendra pourtant ses fonctions qu’à la fin du mois d’août !
Mais une chose est sûre : la campagne présidentielle a bel et bien débuté. Pour l’UMP, comme pour le PS et leurs forces d’appoint respectives, il s’agit, en dépit des discours de façade, de soumettre dès aujourd’hui le CSA, par une guerre des nerfs et une intimidation permanentes. Vieux réflexes, vieux discours, vieilles habitudes, dans le doux et désormais traditionnel ronronnement de l’alternance, où les moins fréquentables deviennent subitement incontournables : faut-il que tout change pour que rien ne change, comme le professait Tancredi dans Le Guépard de Lampedusa ? Cet équilibre métastable tiendra-t-il une fois de plus ou volera-t-il vraiment en éclats si, comme le prédisent tous les sondages, Marine Le Pen vire en tête le 23 avril 2017 ? René Thom, reviens, ils sont devenus fous !