Le Lanceur

De nouveaux éléments accusent la surveillance “made in France” en Libye

Kadhafi arrive à l’Elysée, le 12 décembre 2007 © MAXPPP

De nouvelles archives et un témoignage, obtenus par Libération et France Inter, attestent que l’ex-dictature libyenne de Kadhafi a bel et bien utilisé un système de surveillance, développé par la société française Amesys, pour torturer ses opposants. Le Lanceur rappelle qu’une autre entreprise française, Qosmos, a travaillé et installé des sondes d’interception de communications pour Amesys jusqu’en 2008.

C’est une nouvelle charge contre le “made in France” exporté au cœur des dictatures arabes. Mardi 16 mars, Libération et France Inter ont publié de nouveaux éléments démontrant que la technologie de surveillance baptisée Eagle, fournie par la société française Amesys au régime du dictateur libyen Mouammar Kadhafi, a bel et bien été utilisée pour réprimer et torturer les opposants en Libye.

Les deux médias ont pu consulter 31 documents versés au dossier d’instruction du pôle Crimes contre l’humanité du parquet de Paris, qui enquête depuis janvier 2013 sur une “complicité d’actes de torture” visant la société Amesys, filiale du groupe français Bull. Des bilans d’écoute, des listes de courriels interceptés, des formulaires ciblés, autant de documents des services de renseignement libyens retrouvés dans un centre d’écoute de Tripoli à la chute du colonel Kadhafi. Des documents portant souvent la mention “Eagle”, du nom du programme de surveillance vendu à la Libye de Kadhafi par la société française Amesys, un contrat déjà révélé par Mediapart en octobre 2011.

Libération publie notamment le courriel d’un opposant, envoyé en plein Printemps arabe, à la date du 14 janvier 2011, qui témoigne d’une “tension intérieure à cause de l’injustice et de la répression du régime de Kadhafi”. Une annotation des renseignements libyens, à l’écriture manuscrite, indique sur le document : “Sous surveillance+qui est-ce ?” Puis : “Lui créer un dossier.” Sur l’en-tête du courriel, on peut lire “https://eagle/interception”.

Le 11 décembre 2015, un nouveau témoin, l’opposant libyen Alsanosi Fonaas, a également été entendu par le magistrat du pôle Crimes contre l’humanité, Claude Choquet. L’ingénieur de 36 ans a raconté au juge avoir été détenu et torturé 89 jours dans une prison de Benghazi par les services libyens. France Inter rapporte ainsi ses propos : ““Ils m’ont présenté un gros dossier et c’est là que j’ai vu le signe (…) avec un aigle”, déclare Alsanosi Fonaas sur procès-verbal, semblant associer cet aigle au système Eagle. “Dans ce dossier, ils avaient plusieurs pages Facebook avec des informations sur le nombre de pages, les heures. (…) [Ce dossier] contenait beaucoup de documents. Je n’ai vu que quelques pages. Ils voulaient me montrer qu’ils étaient parfaitement au courant de ce que je faisais”.”

La société française Qosmos sous-traitant d’Amesys jusqu’en 2008

Mais une autre entreprise française, Qosmos, placée comme témoin assisté en avril 2015 dans le volet surveillance en Syrie du pôle Crimes contre l’humanité du parquet de Paris, n’est pas étrangère au programme Eagle. En effet, Le Lanceur a pu se procurer des documents qui révèlent que Qosmos a travaillé et livré des sondes Jupiter d’interception de communications pour la société i2e/Artware, devenue Amesys, jusqu’en septembre 2008. Dans les objectifs du projet, énoncés lors d’une réunion de lancement en avril 2007, Qosmos annonce fournir “deux équipements d’interception conformes aux spécifications techniques de besoin du produit Jupiter dans le cadre du projet Eagle”. Selon nos informations, deux mois plus tard, en juin 2007, la première sonde est livrée à Amesys, qui finira par rompre le contrat en septembre 2008 pour faire appel à un autre fournisseur, cette fois allemand, Ipoque. Or, selon un militaire français interviewé par Le Figaro en 2011, le système d’écoute libyen, qui servira à réprimer et torturer les opposants au régime de Kadhafi, a été mis en route “fin juillet 2008”.

Contacté par Le Lanceur, le service de communication de Qosmos explique qu’“à la suite d’une étude de faisabilité, la technologie Qosmos n’a pas été retenue par Amesys pour le projet à destination de la Libye. Toute relation entre Qosmos et Amesys a été interrompue à compter de septembre 2008”. La société française insiste sur le fait que “son métier n’est pas de vendre des systèmes de surveillance” : elle “fournit des composants logiciels d’analyse de trafic à des équipementiers qui les intègrent dans des solutions plus vastes pour des applications diverses (optimisation du trafic mobile, chaînage des services, qualité de service, analyse d’usage, pare-feu ou encore cyber-sécurité – lutte contre les virus et les attaques informatiques –, etc.)”.

Le 23 février dernier, dans un entretien exclusif avec Le Lanceur, l’ancien rédacteur technique de Qosmos, l’Irlandais James Dunne, nous révélait déjà être l’une des sources à l’origine de la plainte de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), qui a provoqué en avril 2014 l’ouverture d’une information judiciaire pour complicité d’actes de torture en Syrie. Le lanceur d’alerte nous confiait : “Je crois qu’aujourd’hui Orwell commence à ressembler à un optimiste ! On l’a pris pour un pessimiste mais regardez Snowden, c’est le citoyen d’un pays démocratique exilé en Russie, et Chelsea Manning, qui a agi de bonne foi, est en prison pour trente-cinq ans aux États-Unis. Le journaliste Glenn Greenwald, qui a révélé l’affaire Snowden, parle dans l’introduction de son livre* de trois cas de surveillance de masse. J’ai travaillé à mon insu sur deux de ces cas, Eagle en Libye et Asfador** en Syrie.”

Nulle part où se cacher, JC Lattès, 2014.
** Asfador est le nom de code du projet visant à vendre un système de surveillance de masse au régime de Bachar al-Assad en Syrie, dans lequel Qosmos est partie prenante avec d’autres sociétés européennes.

 

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