Le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire suite à la plainte d’un avocat contre l’administration fiscale. Me Pierre Farge accuse notamment une antenne de Bercy spécialisée dans le renseignement fiscal d’avoir piraté la base de données de son cabinet pour se servir d’informations couvertes par le secret professionnel. L’avocat dénonce un scandale d’État et une mise à mal de la très jeune législation censée protéger les lanceurs d’alerte.
C’est une affaire qui en dit long sur la difficulté à lancer une alerte aujourd’hui en France. Elle interpelle aussi sur le fonctionnement de l’administration fiscale. Au printemps dernier, un cadre d’un grand établissement financier, écœuré par les pratiques de son employeur, se décide à lancer l’alerte et transmettre les informations en sa possession aux autorités françaises. Pour se protéger des procédures bâillons devenues le quotidien des lanceurs d’alerte, il mandate Me Pierre Farge, figure montante du barreau de Paris. En l’absence de dispositif de protection claire, ce dernier se rapproche d’abord de l’Agence française anticorruption (AFA) avant d’être orienté vers l’administration fiscale. Devant l’importance des informations que pourrait livrer le lanceur d’alerte, un rendez-vous est rapidement fixé avec M. Jean-Patrick Martini, directeur du service des investigations élargies (SIE), une cellule de Bercy considérée comme les services secrets fiscaux. L’entretien se déroule le 26 avril 2018 dans les locaux du service à Pantin, en banlieue parisienne, avec le haut fonctionnaire en question. Jean-Patrick Martini est un habitué des dossiers sensibles au ministère des Finances : il a officié dans l’affaire Falciani et à ce titre est présenté par les journalistes du Monde Fabrice Lhomme et Gérard Davet (dans leur livre-enquête sur les SwissLeaks publié aux éditions Stock) comme “un agent secret au service de Sa Majesté Bercy”.
Durant son entretien avec le haut fonctionnaire, Me Farge tente d’obtenir certaines garanties pour son client, dont il protège scrupuleusement l’anonymat. L’avocat indique ainsi la nature des informations à très fort enjeu en sa possession à Jean-Patrick Martini, qui se montre très intéressé. Au bout d’une heure d’entretien, les deux interlocuteurs se séparent assez peu avancés, promettant chacun poliment de réfléchir à leur échange. “La circulaire qui encadre l’indemnisation des aviseurs fiscaux est opaque. Elle laisse à la discrétion de l’Administration, en l’espèce d’un seul homme, le montant qui peut être accordé au lanceur d’alerte, autrement dit aucune garantie. C’est l’arbitraire de l’État dans toute sa splendeur”, assure Me Farge.
Espionnage informatique
Le 29 mai, sans nouvelles de M. Martini, l’avocat lui adresse une lettre recommandée. “Je voulais formaliser cet entretien et obliger l’Administration à prendre position. Je ne pouvais pas croire qu’une affaire aussi intéressante pour l’intérêt général au regard du manque à gagner qu’elle permet de recouvrer soit écartée du seul fait d’un fonctionnaire jouant sur l’opacité des textes”, explique l’avocat. En vain : sa missive reste sans réponse. Mais pas vraiment sans suite.
Le 4 juin, Pierre Farge apprend, effaré, de son client qu’il a reçu un courriel du même M. Martini l’invitant à prendre contact sur son téléphone professionnel. L’objet du message, que s’est procuré, en partie caviardé, Le Lanceur est sans équivoque : “informations art 109 loi des finances 29/12/2017”. Ce texte définit précisément le statut de l’aviseur fiscal pour lequel l’avocat s’était rapproché du SIE.
Intimidations en tout genre
Le même jour, Pierre Farge découvre de nombreux dysfonctionnements – inédits – dans la manipulation de ses outils informatiques, à savoir la base de données et le site Internet du cabinet Farge & Associés. Il se souvient alors d’une phrase glissée par M. Martini lors de leur entretien : “En souriant, il m’avait assuré de la compétence de son service dans ce type de dossier, et à ce titre souligné que je ne soupçonnais pas sa force de frappe et ses méthodes. Je comprends mieux aujourd’hui ce qu’il voulait dire !”
Une plainte pénale a été déposée mi-juillet au parquet de Paris par Me William Bourdon, avocat de nombreux lanceurs d’alerte et conseil de Me Farge dans ce dossier. Une enquête préliminaire a été ouverte dans la foulée.
L’avocat d’Hervé Falciani et d’Antoine Deltour pointe dans la plainte un autre détail troublant : “L’adresse courriel sur laquelle M. Martini s’adresse au client de Me Pierre Farge est précisément celle utilisée lors des échanges avocat-client, étant précisé que le client dispose d’au moins trois autres adresses e-mail. Il ne peut, par conséquent (…) s’agir d’un quelconque hasard, comme le soutient de façon absurde l’Administration jusqu’à ce jour. La base de données du cabinet d’avocats de Me Pierre Farge a bien été violée pour [en] extraire des informations, couvertes par le secret professionnel, intéressant l’administration fiscale.” Et Pierre Farge de formuler une autre question : “Outre la sécurisation informatique de la base de données de mon cabinet, j’avais pris la précaution particulière, compte tenu de la sensibilité du dossier, de le ranger au milieu d’autres affaires de moindre envergure. La découverte du dossier par l’Administration a donc nécessairement obligé une recherche extrêmement poussée et exhaustive dans mon réseau de données, permettant sans nul doute aux services fiscaux de se servir d’autres informations confidentielles pour diligenter de futures procédures. C’est scandaleux, je suis horrifié pour les libertés publiques. Même dans les pires républiques bananières l’on ne se permet plus cela !”
Coïncidence ?
Contacté à de multiples reprises, le ministère des Finances a finalement répondu à la rédaction du Lanceur cet été. À des questions précises, nous n’avons obtenu que des réponses évasives au prétexte du “secret fiscal” : “L’administration fiscale respecte scrupuleusement la loi. Elle ne dispose pas des prérogatives lui permettant d’effectuer des interceptions de communications et a fortiori de pirater des serveurs informatiques ou des téléphones. Les accusations portées sont graves et sans fondement.” Le ministère des Finances s’est montré un peu moins évasif au moment de nous rappeler qu’il se réservait le droit “d’activer des recours ou d’éventuelles poursuites, en fonction de la gravité des accusations portées”. Bercy ne livre, en tout état de cause, toujours pas d’explications quant au piratage dont l’accuse Pierre Farge, notamment sur la manière dont M. Martini s’est procuré les coordonnées du lanceur d’alerte.
En attendant, le dialogue et la confiance semblent rompus entre l’avocat et le SIE. “Ce n’est pas une manière intelligente de se comporter avec un avocat. Les aviseurs fiscaux qui nous permettent d’avoir de bonnes informations n’ont pas à être traités de la sorte. Si ces accusations sont avérées, ce dossier a été très mal géré”, nous a confié un agent de la DNEF. Et l’avocat du lanceur d’alerte de préciser : “Les informations en possession de mon client permettraient à l’État de récupérer des sommes sans précédent. Nous pensions coopérer avec l’État et, aujourd’hui, nous nous sentons trahis. Nous apportions l’équivalent des Panama Papers à l’État et, pour des raisons qui me sont encore étrangères, l’Administration préfère espionner un avocat plutôt que de s’emparer du dossier. Aujourd’hui, mon client est très affecté par ce qui s’est passé, et s’interroge sur l’opportunité d’aller au bout de son engagement en partageant les informations ; il ne pensait jamais devoir s’opposer à l’Administration qu’il voulait aider au nom de l’intérêt général.”
Mais le plus inquiétant reste à venir, selon Me Farge. Ce dernier craint la façon dont l’État se défendra dans cette affaire. “D’abord, il est peu probable, pour des raisons tenant à l’image du service public, que l’Administration s’honore à reconnaître l’erreur commise par l’un des siens. Je m’interroge donc sur la façon dont cet état de fait sera maquillé tant bien que mal. À ce titre, je rappelle que nous avons affaire à des services de renseignement, qui par définition ont des moyens techniques illimités à leur disposition pour tout justifier ; sans parler qu’en dernier lieu l’État pourra toujours opposer le joker du “secret défense”, que l’on sait bien pratique quand on n’a plus rien à dire. Dans la mesure où la base de données en notre possession compromet quelques États, des établissements bancaires et financiers internationaux, des politiques, des industriels, et quelques autres riches contribuables influents, cela arrangera peut-être tout le monde.” L’enquête menée par une brigade de police spécialisée en cybercriminalité suit son cours.