Jusqu’à 30 000 emplois étaient annoncés pour percer le tunnel du Lyon-Turin. Aujourd’hui, quelques centaines de salariés seulement s’y activent, dont une majorité d’intérimaires et quelques détachés. Même au plus fort du chantier, les prévisions chantantes des promoteurs du projet ne seront jamais atteintes. Entre effet d’annonce et réalité, décryptage de l’emploi créé sur un chantier pharaonique.
“Les plus optimistes vont jusqu’à 10 000 personnes sur le chantier. Il est plus raisonnable de parler de 3 000”, répondait Louis Besson aux journalistes qui l’interrogeaient sur les répercussions qu’aurait le chantier du Lyon-Turin sur l’emploi, dans Le Dauphiné libéré du 13 mars 2012. Aujourd’hui, l’ancien maire socialiste de Chambéry juge cette estimation ancienne et s’en défend : “J’ai toujours été d’une extrême prudence avec les chiffres, car il y a beaucoup de façons d’évaluer l’emploi, explique-t-il. Si le financement du chantier est abondant, il pourra y avoir trois ou quatre entrées de chantier [pour le tunnel de base], chacune avec 500 ou 600 emplois. Mais, si le financement s’étale davantage, et qu’il ne peut y avoir qu’une ou deux entrées de chantier, le nombre d’emplois est divisé.” Aujourd’hui président de la commission intergouvernementale pour le Lyon-Turin, Louis Besson ajoute que bureaux d’études et fournisseurs créent aussi de l’emploi indirect. Faut-il ou non les compter ? “Il y a aussi ceux qui évaluent l’emploi sur la totalité des années de chantier. Bref, il y a plusieurs approches possibles et tout le monde a raison. Il est ridicule d’en faire polémique”, estime M. Besson.
Lire l’emploi dans des tripes de lapin
Indéniablement, la double ligne ferroviaire à grande vitesse (fret et passagers) entre Lyon et Turin agite depuis quelques années de floues et fluctuantes prédictions d’emplois. En 2012, le journal du conseil régional Rhône-Alpes mentionnait “près de 30 000 emplois directs [qui] devraient être générés par le chantier du Lyon-Turin entre 2014 et 2021”. Soit 3 000 à 6 000 emplois par an sur le tunnel de base, c’est-à-dire le tunnel franco-italien de 57 km qui perforera les Alpes entre Saint-Jean-de-Maurienne et Suze, lequel ne constitue qu’une partie du projet global, reliant Lyon et Turin.
Un an plus tard, en 2013, les chiffres sont revus à la baisse : le préfet de Savoie, Éric Jalon, déclare au magazine Lyon Capitale que le projet créerait “au total 21 000 emplois selon un comptage hommes-année sur les 9 ans de chantier, en agrégeant les emplois directs et indirects”.
En ce qui concerne ces emplois indirects engendrés par la chaîne de sous-traitance, la socioéconomiste spécialiste des questions de travail et de territoire Jacqueline Lorthiois se montre critique. “La plupart de ces emplois indirects – dont la sécurité, le gardiennage ou l’entretien – ne correspond pas à de la création d’emplois, explique-t-elle, mais simplement à du maintien dans l’emploi d’activités existantes de services aux entreprises.”
Quid des emplois induits, calculés en “équivalents-emplois” en prenant en compte consommation, impôts et autres taxes générés par les emplois directs? Pas de pronostic pour ce chantier. Il faut dire que les méthodes de calcul sont âprement discutées, et difficilement vérifiables.
Précaires et subventionnées créations d’emplois locales
Finalement, aujourd’hui, sur le chantier du tunnel du Lyon-Turin, qu’en est-il ? Car les travaux ont commencé fin 2014 avec la pudiquement désignée “galerie de reconnaissance”, qui entame bel et bien le projet. Le percement de ce tronçon de 9 km entre la descenderie de Saint-Martin-la-Porte (près de Saint-Jean-de Maurienne) et celle de La Praz a été décroché en mai 2014, pour un montant total de 391 millions d’euros, par un groupement d’entreprises franco-italiennes mandaté par Spie Batignolles TPCI, une filiale spécialisée dans les travaux souterrains du groupe Spie Batignolles.
Le chantier regroupait fin mars 2016 environ 440 employés, qui n’ont pas tous été embauchés récemment : 160 environ faisaient déjà partie des entreprises du groupement et ont été affectés à ce projet. 65 emplois sous-traitants et environ 210 intérimaires (dont plus de la moitié de Mauriennais) complètent le tableau de l’emploi sur le chantier. Interrogé sur la précarité de ces derniers salariés, le chargé de mission Lyon-Turin à la préfecture de Chambéry, Patrick Dieny, préfère souligner que le chantier est devenu le plus gros pourvoyeur local d’emplois. “Nous sommes heureux d’accueillir cette activité dans la vallée”, poursuit-il.
Si tout se passe comme prévu, le chantier – au coût total estimé d’environ 8,6 milliards d’euros – devrait recevoir 2 000 personnes entre 2020 et 2025, se répartissant entre Saint-Jean-de-Maurienne et les trois descenderies de St-Martin-la-Porte, La Praz et Villarodin-Bourget/Modane où se trouveront les fronts de percement. Pour accompagner la zone dans cette aventure, un “contrat de territoire Maurienne” a été signé pour la période 2015-2020 entre l’État, la région Auvergne-Rhône-Alpes, le département de la Savoie et le syndicat du pays de Maurienne. Pour une enveloppe totale de 40 millions d’euros, le contrat prévoit deux volets : l’un doit “impulser une dynamique nouvelle de développement” sur le territoire, l’autre doit mettre en œuvre une démarche “grand chantier”. Qui envisage notamment la formation des salariés locaux, avec un financement prévu de 6,1 millions d’euros. Souhaitons qu’ils ne soient pas tous embauchés par la suite en intérim.
Salarié détaché, es-tu là ?
Quant aux travailleurs détachés, ces travailleurs européens qui défraient régulièrement l’actualité, leur contingent semble aujourd’hui assez réduit. Une vingtaine d’Italiens détachés, une quinzaine de Portugais et une dizaine de Polonais intérimaires “sous régime français” (1) travaillent pour le groupement d’entreprises. “Je suis allé sur le chantier de Saint-Martin-la-Porte pour vérifier [la présence de salariés détachés, NdlR], précise Louis Besson, qui préside la commission intergouvernementale pour le Lyon-Turin. Selon les chiffres qu’on m’a présentés, il n’y avait que quelques détachés polonais, des professionnels très bien payés, spécialisés dans des domaines qu’on ne trouve plus en France ou en Italie – mais encore en Pologne, grâce à sa tradition minière.” Chez les sous-traitants, 20 à 25 salariés seraient détachés, selon Patrick Dieny. “Tout le monde a les yeux rivés sur ce chantier, explique le chargé de mission à la préfecture. Le groupement d’entreprises ne souhaite donc pas se retrouver en difficulté, et prend conseil directement auprès de l’inspection du travail.”
Malgré cette déclaration de bonne pratique, la CGT souhaiterait pouvoir vérifier par elle-même que ces employés travaillent et vivent dans de bonnes conditions. Car c’est parfois loin d’être le cas, ces hommes pouvant cumuler semaines de 70 heures et conditions indignes d’hébergement. Le syndicat tente depuis fin 2015 d’implanter un local syndical sur ce chantier (lire ici). Sans résultat pour le moment, le groupement d’entreprises semblant s’y opposer. “On a toujours du mal à savoir ce qui se passe sur ce chantier”, reconnaît Antoine Fatiga, responsable Transport Cheminots à la CGT.
Pour mémoire, sur certains grands chantiers, des entreprises ont récemment recouru de manière massive et frauduleuse au travail détaché. Comme Bouygues sur le chantier du réacteur pressurisé européen (EPR) de Flamanville, qui a été condamné en première instance en juillet 2015 pour avoir employé illégalement 460 salariés roumains et polonais.
Quand la ligne sera construite
Après le chantier… viendra l’utilisation de l’infrastructure. L’exploitation du tunnel de base générera quelques centaines d’emplois durables. Mais en détruira aussi, rappelle Jacqueline Lorthiois. “Dans les comptages, on oublie presque systématiquement les emplois cannibalisés par les grands projets construits”, dénonce la socioéconomiste. En l’occurrence, il faudra sans doute s’attendre à des destructions de postes liées à l’abandon de la ligne existante du mont Cenis. Autres victimes collatérales : les terres agricoles et les emplois afférents. “Le foncier est l’outil de travail des paysans, soulignait dans un communiqué la Confédération paysanne de Savoie et Haute-Savoie. Il en va dans le cas du projet Lyon-Turin de la dévastation de 1.500 hectares sur l’ensemble d’un tracé qui éliminera les paysans, détruira l’activité économique et la vitalité d’un territoire.”
L’amélioration de la mobilité des passagers et du fret de marchandises que permettra la construction de la double ligne ferroviaire compensera-t-elle économiquement les destructions d’emplois et de ressources ? Difficile de répondre. Si les promoteurs du projet en sont convaincus, les opposants restent sceptiques. Leur donnant raison, un référé de la Cour des comptes de 2012 soulignait un projet surdimensionné par rapport aux besoins réels, un pilotage insuffisant, des coûts très importants, des prévisions de trafic revues à la baisse et, au final, une rentabilité socioéconomique discutable.
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Chiffres et données sont issus de l’Observatoire du Grand Chantier du Lyon-Turin du 14 juin 2016, données groupement d’entreprises à fin mars 2016.
Des grands projets cannibales
Les premiers cabinets commencent à compter l’emploi détruit par les grands projets. Ainsi, dans le cadre du débat public organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP) pour le projet de centre commercial géant Europacity – attendu pour 2024 dans le triangle de Gonesse à côté de Paris – certaines études comptabilisent ces destructions d’emplois. Celle du cabinet McKinsey prévoit dans une de ses hypothèses 11 800 emplois créés par ces centaines de milliers de mètres carrés de restaurants, centres commerciaux, hôtels et parcs d’attraction… mais aussi 8 800 emplois détruits, notamment dans les commerces alentour. Soit finalement un solde de 3 000 emplois nets.