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Exclusif : le palmarès des pesticides interdits… les plus vendus en France

©AFP

L’industrie agrochimique et les lobbys agricoles ont trouvé des subterfuges pour détourner la législation sur les pesticides interdits : les dérogations. Alors que Bruxelles propose la “ré-autorisation” du glyphosate (le fameux désherbant Round Up) pour dix ans, l’Europe vient d’accorder 19 dérogations à la France pour des substances prohibées. C’est l’une des astuces expliquant que l’on retrouve dans les chiffres de vente, que nous dévoilons, des pesticides interdits.

Un pesticide interdit, dangereux pour l’environnement et nocif pour la santé, est retiré du marché. Théoriquement. C’est sans compter avec l’intense lobbying des industriels et des organisations syndicales. Largement utilisée entre 2007 et 2010, l’astuce des dérogations, qui ressemble à un détournement de la législation, semble de nouveau à la mode.

120 dérogations

Selon le dernier compte rendu disponible (datant d’octobre 2015) du Comité permanent pour les plantes, les animaux et l’alimentation, qui délivre ces dérogations au niveau européen, compte rendu que nous nous sommes procuré (voir le document ci-dessous), la France a obtenu 19 de ces dérogations. Elle arrive derrière l’Espagne, championne d’Europe (27). Au total, on dénombre, pour 2016, 120 dérogations pour 20 pays, sur les 28 que compte l’Union européenne.

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Par exemple, nous avons découvert que la triflularine, désherbant star du colza (plus de 500 tonnes vendues chaque année en France), interdite depuis 2009, a obtenu une dérogation pour la saison 2016. Des agriculteurs assurent qu’avec le réchauffement climatique les mauvaises herbes poussent plus vite. Certes, la trifluraline est un désherbant très efficace (qui éradique chiendent et germes) et bon marché, mais elle est surtout dangereuse pour l’homme, suspectée d’être une substance cancérigène.

On voit mal comment il pourrait s’agir de dérogations pour “danger imprévisible” alors que les problèmes sont récurrents et que des alternatives existent”

La réglementation européenne sur les pesticides prévoit des dispositions dérogatoires “en cas de danger imprévisible, qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens”, pendant 120 jours, soit presque une saison culturale complète. L’usage doit être, en outre, “limité et contrôlé”. En 2007, on dénombrait 59 dérogations en Europe. Trois ans plus tard, en 2010, c’était 321, soit une augmentation de 500 %.

La France arrivait en tête. “Tout cela ressemble davantage à une tentative de rendre légales des utilisations de pesticides interdites par un recours massif et abusif aux dérogations, notait PAN (Pesticide Action Network) Europe. Dans certains cas (comme avec les fumigants), on voit mal comment il pourrait s’agir de dérogations pour “danger imprévisible” alors que les problèmes sont récurrents et que des alternatives existent.”

Officiellement, l’organisme qui délivre ces dérogations est le Standing Committee on Plants, Animals, Food and Feed (Comité permanent pour les plantes, animaux et alimentation) de la direction générale Santé et Sécurité alimentaire (DG SANTE), rattachée à la Commission européenne. Seulement, l’opacité règne : les demandes de dérogation ne sont pas publiées, les discussions ne sont pas publiques…

En fait, “chaque gouvernement de l’Union européenne établit une liste de dérogations, sous la pression des lobbys des industriels et des organisations agricoles, puis l’envoie à ce comité permanent”, explique François Veillerette, directeur de l’ONG Générations Futures.

Interrogée, l’Agence nationale (française) de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), qui homologue désormais les produits phytosanitaires, confirme la procédure : “Les dérogations de 120 jours qui sont prévues par l’article 53 du règlement européen, précisé par l’article R. 253-6 du Code rural, restent une prérogative du ministère de l’Agriculture.” Nous avons donc sollicité le cabinet du ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll. Nous attendons toujours sa réponse.

Si des dérogations ont été accordées pour des pesticides peu toxiques ou bio, dans la plupart des cas il s’agit de pesticides dangereux pour l’environnement et/ou la santé. En 2010, “19 dérogations ont été accordées pour le 1,3‐dichloropropène dans les pays du sud de l’Union européenne et en Belgique, précise PAN Europe. Les neurotoxiques, chlorpyriphos et chlorpyriphos-méthyl, ont bénéficié de 13 dérogations, principalement en Allemagne et en Grèce. Les néonicotinoïdes (imidaclopride, thiaméthoxame, acétamipride, clothianidine, thiaclopride), groupe de substances soupçonnées d’être à l’origine du dépérissement des abeilles, se sont vu accorder 27 dérogations dans différents États membres en 2010. Le vieil organochloré endosulfan a même eu une dérogation en Roumanie et en Italie.” Or, au printemps 2013, l’endosulfan, cet insecticide banni depuis 2008 en France, a été relevé sur deux des vingt-six échantillons de barquettes de fraises achetées en grandes surfaces en Picardie et en Haute-Normandie testées par Générations Futures.

Autorisation provisoire, prolongation, re-soumission et dérogation de 120 jours

Face à ces dérives, la Commission européenne a rappelé, en février 2013, que la réglementation avait pour but d’“assurer un haut niveau de protection pour la santé des hommes, des animaux et pour l’environnement”. Ce rappel sanitaire a-t-il été bien compris ? En réalité, au fil des ans, une série d’astuces ont été mises en œuvre pour contourner les interdictions. François Veillerette pointe ainsi des subterfuges comme l’“autorisation provisoire” (de pesticides pour lesquels une homologation n’est pas encore arrêtée), la “prolongation” (qui permet l’accès au marché sans évaluation), la “re-soumission” (qui permet à un pesticide interdit de rester sur le marché tout en étant réévalué dans le cadre d’une procédure accélérée) et enfin la “dérogation de 120 jours”.

La consultation des comptes rendus du Comité permanent donne accès aux noms des substances. En revanche, ces documents ne renseignent nullement sur les quantités employées et les cultures concernées. Comment estimer alors le niveau d’exposition des agriculteurs ou de la population à ces pesticides?

Un début de réponse sur les quantités employées est apporté par la base de données des ventes de produits phytosanitaires en France pour la période 2008-2013, que nous avons pu consulter. Sur les 200 pesticides les plus vendus dans l’Hexagone, nous avons découvert des substances ayant fait l’objet d’une interdiction : acétochlore, 1,3-dichloropropène, carbofuran, asulame, anthraquinone…

Jusqu’à la fin 2008, les pouvoirs publics disposaient de sources éparses sur les ventes de pesticides, ou de sources émanant des professionnels. Autrement dit, les données étaient peu fiables. Puis, les ministères de l’Agriculture et de l’Environnement ont constitué cette banque nationale de données des ventes des distributeurs de produits phytosanitaires (BNV-D), afin de percevoir une nouvelle redevance pour pollutions diffuses.

Le marché a horreur du vide

Constat général : des produits interdits, ou en voie d’interdiction, se vendent à plusieurs centaines ou milliers de tonnes. Retirer une substance du marché prend souvent du temps. Pour l’acétochlore, par exemple, un herbicide du maïs, la décision européenne de retrait est parue au Journal officiel de l’UE le 22 décembre 2011, la demande de retrait ayant été actée en 2009. Les États membres de l’Union avaient jusqu’au 23 juin 2012 pour retirer les autorisations nationales. En ajoutant un délai de grâce d’une année pour écouler les stocks, c’est quatre ans après son inscription officielle sur la liste que l’acétochlore a effectivement été enlevé des étals des revendeurs. Or, l’acétochlore s’est bien vendu de 2008 à 2013 : plus de 5 949 tonnes écoulées. Les ventes de l’acétochlore ont augmenté après le retrait du marché en 2003 de l’atrazine, puissant désherbant, bon à tout faire, très prisé des producteurs de maïs, l’un des produits phytosanitaires les plus vendus. Le marché a horreur du vide.

Autre illustration : le 1,3-dichloropropène, un pesticide sous forme de gaz, qui tue les vers des cultures maraîchères (carottes, poireaux, etc.). Alors que l’Union européenne l’interdisait en 2009, parce qu’il était soupçonné de provoquer des cancers, il s’est vendu, pour la période 2008-2013 à… 2 323 tonnes, selon les chiffres que nous avons pu obtenir. En fait, le 1,3-dichloropropène a été autorisé jusqu’en septembre 2015 pour certaines productions, telles que carottes, concombres, laitues, melons, pommes de terre, tomates. On a connu des retraits du marché plus catastrophiques pour les fabricants.

Après l’interdiction, les substances n’ont pas forcément disparu

Retirer du marché une substance ne résout pas tous les problèmes de santé et de dépollution… Illustration avec l’atrazine. Plus de douze ans après sa proscription effective, elle est encore présente dans les nappes phréatiques à des doses élevées, non réglementaires. Non seulement, l’atrazine a des effets toxiques à court terme, mais elle peut modifier les organismes. On appelle cela un perturbateur hormonal. Une unité de recherche de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) de Rennes a découvert que les femmes enceintes dont le taux d’atrazine dans les urines est élevé ont 70 % de risques supplémentaires d’avoir un bébé au périmètre crânien réduit. Jusqu’à 40 mm de circonférence en moins.

L’atrazine n’est pas la seule substance persistante. “Bien que ces produits soient interdits depuis plusieurs années, les substances actives de la simazine et du terbuthylazine et surtout leurs métabolites sont très présents”, explique l’agence régionale de santé du Languedoc-Roussillon dans son bilan 2014. La “demi-vie” (temps nécessaire pour que la moitié du produit soit éliminée) estimée de la simazine est proche de deux ans et celle de la terbuthylazine est de 46 jours. Souci, donc.

Comment expliquer que l’on trouve des traces de pesticides plus de dix ans après leur bannissement ? Plusieurs hypothèses sont évoquées :

– la substance s’avère plus persistante que prévu ;

– des dérogations ont été accordées ;

– dernière hypothèse : les pesticides ont été importés frauduleusement d’Espagne (ce qui semble être le cas pour la simazine et la terbuthylazine en Languedoc-Roussillon), de Belgique ou même de Chine, sous plis discrets, commandés sur Internet. Mais là, pour les importations frauduleuses, c’est une autre histoire.

 

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