Depuis plusieurs mois, un salarié de la SNCF se bat pour mettre en lumière des marchés frauduleux contractés par la société de chemins de fer dans le domaine informatique, favorisant le géant américain IBM. Des “infractions pénales instituées dans un but d’intérêt général”, rétorque la justice, au moment de rejeter sa demande de constitution de partie civile.
C’est l’histoire d’un retour d’ascenseur à grande échelle. À la SNCF, IBM possède, depuis plusieurs années, un crédit inébranlable au moment d’attribuer des marchés informatiques. Au point de prendre quelques libertés avec la loi.
Il faut dire que le géant américain a bien mérité un traitement de faveur. En 2009, Geodis, filiale de la SNCF, se porte acquéreur d’IBM Logistics et devient le prestataire logistique unique d’IBM, soit un marché d’environ un milliard d’euros par an sur une quinzaine d’années. La presse parle alors de “deal du siècle” pour la SNCF, mais la réciproque va aussi se révéler exacte.
La même année, la SNCF achète pour 8,5 millions d’euros de logiciels à IBM. Le tout à travers 8 lots, dont la commande est passée le même jour et dont le prix le plus élevé atteint 1.499.634 euros. Or, pour cette prestation, le seuil au-dessus duquel un appel d’offres et une mise en concurrence sont nécessaires est de 1,5 million d’euros.
Liste des commandes de logiciels IBM by Le Lanceur on Scribd
Des sous-traitants, “au premier rang desquels IBM”
Les syndicats hurlent au scandale, dénonçant un fractionnement de la commande pour privilégier IBM. Ils demandent des comptes lors d’une réunion des délégués du personnel de la direction des achats le 29 septembre 2010. Avec pour seule réponse : “Cette question n’entre pas dans le cadre des attributions des délégués du personnel.”
Entretemps, un premier bilan de cette commande a été dressé par les services informatiques. Et il n’est pas très positif. Seulement 31 % des logiciels ont été utilisés, avec “des enjeux économiques peu en rapport avec les perspectives de consommation”, “des projets très hypothétiques et lointains”, “des besoins plutôt à la marge” et même “des besoins en licences qui ne sont pas dans le stock”.
Loin de tirer les leçons de ce fiasco, la SNCF va institutionnaliser ce circuit avec IBM. D’abord en créant la filiale Stelsia début 2010, chargée de passer les commandes informatiques et qui sera codétentrice d’une entreprise conjointe avec IBM, baptisée Noviaserv.
Dans une note confidentielle aux membres du comité stratégique de la SNCF, il est clairement indiqué que Stelsia sera “le client unique de Noviaserv” et que, “pour réaliser les prestations de Stelsia, Noviaserv fera appel à des sous-traitants, au premier rang desquels IBM”.
Note aux membres du comité stratégique SNCF by Le Lanceur on Scribd
Les bonnes affaires d’IBM
Cette nouvelle architecture va permettre de ne pas s’encombrer avec des appels d’offres qui n’étaient pas favorables au géant américain. Le premier date de juillet 2009, sur un contrat de vidéosurveillance dans plusieurs centaines de gares.
L’offre d’Orange Business Services était la plus attractive. Pourtant, l’appel d’offres sera gelé et, quelques mois plus tard, une fois Stelsia créée, c’est bien IBM qui empoche le contrat, après une négociation menée directement avec Noviaserv, pour un montant de près de 15 millions d’euros.
Deuxième exemple avec un appel d’offres portant sur l’achat de serveurs informatiques. Cette fois, c’est Dell qui présente la meilleure offre, avoisinant les 700.000 euros. En février 2010, la consultation est abandonnée. Un mois plus tard, IBM se positionne. Le géant américain empochera finalement le contrat pour 700.000 euros… mais deux fois moins de machines que ce que proposait Dell.
La plus-value Stelsia en question
En 2012, un contrat-cadre d’assistance technique de la SNCF doit être renouvelé. Son objectif : couvrir les besoins de prestations informatiques, pour un montant estimé à plus de 450 millions d’euros.
L’achat de cette prestation est délégué à Stelsia. Sauf que cette dernière décide alors de “confier à la direction des achats de la SNCF le soin de réaliser la consultation” afin de trouver des sous-traitants. Se pose alors la question du rôle véritable de Stelsia. D’autant que, entre le prix payé par la SNCF à Stelsia et celui payé par Stelsia aux sous-traitants pour la prestation demandée, l’écart dépasse les 30 millions d’euros.
Pour l’un des membres de la direction des achats, il s’agissait d’un moyen déguisé de renflouer Stelsia avant de procéder à sa régularisation sur un plan juridique. Parce que Stelsia n’a pas été une affaire bien rentable. Les comptes de résultat de ses deux premières années d’existence sont, à ce titre, éloquents. Avec un effectif moyen de 1, puis 2 personnes, Stelsia réalise en 2010 et 2011 un chiffre d’affaires qui atteint respectivement 99,9 millions d’euros puis 223,4 millions d’euros. Malgré cette productivité record, les pertes s’accumulent. Les résultats nets, pour ces mêmes années, sont des pertes de 11,5 millions puis 56,4 millions d’euros.
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La Commission européenne s’en mêle
Au moment de la création de Stelsia, l’inspecteur général des finances, chef de la mission de contrôle économique et financier des transports, était consulté pour avis. Il écrivait alors qu’il aurait été “souhaitable de disposer d’une analyse juridique plus approfondie permettant d’avoir l’assurance que le projet que vous proposez est bien, au-delà d’un respect formel, en cohérence avec la législation qui régit les marchés publics de fournitures et de prestations intellectuelles”.
Voilà pour le contrôle de l’Etat. Des doutes, mais aucune action. Il faudra que l’un des salariés de la direction des achats de la SNCF aille jusqu’à saisir la Commission européenne et que celle-ci lui donne raison pour faire bouger l’Etat français, ce qui n’arrivera qu’en 2015.
Et la Commission européenne est claire. Pour elle, Stelsia n’applique pas la directive sur la passation des marchés, ce qui est “contraire au droit européen de la commande publique”. Et elle ne s’arrête pas là : “La Commission a conclu que Stelsia était l’élément central d’une construction artificielle (…) pour contourner la réglementation européenne.”
La Commission européenne recadre Stelsia by Le Lanceur on Scribd
“Dans leur réponse à la lettre de mise en demeure (réponse reçue le 22 septembre 2015), les autorités françaises ont implicitement reconnu l’existence d’une infraction en mettant en avant la mise en place de diverses actions susceptibles d’y mettre fin”, écrit notamment la Commission. L’Etat français s’engage à remettre de l’ordre dans l’architecture de la SNCF, mais cela prend du temps.
La justice regarde ailleurs
Face à l’avalanche de signaux d’alarme et de mises en cause, la SNCF a brillé par son immobilisme. Il n’y a eu aucune remise en cause et personne n’a été tenu pour responsable de ces illégalités caractérisées. Depuis les premières révélations, parues dans Le Canard enchaîné en avril 2016, la députée PS de la Drôme Nathalie Nieson (en juillet 2016) et le député LR d’Eure-et-Loir Olivier Marleix (en novembre) ont demandé des comptes au Gouvernement via des questions écrites. Sans réponse pour l’instant.
Le parquet national financier a tout de même été saisi de l’affaire et précise que le dossier est “en cours de traitement”. Fort de la décision de la Commission européenne, un salarié de la direction des achats de la SNCF a bien tenté de porter l’affaire devant les tribunaux nationaux, pour que ces malversations soient reconnues. Sa dernière demande de constitution de partie civile a été refusée par le tribunal de grande instance de Lyon en octobre 2016, au motif qu’il n’a pas de préjudice à faire valoir, donc pas d’intérêt à agir. Mais la formulation interpelle : “Attendu que les faits de favoritisme, corruption passive, trafic d’influence, faux et usage de faux, en l’espèce, en lien avec des marchés publics, sont des infractions pénales instituées dans un but d’intérêt général.”
Rejet de la demande de constitution de partie civile by Le Lanceur on Scribd
Une théorie des infractions d’intérêt général qui date d’un arrêt de 1913, fortement critiquée par les juristes et qui n’a cessé de décliner depuis quarante ans…
C’est pourquoi le salarié en question a fait appel de ce jugement de la TGI. En attendant, sans une réelle volonté du parquet d’ouvrir une enquête, seule une association est habilitée à se constituer partie civile. L’association Anticor, qui a déjà une quarantaine de procès actifs à l’heure actuelle, donc celui du Lyon-Turin, a été notamment saisie du dossier.
Pousser la justice à faire son travail semble être devenu un job à plein temps.