Porfirio Francisco da Silva Couras est un électricien portugais. Fin 2012, il est embauché par l’agence d’intérim Tempo Indeterminado, qui recrute des intérimaires pour les détacher dans des entreprises françaises. Le dirigeant de l’une d’elles, Veriferme, vient d’être condamné pour travail dissimulé (lire en fin d’article). En parallèle au procès, l’ex-travailleur détaché raconte son histoire et les difficiles conditions de travail qu’il a expérimentées – conditions démenties par le dirigeant de Veriferme, Alberto Verissimo. Entretien.
Le Lanceur : Êtes-vous un lanceur d’alerte ?
Porfirio Francisco da Silva Couras : Je ne suis pas du tout un lanceur d’alerte. Ou peut-être le suis-je devenu quand j’ai rencontré la CGT. Mais, face à une telle situation, il est important d’agir.
Comment s’est passée votre embauche ?
Il faut savoir qu’au Portugal, depuis 2010, c’est la galère. On ne trouve plus de travail. À l’époque, soit j’étais au chômage, soit je faisais de petites missions. Je regardais donc tous les jours les offres d’emploi dans les journaux. Et il n’y avait rien. En 2012, à 42 ans donc, j’ai fini par tomber sur cette annonce de Tempo Indeterminado pour venir travailler en France. En décembre 2012, j’avais un entretien avec l’un des associés, Alberto Verissimo, à Braga au Portugal.
Au cours de cet entretien, avez-vous eu l’impression que quelque chose ne tournait pas rond ?
Non, pas du tout. Alberto Verissimo était bien habillé, bien coiffé, très sympa au premier abord. Il m’a expliqué qu’à travers cette société d’intérim il cherchait du monde pour sa société française, Veriferme. Pour travailler, entre autres chantiers, chez Michelin.
Et puis, il y avait du monde. Les locaux étaient très bien, avec plusieurs bureaux et plusieurs secrétaires. Ils embauchaient des électriciens, des plombiers, beaucoup de maçons, tous les métiers liés au bâtiment. Rien qui puisse laisser penser qu’il s’agissait d’une arnaque.
Quelle expérience aviez-vous à l’époque ?
J’ai commencé à travailler comme apprenti à 13 ans. En 1986, beaucoup d’argent est tombé avec l’entrée du Portugal dans la Communauté européenne. De nombreuses routes et usines ont été construites, il y avait du travail et les salaires étaient élevés : à l’âge de 17 ans, je gagnais la même chose qu’aujourd’hui.
Ensuite, je suis allé plusieurs années en Espagne pour travailler dans les tunnels des TGV. Puis je suis rentré au Portugal. Après la crise de 2008, c’est devenu vraiment compliqué. J’ai trouvé deux contrats en Martinique et en Guyane. Des entreprises françaises envoyaient des centaines de travailleurs intérimaires portugais dans des champs de panneaux solaires photovoltaïques. On gagnait très mal notre vie : 7 euros nets de l’heure en déplacement. En Guyane, on vivait à dix-sept dans une maison. C’était galère, tout le monde se cognait. Un mois après la fin du premier mois, je n’avais toujours pas mon premier salaire. Comme je parlais un peu français, j’ai menacé d’alerter la Gendarmerie. Le lendemain, ils m’empêchaient d’entrer sur le chantier et l’après-midi même j’avais un billet d’avion retour pour le Portugal.
Après ces expériences, quand j’ai trouvé ce poste chez Tempo Indeterminado pour travailler en France, j’étais super content.
Comment avez-vous commencé votre nouveau travail ?
Trois ou quatre jours après l’entretien, je reçois un appel. Je devais me rendre en France trois jours plus tard. C’était rapide mais, quand on n’a pas d’argent, on n’a pas le choix.
Après dix-sept heures de voyage, je suis arrivé à Riom le 12 décembre 2012, à 4h30 du matin. J’ai commencé à bosser à 7h au dépôt, à Ménétrol. C’était le lieu où se trouvaient les bureaux, où se garaient les camions, où on prenait notre matériel. Je suis parti tout de suite sur un chantier Michelin à la Combaude. J’étais très heureux.
Sur quels chantiers travailliez-vous ?
Les matins, au dépôt, on était une quarantaine d’intérimaires portugais et nous allions travailler sur différents chantiers de BTP [décrochés par Veriferme], dont Michelin, La Poste et aussi des chantiers pour des particuliers.
En fait, il faut comprendre que Tempo Indeterminado recrutait pour les entreprises de la région de Clermont-Ferrand. Mais avec des accords tels que ces entreprises s’engageaient à ne jamais embaucher les intérimaires portugais en CDI. Pour que la boîte d’intérim continue à gagner de l’argent.
On travaillait au minimum 10 heures par jour, plus le samedi, soit entre 60 et 70 heures par semaine. Parfois le dimanche aussi”
Dans quelles conditions travailliez-vous ?
On travaillait beaucoup, je l’avoue. Au minimum 10 heures par jour, plus le samedi, soit entre 60 et 70 heures par semaine. Parfois le dimanche aussi. On touchait environ 7 euros nets de l’heure, mais les heures supplémentaires n’étaient pas toujours payées. À l’époque, ça ne m’inquiétait pas, j’étais content… et je faisais confiance, tout simplement. En plus, moi et les papiers, c’est une très longue histoire de haine !
Et pour l’hébergement ?
Pour dormir, au début, j’étais hébergé avec d’autres personnes. Puis j’ai eu mon propre logement. C’est la seule condition que j’avais mise lors de l’entretien d’embauche. Je ne voulais plus revivre ce qui s’était passé en Guyane.
À quel moment vous êtes-vous rendu compte que quelque chose clochait ?
Les choses ont basculé autour du 10 juin 2013, le jour de la fête nationale du Portugal. C’était le matin, on prenait le café tous ensemble. Le patron nous a annoncé : “Écoutez, les gars, je ne serai pas là pendant une semaine parce que je suis invité – avec d’autres entrepreneurs internationaux – par le président de la République portugaise pour l’emploi que je crée en France. J’ai l’avion payé, l’hôtel payé, le taxi payé… et vous savez qui paie tout ça ?” Il a laissé un temps puis nous a désignés tour à tour. “Toi, toi, toi…” C’est à partir de ce jour-là que je me suis dit qu’il y avait un problème et que je n’étais pas à ma place.
Vous n’êtes pas contents ? J’en vire vingt, j’en ramène quarante du Portugal !”
Travailliez-vous dans les mêmes conditions que les employés sous contrat français ?
Non. Le matin, les Français sortaient à 8h du dépôt et à 17h ils étaient de retour. Nous, les Portugais, on sortait à 7h20 du dépôt pour être à 8h sur le chantier et le soir on ne rentrait pas avant 19 ou 20h. Le vendredi, les Français partaient à 11h. Nous, on continuait jusqu’au soir. Et on bossait le samedi. On ne pouvait pas dire au patron : “Le samedi, je ne travaille pas, je me repose un peu.” Pourtant, ça aurait été normal, puisqu’on faisait 10 ou 11 heures par jour ! Il nous répondait que, si nous ne venions pas le samedi, nous ne viendrions plus du tout. Les yeux dans les yeux : “Vous êtes là pour bosser les gars, vous n’êtes pas en vacances.”
Pour toutes les réclamations, c’était pareil : “Écoutez, les gars, vous n’êtes pas contents ? J’en vire vingt, j’en ramène quarante du Portugal, sans aucun souci.” Et on fermait nos gueules.
Les syndicalistes ne voyaient-ils pas ce qui se passait ?
Effectivement, les syndicalistes sont nombreux sur ces chantiers, mais ils ne peuvent pas faire grand-chose. Ils venaient bien nous parler dans les coins, quand les chefs s’éloignaient, pour nous poser certaines questions. Mais on était briefés, on répondait qu’on gagnait 2 000 euros par mois et que tout allait bien. Sinon, on risquait d’être renvoyés au Portugal.
Être renvoyé au Portugal, n’est-ce pas ce qui a failli vous arriver quand vous êtes tombé malade et que vous avez été mis à la porte ?
Oui, en juillet. J’ai de l’arthrose. Quand on fait 70 heures par semaine, on est complètement pourri, on a mal partout, on se déboîte le dos… Je suis allé voir le médecin et il m’a arrêté une semaine. Il a rempli les papiers pour la Sécurité sociale, mais je n’avais aucun droit en France. Je me suis tout de même reposé une semaine. Quand j’ai repris le boulot le lundi suivant, Alberto Verissimo m’a dit de repartir et qu’il ne voulait plus de moi. Sûrement parce que mon dos était un peu bousillé.
Le mari de son associée chez Tempo Indeterminado, Nuno, m’a demandé de quitter le logement et m’a tendu un billet d’avion. Je lui ai répondu qu’il pouvait se mettre son billet à un endroit bien précis et que je resterais. Ils m’ont alors laissé trois semaines pour partir.
Vous avez choisi de rester. Pourtant, vous avez vécu l’enfer après votre départ de Tempo Indeterminado.
Je ne voulais pas repartir au Portugal comme ça. Je suis quelqu’un de très fier. Mais je n’avais plus d’argent, car je n’avais pas été totalement payé. J’en étais à récupérer les mégots par terre pour les fumer. Pour essayer de retrouver du boulot, je devais me déplacer en stop. À plus de quarante ans, ce n’est pas évident. Au bout d’un moment comme ça, j’ai pété un câble. La veille du jour où je devais quitter le logement, j’ai fait une tentative de suicide.
Je me suis réveillé à l’hôpital. Je n’avais plus de maison, plus rien. Heureusement, des amis m’ont aidé. Un copain m’a prêté une voiture, où je suis resté deux semaines, sur le parking du Casino de Châtel-Guyon. Puis le copain m’a hébergé quelques semaines, il me donnait à manger et me payait mes clopes.
Assistante sociale, CAF… Je n’avais droit à rien du tout. La mairie de Châtel-Guyon m’a gardé trois semaines dans une maison d’hébergement pour femmes. Pendant toute cette période, d’août à octobre 2013, je mangeais grâce à l’aide alimentaire ou à des gens qui m’aidaient.
J’ai porté plainte au commissariat pour mon licenciement, mais je n’ai jamais eu de nouvelle.
Comment avez-vous pu avertir la CGT ?
Ce n’est pas arrivé tout de suite. J’ai d’abord trouvé un travail en intérim, d’octobre à décembre 2013. Du coup, j’ai pu louer ce petit appartement, racheter à manger… En 2014, j’ai fait de l’intérim un peu partout et beaucoup de black, dans des conditions très dures et parfois pas payé.
En mai 2014, j’ai trouvé un CDD de trois mois dans une boîte lyonnaise – avec un patron portugais – sur le chantier de l’université d’architecture de Clermont-Ferrand. J’étais très content, enfin un vrai contrat français ! Sur le chantier, en racontant mon expérience chez Veriferme, un plaquiste d’une autre boîte m’a donné le numéro de téléphone de la CGT. Ils essayaient de prouver la fraude au détachement de Veriferme. On s’est donné rendez-vous.
Le syndicat essayait déjà de coincer Veriferme ?
Ils étaient au courant qu’il y avait du travail dissimulé. Mais ils manquaient de preuves. Je déteste les papiers mais je garde tout, je leur ai donc tout donné : mes relevés bancaires portugais, mes bulletins de paie et les feuilles qu’on signait à part pour les heures supplémentaires. Ils ont pu remettre ces documents sur le procès pénal qu’ils avaient déjà en cours. Je pense que, grâce à ça, ils ont pu avancer.
Vous avez eu le courage et l’occasion de pouvoir résister, mais bien d’autres ne le font pas. Que se passe-t-il pour eux ?
Ils finissent clochards en France. Ou ils acceptent leur billet d’avion ou de bus. Il se disent que mieux vaut peu que rien du tout, que le salaire est toujours meilleur qu’au Portugal – où ils touchent autour de 500 euros au lieu de peut-être 1 300 ici – et ils acceptent de rentrer chez eux. Ils ferment leur gueule.
Quand j’ai travaillé en Guyane, moi aussi, on m’a donné mon billet d’avion. Je suis rentré au Portugal et j’ai été payé plus tard. Moi aussi, j’ai fermé ma gueule.
Quelle est votre situation aujourd’hui ?
Le CDD avec la boîte lyonnaise s’est très mal terminé, car au bout de deux mois, encore une fois, je n’étais pas payé. La CGT m’a accompagné dans une action aux prud’hommes grâce à laquelle j’ai pu récupérer mon salaire. Ça a été encore une épreuve.
Mais j’ai fini par trouver du travail à Volvic pour une entreprise d’électricité d’une quarantaine de personnes, en décembre 2014. D’abord en intérim, puis le patron m’a embauché en CDI en février 2015. Un très bon patron. Aujourd’hui, même si ma boîte ferme, ou que mon patron n’est plus content de moi, j’aurai le chômage et je pourrai facilement chercher ailleurs. Si je suis malade, je peux m’arrêter et disposer d’un traitement. La vie est belle.
Comment pourrait-on éviter ce qui vous est arrivé ?
L’enfer que j’ai vécu pendant toutes ces années doit se terminer pour tout le monde. Si les punitions étaient plus lourdes, il y aurait moins d’abus. En décembre 2015, Alberto Verissimo a été condamné pour travail dissimulé : le véritable employeur des salariés portugais, c’était bien Veriferme et non pas Tempo Indeterminado. Il a pris trois mois de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende. Son avocat lui a peut-être coûté plus cher !
Alberto Verissimo a une très belle maison et une très belle voiture. Je ne suis pas jaloux, mais l’a-t-il mérité grâce à son travail ? Ou est-ce plutôt grâce aux employés qu’il a sous-payés, et aux impôts et cotisations qu’il a évités ? L’Urssaf s’est portée partie civile dans le procès : son redressement s’élève à plus d’un million d’euros.
Propos recueillis par Eva Thiebaud
Alberto Verissimo : “Le témoignage de Francisco est complètement faux”
“Je n’ai rien à me reprocher. J’ai donc fait appel du jugement de décembre 2015, et du redressement de l’Urssaf”, se défend Alberto Verissimo.
Bien qu’il en ait été l’associé, le président de Veriferme et d’Aunoble Industrie affirme ne pas avoir eu de responsabilités réelles chez son sous-traitant, Tempo Indeterminado. Une défense qui n’a pour le moment pas convaincu le tribunal correctionnel de Clermont-Ferrand : “Le prévenu peut difficilement soutenir qu’il ne jouait aucun rôle au sein de cette société”, peut-on lire dans les débats.
Il a été condamné en décembre 2015, pour exécution de travail dissimulé entre janvier 2012 et septembre 2014, à trois mois d’emprisonnement avec sursis et 10 000 euros d’amende. Il a également été condamné à verser des dommages et intérêts aux différentes parties civiles : un euro pour la Fédération du bâtiment et des travaux publics du Puy-de-Dôme, 500 euros pour l’Urssaf d’Auvergne et 1 000 euros pour l’Union syndicale de la construction du bois et de l’ameublement CGT. “Bien que les procédures soient distinctes, cette condamnation en correctionnelle a légitimé le redressement de l’Urssaf, qui se chiffre à 1,2 million d’euros”, explique Me Khalida Badji, l’avocate de la CGT.
Concernant le témoignage de Porfirio Francisco da Silva Couras, Alberto Verissimo considère qu’il est complètement faux : selon lui, les salariés portugais travaillaient dans les mêmes conditions que les Français. Il affirme qu’ils étaient très bien payés, entre 1 500 et 2 000 euros par mois, et que jamais ils n’ont été mis sous pression dans les termes que décrit l’électricien. Par ailleurs, les frais de déplacement et d’hébergement étaient pris en charge et les heures supplémentaires rémunérées, ou récupérées lors de retours au Portugal, “Francisco étant le seul à prétendre le contraire”, selon le dirigeant. Il dément avoir licencié l’électricien : selon le chef d’entreprise, le contrat de Francisco chez le sous-traitant Tempo Indeterminado s’est terminé car il n’y avait plus de travail chez Michelin.
Enfin, il dément également avoir dit aux ouvriers que c’étaient eux qui payeraient son voyage au moment de l’invitation du président de la République portugaise en 2013.
“Veriferme est aujourd’hui en redressement judiciaire, parce que nous avons entretemps perdu les marchés chez Michelin. Au final, avec ce procès, la CGT risque de détruire cent familles sur la place de Clermont-Ferrand. Personnellement, j’ai créé de l’emploi pendant toutes ces années, est-ce le cas de la CGT ?” questionne le chef d’entreprise.
Le travail détaché est-il toujours illégal ?
Non, travail détaché ne rime pas forcément avec travail illégal. Défini par une directive européenne de 1996, le statut de détaché permet à un employeur européen d’envoyer ses salariés effectuer une mission temporaire dans un autre pays de l’Union européenne – en respectant le droit du travail en vigueur dans le pays d’accueil, notamment le temps de travail et les conditions salariales. Mais il est parfois dévoyé par certains entrepreneurs indélicats. Ceux-ci utilisent des sociétés “boîtes aux lettres” pour recruter en fausse sous-traitance dans des pays à bas coût, ne paient pas leurs salariés détachés aux conditions françaises, les font travailler davantage que leurs collègues français ou les logent dans de scandaleuses conditions.
Les pays de l’Est s’opposent farouchement à un renforcement de la réglementation. Le 8 mars, une révision de la directive de 1996 a été déposée par la commissaire belge à l’emploi et aux affaires sociales, Marianne Thyssen, avec le soutien de la France et de l’Allemagne. Elle propose notamment de rémunérer au même niveau travailleurs nationaux et détachés : à travail égal, salaire égal. Dix pays d’Europe de l’Est et le Danemark viennent de s’opposer à cette révision en enclenchant la procédure du “carton jaune” : la Commission européenne devrait donc aujourd’hui reconsidérer son initiative.