Certains antidépresseurs semblent faire durablement – voire définitivement – perdre le goût à la vie et plonger les patients dans des états de dépression profonde. La plupart du temps, les soignants refusent d’établir le lien entre le traitement et l’anhédonie qu’il provoque. La détresse des patients est telle que, dans les pays où c’est possible, ils demandent à bénéficier d’un suicide assisté.
“Je me suis procuré une arme à feu, pour être sûr de pouvoir en finir rapidement quand je le déciderai, assène Damien, 22 ans. J’ai le droit de mourir, c’est légitime dans mon état. Ce n’est pas seulement sa vie sexuelle qu’on perd à cause des ISRS (1), c’est sa vie tout court. Ces molécules vous enlèvent complètement la capacité à ressentir du plaisir. Faire un tour en forêt, boire un pot en terrasse avec des amis, regarder un film : tout se fond dans une bouillie de grisaille. Je n’ai plus aucune raison de vivre ; à l’intérieur de moi, il n’y a que du vide. J’ai l’impression d’être une merde, tout le temps.”
Voici deux ans, le médecin de Damien lui a prescrit des antidépresseurs ISRS pour de légers troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et de l’anxiété. “À 25 milligrammes, je me suis senti déconnecté et mes TOC ne diminuaient quasiment pas. Le docteur a augmenté les doses : à 50 milligrammes, j’étais profondément déprimé et j’avais envie de me suicider. Il m’a dit que ça allait passer, que je devais poursuivre. Ma libido a complètement disparu. Il a augmenté la dose à 75 milligrammes et là j’étais un zombie. Ma mémoire comporte des trous noirs à cette période.” Un autre médecin lui fait arrêter brutalement le traitement : “Après deux jours, j’étais en manque, une vraie descente de sevrage. Un cauchemar. Et depuis, je souffre d’anhédonie, l’incapacité totale à ressentir du plaisir.” Damien a dû arrêter ses études. Il s’est renseigné sur les pays qui autorisent le suicide assisté. “Le problème, c’est la longueur des procédures, soupire-t-il. Ils exigent qu’on ait essayé tous les traitements possibles, pendant un an, pour être sûr qu’il ne reste aucun espoir. Je risque de me retrouver avec une ordonnance d’antidépresseurs, un comble !”
D’abord le sexe, puis le reste
Damien et Loïc (31 ans, également atteint de ces symptômes) estiment qu’on devrait parler de “syndrome post-ISRS”, pas de “syndrome de dysfonctionnement sexuel post-ISRS” – connu sous son acronyme anglais : PSSD. “La dimension sexuelle devient secondaire quand on perd tout le reste, argue Damien. Comme la plupart des autres hommes sous ISRS, mon pénis a rapetissé, il s’est comme rétracté, rétréci. Et mon sperme est devenu caoutchouteux. Si je retrouvais le reste de mes sensations, je pourrais sans doute supporter ça. Mais je ne crois pas que les femmes atteintes pourraient en dire autant, car elles souffrent de douleurs pelviennes insupportables.”
Certaines femmes qui prennent ou ont pris des ISRS ou des IRSNa se plaignent en effet de douleurs et de démangeaisons génitales permanentes, désormais connues sous l’acronyme PGAD (persistent genital arousal disorder, “trouble persistant d’excitation génitale”). Lyon Capitale avait consacré un article à cette pathologie, que le professeur David Healy présente dans cette vidéo (en anglais, sous-titrée en français). Les hommes peuvent également en être affectés.
Un médecin blogueur français, le docteur Marc Gozlan, faisait en 2017 état du syndrome PGAD suivant notamment la prise d’antidépresseurs et d’antiépileptiques. Il y citait une revue de la littérature scientifique établie par une équipe de l’hôpital Tenon, à Paris, en 2012, dont la conclusion était que “les patientes entrant dans le cadre nosologique du PGAD sont probablement infiniment plus nombreuses que les cas rapportés. La méconnaissance par les praticiens de cette pathologie pousse probablement certains d’entre eux à considérer comme folles des patientes qui ne le sont pas”.
Et les patients ont d’autant plus de mal à se faire entendre qu’ils sont déjà dans des situations de fragilité psychologique, comme l’illustre l’histoire de Maria, 45 ans. Affectée d’un PGAD qui l’empêche de travailler et de mener une vie normale, elle s’est retrouvée internée en hôpital psychiatrique. Elle a eu le plus grand mal à en sortir et vit aujourd’hui dans la crainte de se voir retirer la garde de sa fille de 13 ans. “C’est une épée de Damoclès que mon psychiatre tient au-dessus de moi, témoigne-t-elle. Pour lui, tous mes problèmes sont dans ma tête. J’ai, à ses yeux, une psychose et c’est ce qui crée tous ces symptômes invalidants. Je n’ai jamais pu lui faire admettre que les médicaments avaient une part de responsabilité. Si j’insiste, il risque d’entamer des démarches pour que je sois de nouveau internée et que ma fille soit placée.”
“Mort à l’intérieur”
Jehan, 50 ans, craint également une hospitalisation à la demande d’un tiers. Il en a déjà subi une, sollicitée par son frère, qui pensait agir pour le mieux. Ancien marathonien, ingénieur de formation, Jehan a traversé une séparation brutale voici deux ans et demi. La navrante ironie de son histoire, c’est qu’il avait alors déjà entendu parler des effets secondaires graves des antidépresseurs, surtout des ISRS. Il a donc demandé à son généraliste de ne pas lui en prescrire. “Du coup, il m’a donné du Valdoxan (2), un antidépresseur dit “mélatoninergique”, en m’assurant qu’il était super bien toléré, comme de la mélatonine. J’ai vite ressenti une perte de sensibilité dans les membres et un état d’anxiété très marqué. Mais, comme le médecin m’assurait que ce n’était pas le médicament, j’ai continué deux mois.” Les symptômes s’aggravent au point que Jehan ne peut plus travailler. Son généraliste lui établit un arrêt de travail et l’adresse à un psychiatre, qui ajoute du bupropion (3) à la prescription initiale. Jehan ne peut plus sortir de son lit. Ses membres, sa tête et ses parties génitales sont comme anesthésiés. Quand il n’a pas de crises de panique, il reste inerte, comme une coquille vide. “Un jour, j’ai passé sept heures d’affilée face à un miroir, chez moi, relate-t-il. Mon cerveau s’était comme bloqué. J’étais en enfer.” Sa sœur l’emmène à l’hôpital, où il est interné en psychiatrie. Malgré ses protestations, on lui administre des antipsychotiques et des ISRS, en lui assurant que ses symptômes physiques et mentaux relèvent de délires psychotiques. Son état empire encore, avec des douleurs musculaires insupportables. Il finit par sortir et arrête tous les traitements. Mais reste, depuis, “en enfer”.
“C’est la pire torture possible : prendre tout ce qui est vivant en vous, sans vous tuer, reprend-il. Je me force à bouger, mais je suis mort à l’intérieur. Si je n’avais pas mes deux filles, j’aurais mis fin à mes jours depuis longtemps. Même si, quand je les vois, je ne ressens plus rien. Tout comme quand ma mère est morte, au printemps dernier. Voici deux ans et demi que je n’ai pas ri, souri, pleuré. J’ai perdu le sommeil, l’appétit, tous mes muscles ont fondu car je n’ai pas le courage de bouger, la plupart du temps. J’ai perdu ma famille, mon travail, ma maison. Je peux boire une bouteille de vodka sans en ressentir aucun effet. Mon pouls, au repos, atteint 110-120 pulsations par minute. Les médecins disent que je “ne réponds pas aux traitements” et me proposent des électrochocs. Moi, je pense que j’ai été empoisonné par ces molécules. La psychiatrie moderne ne sait que donner des médicaments. Elle est mortifère.”
Piste épigénétique
“Plusieurs jeunes gens m’ont demandé des lettres appuyant leur requête de suicide assisté, déclare le professeur David Healy, l’un des rares psychiatres reconnaissant l’existence du syndrome (qui sera à Grenoble et à Lyon mi-octobre, voir ci-dessous). Pour le moment, je suis parvenu à les convaincre d’attendre un peu, car il existe un petit espoir, une piste de traitement identifiée par des groupes de patients eux-mêmes. Il s’agit de la déméthylation d’ADN, qui pourrait “réparer” certains mécanismes d’origine génétique désactivés par les ISRS – et par certains autres médicaments, d’ailleurs, comme les traitements pédiatriques de l’asthme. Encore faut-il que les patients obtiennent l’autorisation de tenter ces traitements, qui sont des chimiothérapies toxiques, réservées à certains cancers.”
Les patients du monde entier communiquent sur les réseaux sociaux – généralement en anglais, ce qui limite fortement l’accès aux informations pour les personnes ne maîtrisant pas cette langue – et cherchent, ensemble, des pistes de traitement. Lorsqu’on les interroge, ils assurent n’avoir pas le choix car l’immense majorité des soignants qui les traitent nie leur vécu. “Ils disent que c’est la dépression qui continue, qu’il faut reprendre les antidépresseurs, voire augmenter les doses, déplore le professeur Healy. Sur les forums, des patients racontent que leur médecin les tourne en ridicule, les ignore, voire les insulte. Ils sont déjà dans une souffrance terrible : ce déni constitue une violence supplémentaire, encore plus intolérable que les symptômes. Les personnes de Dignitas, l’association suisse qui met en œuvre le droit à mourir, m’ont assuré qu’elles avaient eu beaucoup de demandes de personnes souffrant de ce syndrome. On prescrit des ISRS aux patients souffrant de TOC et de troubles anxieux. Ensuite, ils développent des dépressions résistantes aux médicaments, mais personne n’établit le lien : ces patients sont en fait intoxiqués par les médicaments. Or, les ISRS, en France, concernent au moins 5 à 6 millions de personnes, dont 90 % qui les prennent depuis plus d’un an. Car ces médicaments entraînent des dépendances très fortes.”
Au moins deux jeunes femmes, âgées respectivement de 27 et 28 ans, ont obtenu l’euthanasie pour des souffrances mentales intolérables et/ou une dépression résistante aux médicaments : une Belge et une Néerlandaise. Un tel “suicide assisté” n’en reste pas moins “un long chemin semé d’obstacles” car il faut que le rapport médical “confirme que ce souhait n’est pas un symptôme des troubles psychiques mais une décision mûrement réfléchie”, prévient le site Internet de Dignitas. L’association s’est déclarée “trop débordée de demandes d’euthanasie” pour pouvoir répondre à nos questions.
Stimulation transcrânienne et électrochocs
Au CHU de Nantes, le docteur Samuel Bulteau reçoit de nombreux patients atteints de dépression résistant aux traitements. Il les traite par stimulation magnétique transcrânienne (rTMS) : on applique une bobine aimantée sur le crâne afin que le champ magnétique stimule une zone précise du cerveau – “de la taille d’un dé à coudre”, précise le psychiatre. Les effets indésirables sont minimes et transitoires (quelques maux de tête passagers), l’efficacité avérée. 30 à 40 % des patients n’ont plus de symptômes, certains sont améliorés durablement. Bien que non invasive, indolore et ne nécessitant pas d’anesthésie générale – contrairement à l’électroconvulsivothérapie (nouveau nom des électrochocs) –, la rTMS n’est pas encore reconnue par la Haute Autorité de santé. Elle n’est donc pas remboursée en France, contrairement aux États-Unis, à l’Allemagne, à la Finlande, au Canada, à l’Australie, Israël, etc. Dans l’Hexagone, elle est pratiquée dans un nombre limité de centres et reste à ce jour, en pratique, réservée aux patients ayant essayé au moins deux “lignes de traitement” antidépresseurs sans résultat ou qui sont intolérants aux antidépresseurs.
“Je vois aussi nombre de patients que les antidépresseurs aident, assure le docteur Bulteau. Certains sont paralysés par l’anxiété, d’autres très ralentis ; des médicaments bien ciblés peuvent notamment diminuer suffisamment les symptômes pour leur permettre de suivre une psychothérapie, qui a des effets durables. La clé de tout, c’est le dialogue patient-médecin. L’indication doit être bien posée, le dosage adapté ; le médecin doit connaître la personnalité de son patient, ses circonstances de vie, son environnement. Et lui expliquer en détail ce qu’il attend de la molécule, les effets indésirables possibles, etc. On prévient, par exemple, que certaines molécules peuvent avoir comme effet indésirable une baisse de la libido – laquelle constitue aussi un symptôme connu de dépression – et/ou des dysfonctionnements érectiles, qui eux peuvent également résulter d’un terrain vasculaire, d’un abus de certaines substances, de causes psychologiques. Il faut tenir compte du profil, car, si un antidépresseur stimulant est prescrit à une personne anxieuse, cela peut majorer son anxiété. Idem pour les personnes bipolaires : on doit leur prescrire des régulateurs d’humeur, comme le lithium qui a fait ses preuves depuis cinquante ans. Là, les antidépresseurs ne sont pas indiqués et exposent à un risque d’instabilité de l’humeur.”
Accepter de tâtonner
Aux yeux du psychiatre, la prescription constitue un art, dont le maniement est délicat : “Il ne faut pas hésiter à revoir sa copie avec le patient, dit-il, utiliser à bon escient l’effet placebo, évaluer précisément les interactions médicamenteuses et l’observance, c’est-à-dire la façon dont le patient suit réellement son traitement”. Dans 40 à 50 % des cas, les personnes atteintes de maladies chroniques ne prennent pas correctement leur traitement.
“La dépression est de plus en plus vue comme une maladie liée à l’inflammation, laquelle est alimentée par un mode de vie peu sain : sédentarité, malbouffe, stress, alcool, tabac, etc. Et elle semble corrélée à une baisse de la plasticité cérébrale, également due à la surexposition au cortisol, l’hormone du stress. Le sport, un sommeil suffisant, la méditation, les techniques de contrôle du stress et une bonne alimentation peuvent contribuer à restaurer cette plasticité. Selon les cas, la rTMS et les médicaments aussi. Il faut pouvoir jouer sur plusieurs leviers.” L’aide appropriée à chaque cas ne sera pas forcément médicamenteuse, poursuit le médecin, qui aimerait “déstigmatiser” la dépression, puisque seulement 50 % des cas sont diagnostiqués et que seule la moitié de ceux-ci bénéficierait d’une prise en charge médicale adéquate. “Alors que la dépression est à l’origine de l’essentiel des 110 000 tentatives de suicide par an en France, dont plus de 10 000 décès. Elle touche une personne sur cinq sur la vie entière mais ne représente que 2 % des budgets de recherche.”
Au vu de son expérience, le docteur Bulteau se déclare optimiste : “Même chez les patients dits “résistants”, souffrant d’anhédonie – un symptôme cardinal de la dépression – depuis plusieurs années, quand on remet tout à plat et qu’on traite, éventuellement avec des synergies entre prise en charge médicamenteuse, stimulation cérébrale, psychothérapie, on peut encore arriver à des rémissions complètes. Notamment avec l’électroconvulsivothérapie, qui fonctionne dans environ 70 % des cas sur les dépressifs chroniques mais souffre trop souvent d’une image désastreuse, par méconnaissance.”
Interrogé sur la vraisemblance d’effets indésirables graves irréversibles des antidépresseurs, le psychiatre de 37 ans déclare n’en avoir pas vu dans sa pratique. Il ajoute qu’un scientifique doit rester ouvert aux hypothèses, que, de manière générale, “en présence d’une explication biologique plausible et d’observations statistiquement significatives et reproductibles, on ne peut pas exclure a priori un phénomène”.
“Le choix des antidépresseurs et de la rTMS est discuté au cas par cas selon l’intensité des symptômes et l’histoire de la maladie, en recherchant des synergies de prise en charge, conclut-il. Il faut éviter le sur-recours à ces molécules – par exemple en cas d’anxiété passagère, de difficulté d’adaptation ponctuelle à une situation – mais aussi leur sous-utilisation, à la bonne posologie, dans les dépressions sévères avérées. Une partie de ces problèmes d’évaluation découle du manque de moyens chronique de la psychiatrie, dénoncé par Marion Leboyer dans son livre (4).”
Effet inverse de celui recherché
Le docteur Bruno Toussaint, rédacteur en chef de Prescrire, seule revue médicale indépendante de l’industrie (15 000 abonnés, sur environ 90 000 généralistes et 84 000 spécialistes en activité en France), discerne aussi une autre cause : “Comme toujours, au moment du lancement d’un médicament, le fabricant vante son efficacité. Au fil des années, on constate qu’elle a été surévaluée et les effets indésirables sous-évalués. Les médecins doivent être conscients de l’impact des “labos” sur leur formation et sur leur appréciation de l’efficacité des médicaments. Or, ils persistent parfois dans le déni de certains faits, comme cela s’est passé pour le Mediator, alors même que l’efficacité de ces molécules n’est pas significativement meilleure qu’un placebo, tout en créant des dépendances.” L’ajout de ces effets indésirables dans le RCP (résumé des caractéristiques du produit, la “fiche d’identité” du médicament, annexée à son autorisation de mise sur le marché et complément de la notice) permet juste aux industriels d’“ouvrir le parapluie”, car les victimes ne peuvent plus intenter de procès à la firme pour un effet indésirable dès lors qu’il figure sur le RCP. Or, ce document – “en théorie consultable sur le site de l’ANSM, mais vous pourrez constater qu’il n’est pas facile à trouver et à lire” – ne mentionne ni la gravité ni la fréquence de ces manifestations.
“Le professeur Healy est scientifiquement crédible, il consacre beaucoup d’énergie aux psychotropes et c’est bien utile, reprend le docteur Toussaint. Son hypothèse sur le rôle des ISRS dans l’apparition de dépressions résistant aux médicaments est intéressante. Car, en pharmacologie, on sait que certains médicaments, chez certaines personnes, produisent l’effet inverse de celui recherché. Ainsi, des patients peuvent déclarer une allergie aux antihistaminiques, d’autres voient leurs douleurs aggravées par des opioïdes forts, d’autres encore traversent des états d’agitation sous benzodiazépines, qui sont des tranquillisants. C’est la diversité humaine… Un tel mécanisme pourrait être lié à la fréquence des troubles du sevrage.”
Dans le fond, on ne dispose pas vraiment de traitement efficace contre la dépression, estime Bruno Toussaint : “Quand on étudie l’action des ISRS, ces inhibiteurs dits sélectifs, on voit qu’elle n’est pas vraiment sélective, à quelque niveau que ce soit. Nous tenons à le répéter, car nous espérons que, progressivement, les médecins réaliseront que les firmes leur vendent du marketing ! En revanche, toute molécule active a des effets indésirables, sur le cerveau et sur l’ensemble du corps. Et toutes les molécules dites antidépressives ne se valent pas : ainsi, nous avons publié une mise en garde sur le citalopram (Seropram), l’escitalopram (Seroplex, Sipralexa) et la venlafaxine (Effexor), qui posent des problèmes cardiaques. Malheureusement, ils sont encore très prescrits…”
Espoir d’une chimiothérapie ?
“La seule chose qui me maintient en vie, c’est l’espoir d’un traitement, reconnaît Loïc, qui a été sous ISRS pendant huit mois, en 2012. Je me sens anesthésié et ça dure depuis sept ans. Plus rien n’a de saveur. Les médecins m’ont proposé un implant pénien pour retrouver un semblant de vie sexuelle, parce que les injections d’hormones dans les corps caverneux ne fonctionnent pas très bien chez moi. Peut-être que récupérer une vie sexuelle m’aiderait – je n’en suis même pas sûr. Mon neurologue m’affirme que les ISRS ne peuvent pas m’avoir mis dans cet état, puisqu’ils sont prescrits contre l’éjaculation précoce. Mais nous ne réagissons pas tous de la même façon aux médicaments. Le premier cas de dysfonction sexuelle durable post-ISRS a été signalé en 1988 et rien n’a bougé depuis. Et personne n’en a guéri. Ces molécules devraient être interdites.”
Sollicitée à plusieurs reprises, l’ANSM ne nous a pas répondu, tout comme l’EMA, l’Agence européenne du médicament. L’EMA a pourtant récemment reconnu l’existence d’effets indésirables sexuels après la prise d’antidépresseurs.
Pour tenter d’aider un peu les patients atteints, le professeur Healy les oriente souvent vers des groupes d’asexuels, “afin qu’ils puissent tisser des relations ne reposant pas sur la sexualité”, explique-t-il. “Les connexions entre antidépresseurs, sexualité et liens affectifs restent à explorer, dit-il. Il est troublant que de plus en plus de gens revendiquent d’être asexuels : sont-ils sous traitement, ou l’ont-ils été ? La recherche a démontré, sur des modèles animaux, que l’exposition aux ISRS in utero entraînait une fréquence accrue de l’asexualité.”
Le docteur Peter Gøtzsche (un chercheur danois considéré comme l’un des meilleurs spécialistes indépendants des médicaments) estime que seulement 2 % des psychotropes sont prescrits à bon escient. Il rappelle dans ses livres et conférences que “les médicaments sont la troisième cause de décès en Europe et aux États-Unis, après les maladies cardiovasculaires et le cancer” et que “le [business model] des laboratoires est le même que celui du crime organisé : fraudes, pots-de-vin, corruption, etc.”. “Les populations se porteraient nettement mieux si on retirait tous les psychotropes du marché, écrit-il, car les médecins ne savent pas bien s’en servir. L’existence de ces substances cause dès lors plus de mal que de bien. Les psychiatres devraient tout faire pour traiter sans médicaments, ou le moins possible, pendant des laps de temps aussi courts que possible.”
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Inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine : les antidépresseurs les plus couramment prescrits – fluoxétine (Prozac, Sarafem), paroxétine (Deroxat, Seroxat, Paxil), sertraline (Zoloft), etc. Les symptômes d’anhédonie peuvent également apparaître pendant ou après un traitement par ISRNa, inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline – venlafaxine (Effexor), duloxétine (Cymbalta), etc. –, après un traitement contre l’asthme, etc.
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Également commercialisé sous les noms Melitor et Thymanax. La molécule active se nomme agomélatine.
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Le bupropion (Zyban, Wellbutrin, etc.) est présenté comme un “inhibiteur sélectif de la recapture des catécholamines” (noradrénaline et dopamine).
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M. Leboyer et P.-M. Llorca, Psychiatrie, l’état d’urgence, Fayard, 2018.
Sur la dépendance (article en anglais) : https://www.theguardian.com/society/2017/may/06/dont-know-who-am-antidepressant-long-term-use
Le professeur David Healy donne une conférence à Grenoble le 14 octobre sur le thème “Sexe, antidépresseurs et néolibéralisme” – à 18h30 à la Maison des sciences de l’homme (MSH, sur le campus de St-Martin-d’Hères). Même chose à Lyon le 15 octobre – à 14h30 à la faculté de médecine Laënnec.
Ces deux événements seront filmés et disponibles en libre accès ensuite sur le site de la MSH et sur https://lbbe.univ-lyon1.fr/Pr-David-Healy-UK.html
ENTRETIEN
“Il faut exclure de l’euthanasie toutes les maladies psychiatriques” (Jean-Louis Touraine)
Entretien avec Jean-Louis Touraine, professeur de médecine (sa spécialité est l’immunologie) et député LREM de la 3e circonscription du Rhône, rapporteur de la mission parlementaire d’information sur la loi de bioéthique, qui s’est prononcé en faveur de la légalisation de l’euthanasie.
Des personnes ne souffrant pas de pathologie mortelle mais en grande souffrance psychique devraient-elles pouvoir accéder au suicide assisté ?
En France, c’est impensable à ce stade. Il est déjà difficile d’obtenir ce droit à une mort choisie pour des personnes atteintes de maladies neurodégénératives incurables comme la maladie de Charcot. Ma proposition de loi portant sur “la fin de vie dans la dignité”, déposée fin septembre 2017, visait ce genre de pathologies, ainsi que les cancers en phase terminale. Il faut, à mon sens, exclure de l’euthanasie tous les états dépressifs et les maladies psychiatriques, ainsi que tous les cas où les personnes ne sont pas en état de donner leur avis. Notre mission a auditionné des médecins et parlementaires belges, pays où la loi de 2002 inclut les souffrances psychiques comme motif de demande. Ils nous ont déclaré que cela ne concernait qu’une infime minorité de cas extrêmes, nécessitant l’accord exprès de plusieurs médecins, au sein d’une commission spécifique. [Nos confrères du Soir rapportaient en 2015 que 2 à 3 % des 2 000 euthanasies pratiquées en Belgique le sont pour des “souffrances psychiques insupportables”, NdlR]. Un état dépressif peut entraîner une envie de se donner la mort. Mais, vouloir mourir ne saurait justifier d’accéder à l’euthanasie, on entrerait là dans un engrenage dangereux, qui pourrait aboutir à euthanasier des patients de psychiatrie, des personnes âgées fatiguées de vivre…
Vous revendiquez de sortir du paternalisme en matière de choix de sa mort. Comment justifier dès lors le refus de l’euthanasie à certaines catégories de population ?
Je ne juge pas ceux qui veulent mettre fin à leurs jours. Notamment dans ces états d’anhédonie, où la vie est pitoyable. J’entends la souffrance psychique majeure, mais je ne veux pas d’une organisation sociétale pour y mettre fin par l’euthanasie. Cela va à l’encontre de toute la formation des médecins, particulièrement en France où on trouve beaucoup plus de cas d’acharnement thérapeutique que d’aide à mourir ! Le patient doit être réellement en fin de vie, pour des raisons de santé objectives. Ce qui ne recouvre pas forcément les états végétatifs, d’ailleurs : voyez Vincent Lambert, qui a survécu onze ans.
Avez-vous été confronté, en tant que médecin, à des effets secondaires invalidants de certains médicaments ?
Bien sûr, j’ai notamment vu des patients dépendants aux benzodiazépines, incapables d’arrêter. Sur certains patients, les antihypertenseurs et même de simples antalgiques peuvent avoir un effet délétère sur la libido et sur la fonction sexuelle. Pour ce qui concerne les ISRS, après l’avis de l’Agence européenne du médicament, les laboratoires vont “ouvrir le parapluie” en ajoutant cette information au RCP (1). Plus largement, les réévaluations du rapport bénéfice/risque après la mise sur le marché sont insuffisantes. L’industrie pharmaceutique finance la quasi-totalité de la formation médicale continue, la Cour des comptes le dénonce régulièrement. En France, le dialogue patient-médecin s’avère lacunaire, avec une attitude souvent paternaliste du soignant, qui n’intègre pas suffisamment le patient dans les choix thérapeutiques. Cela conduit d’ailleurs à une observance faible des traitements. On a besoin d’un vrai changement de culture. Les médecins doivent dire aux patients qu’aucun traitement actif n’est sans danger. On dénombre 10 000 à 15 000 morts par an du mésusage thérapeutique dans notre pays. Les pouvoirs publics devraient prendre en main la formation continue des médecins.
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RCP : résumé des caractéristiques du produit, la “fiche d’identité” du médicament, destinée aux professionnels.