L’homme se présentait en anti-Blatter, en dirigeant d’une nouvelle ère axée sur la transparence et loin des affaires. Mais, entre conflits d’intérêts et multiplication de ses ennemis, le début de règne de “Gianni” ne se déroule pas vraiment comme prévu. État des affaires après sept mois de présidence.
Dans le cercle fermé des observateurs, la question revient sans cesse : combien de temps tiendra-t-il ? Gianni Infantino a été élu à la tête de la Fifa, le 26 février 2016, a priori pour y rester jusqu’en 2019. Mais au début de l’été sa position semblait fragile. Puis le communiqué est tombé : “Après enquêtes préliminaire et formelle, la chambre d’investigation de la commission d’éthique indépendante a décidé de terminer ses investigations concernant le président de la Fifa, Gianni Infantino.” Les investigations portaient notamment sur des voyages en avion effectués par l’Italo-Suisse, payés par des amis un peu encombrants. Comme pour mieux étouffer l’affaire, le communiqué tombait le 5 août, jour d’ouverture des Jeux olympiques, alors que le monde médiatique était totalement tourné vers Rio.
Début juin, la presse spécialisée s’était faite l’écho de ces voyages en jet privé, sur la base d’un rapport confidentiel. Malgré les accusations, le comité d’éthique a donc décidé de classer l’affaire… Le Lanceur s’est procuré ce rapport interne de la Fifa, daté du 23 mai 2016.
“Conflit d’intérêts / Acceptation de cadeaux et d’avantages”
“Gianni Infantino a volé à un certain nombre de reprises avec des jets privés, non affrétés par la Fifa, sans la moindre facture et sans annoncer au département concerné ces voyages payés par des tiers. Cela porte un risque important de conflit d’intérêts. Le 18/04/2016, Gianni lnfantino a volé de Genève à Moscou. Le 20/04/2016, le voyage s’est poursuivi de Moscou à Doha. Enfin, il a volé de Doha à Zurich le 22/04/2016.
“La valeur totale des vols en jets privés tourne aux alentours de 115.000 à 150.000 USD [dollars].
“Le 6 mai 2016, Gianni lnfantino a été invité à une cérémonie en Slovénie. Le montant du vol se situe entre 12.000 et 18.000 USD.
“Comme défini dans les règlements de la Fifa, de tels vols en jet privé à Moscou, Doha ou en Slovénie sont interdits à partir du moment où ils sont payés par des tiers et considérés comme avantage personnel.”
Que lui reprochaient les enquêteurs et surtout cette commission pseudo-indépendante ? Notamment un voyage à Rome pour une audience chez le pape. Mais qui a bien pu payer ce voyage et d’autres virées en Russie, au Qatar et en Slovénie, effectués en jet privé ?
Concernant le déplacement au Vatican, diverses réponses ont été avancées. Selon le numéro d’immatriculation du vol, l’avion appartiendrait à l’oligarque russe Alisher Ousmanov, proche de Poutine, ancien haut responsable de Gazprom, l’un des actionnaires principaux d’Arsenal mais qui est surtout impliqué dans le comité d’organisation de la prochaine Coupe du monde 2018 en Russie.
Ousmanov a démenti et le président de la Fifa, bien embêté, a alors évoqué un autre Russe, Georgi Semenenko, qui aurait racheté le Falcon à Ousmanov en 2014. Problème de taille : Semenenko a longtemps travaillé avec… Ousmanov, chez Gazprom notamment. Une ligne de défense de la part de “Gianni” qui n’a pas convaincu grand monde.
Selon la commission d’éthique, à l’arrivée, le lien n’était pas assez fort pour considérer qu’il y avait conflit d’intérêts. Et pour cause, cette commission est “aux ordres” du président de la Fifa. Échaudé par cette affaire, Infantino aurait d’ailleurs, d’après nos sources, réussi ensuite à renvoyer les trois personnes qui avaient dénoncé les faits… Une affaire qui tombait bien mal, un mois après les informations révélées par le journal suisse Tages-Anzeiger, qui avait publié début juin une série de courriels échangés par des dignitaires de la Fifa. Gianni Infantino avait simplement demandé à son responsable juridique, Marco Villiger, de faire effacer les enregistrements d’une réunion tenue par les membres du conseil (gouvernement) de la Fifa, en amont du 66e congrès, à Mexico.
Qu’y avait-il de si compromettant ? Le Suisse aurait notamment demandé la démission de Domenico Scala, qui présidait la commission d’audit et de conformité, en conflit avec lui… Démission qu’il finira par obtenir.
Petits arrangements entre amis, train de vie dispendieux quelques semaines seulement après avoir été élu à la tête de la Fifa… Vive les présidents “normaux”.
Diversion et communication
L’information est tombée le 3 juin. 80 millions de dollars, la somme partagée à trois, “dans un effort coordonné d’enrichissement personnel” à travers contrats et compensations, au cours des cinq dernières années. 80 millions sur cinq ans, l’argent sale du football mondial refait surface avec comme acteurs clés ses personnages préférés : Blatter et “sa bande” – Jérôme Valcke, le bras droit, et Markus Kattner en directeur financier. Ces 80 millions correspondent à des augmentations annuelles de salaires, des primes liées à la Coupe du monde et autres avenants. Pour étayer ses accusations, la Fifa dévoile plusieurs exemples : le 30 avril 2011, Valcke et Kattner “ont reçu des prolongations de contrat de 8,5 ans jusqu’en 2019”, assorties de “primes de départ généreuses leur garantissant le paiement intégral, jusqu’à 17,8 millions de dollars et 9,9 millions de dollars respectivement, dans le cas où leur emploi avec la Fifa s’arrêtait, si M. Blatter n’était pas réélu”. Ce communiqué de la Fifa est dévoilé au moment idéal pour faire oublier les soubresauts du début de mandat du nouveau président. D’après le journaliste Rémi Dupré, spécialiste de la Fifa au Monde, “il y a beaucoup de communication dans le sens d’une volonté de transparence, à savoir la révélation des salaires et bonus de Blatter, avec une arrière-pensée politique. La Fifa s’était engagée à le faire, mais le but était clair : enterrer le passé et enfoncer Blatter”… Enfoncer également Valcke et surtout Kattner – lequel est accusé, selon nos informations, de fournir la presse allemande en documents compromettants et dossiers en tout genre à propos de Gianni Infantino.
Retirer la Coupe du monde 2022 au Qatar ?
Depuis le Fifagate, les Américains, battus par Doha, font absolument tout pour récupérer l’organisation du Mondial 2022. Alors, le président de la Fifa finira-t-il par obéir aux injonctions américaines ?
Deux informations tombées il y a quelques jours semblent donner une indication, petite indication mais importante à décrypter. D’abord, un Qatari, vice-président de la Confédération asiatique de football, a été suspendu alors qu’il souhaitait entrer au conseil de la Fifa… Et puis, début septembre, la justice suisse a décidé de poursuivre Franz Beckenbauer, l’ancienne gloire du Bayern Munich, pour gestion déloyale, escroquerie et blanchiment d’argent lorsqu’il était président du comité de candidature de la Coupe du monde 2006. Le cofinancement d’une soirée de gala “à hauteur de 7 millions d’euros, réduit par la suite à 6,7 millions d’euros, est au cœur des investigations”, selon un communiqué publié par le ministère public de la Confédération à Berne. Et qui serait impliqué dans cette affaire aux ramifications multiples ? Un ancien président d’un club de Ligue 1 et… Mohammed Bin Hammam, l’ancien président de la Confédération asiatique, souvent présenté comme le cerveau corrupteur de la victoire du Qatar concernant 2022.
Des dossiers visant indirectement Doha et des pièces à charge à propos de pontes de la candidature qatarie. De là à pousser Infantino à leur retirer le Mondial…
Le salaire de la discorde
1,4 million, 1,5 million de francs suisses annuels ? À vrai dire, difficile de s’y retrouver tant la question du salaire de Gianni Infantino a pourri la vie de la Fifa pendant plusieurs semaines.
Petit retour en arrière. À l’origine, la mission de définir ce salaire avait été confiée à Domenico Scala, président de la commission d’audit et de conformité, qui propose à “Gianni” un salaire de 2 millions de francs suisses, selon un fin connaisseur de l’organisation qui a préféré rester discret. “Infantino avait trouvé cette offre insultante et Scala avait surtout décidé d’exclure les bonus de Coupe du monde, sorte de primes de rémunération du président”, témoigne cet habitué des congrès.
Puis Scala a démissionné et Infantino a nommé à sa place un Slovène proche de Ceferin, le nouveau président de l’UEFA… D’après le magazine norvégien Josimar, confirmé par Le Monde, Aleksander Ceferin aurait suggéré à Gianni Infantino de nommer, le 6 juillet, son compatriote et ami Tomaz Vesel à la tête du comité d’audit et de conformité. Cette collusion d’intérêts est d’autant plus troublante que Vesel a été depuis (le 31 août) amené à fixer le montant du salaire du président de la Fifa (1,5 million de francs suisses annuels, soit 1,36 million d’euros), régularisant ainsi sa situation contractuelle. Et, selon un connaisseur des arcanes, “le Slovène pourrait étudier prochainement la possibilité d’introduire de nouveau les systèmes de bonus de Coupe du monde !”
Plus gênant pour le patron de la Cour des comptes slovène, pour être élu dans une commission indépendante à la Fifa, il est interdit d’occuper une fonction dans le monde du football, afin d’éviter tout conflit d’intérêts… Et Vesel serait membre de l’une des commissions de la fédération de Slovénie.
À l’arrivée, le salaire d’Infantino serait officiellement d’un million cinq cent mille francs suisses hors bonus. L’Italo-Suisse bénéficie également de 2 000 francs suisses (1 800 euros) de frais par mois et d’une voiture avec chauffeur, également évoquée dans le rapport interne de la Fifa.
Chauffeur personnel
“La Fifa a conclu un contrat de location d’une Audi Q7 (tarif mensuel 2.170 USD) pour Gianni lnfantino. La Fifa lui a également fourni en plus un chauffeur et une voiture supplémentaire. Bien que la Fifa emploie un certain nombre de chauffeurs, Gianni lnfantino a insisté pour avoir un chauffeur extérieur. Pour le mois de mars 2016, la Fifa a dû régler 19.602 CHF [francs suisses] (environ 20.008 USD) pour un total de 211,5 heures de chauffeur. Comme Gianni lnfantino était à l’étranger presque des mois entiers, le chauffeur a conduit la famille et des conseillers du président de la Fifa. Finalement, ce chauffeur extérieur a fini par signer un contrat de travail avec la Fifa.”
Drôles de mœurs… Alors, pour quelle raison avoir finalement accepté de revoir ses ambitions salariales à la baisse ? À vrai dire, c’était le meilleur moyen de montrer patte blanche et d’en finir avec cette histoire.
“Six mois après sa nomination… La Fifa est gérée comme une épicerie… Six mois pour régulariser sa situation contractuelle !” s’étonne Rémi Dupré. Six mois de polémiques et de relents nauséabonds.
“La vidéo, c’est prometteur”
Retourner sa veste, changer d’avis en fonction des situations… Infantino a donc trouvé “prometteur” le système vidéo d’aide à l’arbitrage. Mais de qui parle-t-on exactement ? D’un homme, ancien numéro deux de l’UEFA, qui a toujours appuyé les positions anti-vidéo de Michel Platini.
“C’était une première à ce niveau, avec des équipes nationales (test d’assistance vidéo, réalisé à Bari à l’occasion du match amical entre l’Italie et la France le 2 septembre dernier). On va de l’avant, a déclaré le président de la Fifa en zone mixte. En deux occasions en particulier, il y a eu recours à l’aide de ces arbitres vidéo. C’est positif. Si on peut aider l’arbitre à faire moins d’erreurs tout en protégeant le jeu, c’est bien.” Et dire qu’il y a encore quelque temps la vidéo semblait totalement hors sujet ! Mais se présenter en homme de progrès n’a pas de prix.
Infantino, un Blatter bis ou un vrai réformateur ?
Le nouveau président de la Fifa a-t-il ressorti les vieilles recettes “blatteriennes”, manipulations et coups fourrés ? En tout cas, il s’est fait beaucoup d’ennemis depuis son arrivée à Zurich, oubliant ses anciens amis et ne ménageant pas ses nouveaux ennemis, grisé par la toute-puissance d’un poste sans égal. Selon plusieurs sources, il n’aurait pratiquement plus de rapports avec Platini, son ancien patron, qu’il a oublié de remercier lors de sa première réaction à son élection à la présidence de la Fifa.
Le casting pose également question. Qui est cette nouvelle secrétaire générale de la Fifa, Fatma Samoura ? Sénégalaise, elle a été nommée mi-mai et est la première femme à occuper ce poste. Une diplomate aux Nations unies rencontrée à Madagascar pendant la campagne de “Gianni”… Son expérience footballistique ? “C’est une femme avec une expérience et une vision internationales, a assuré Infantino. Elle a travaillé sur les problématiques les plus importantes de notre époque. Elle a prouvé qu’elle était capable de construire et de mener une équipe, et d’améliorer les performances d’une organisation. Et, ce qui est aussi important pour la Fifa, c’est qu’elle comprend que la transparence et la responsabilité sont au cœur de toute organisation responsable.”
Une femme à ses côtés et un proche désormais à la tête de l’UEFA, Aleksander Ceferin, successeur de Michel Platini, élu à Athènes le 14 septembre. Inconnu du grand public, le Slovène s’est imposé en grande partie grâce au soutien d’Infantino : le magazine Josimar explique en détail comment le président de la Fifa s’est activé, dans l’ombre, pour faire élire le Slovène à la tête de l’UEFA. Alors qu’il était censé rester à l’écart de cette bataille politique, le patron du foot mondial aurait orchestré en sous-main le lancement de campagne de Ceferin par l’intermédiaire du Norvégien Kjetil Siem, son “directeur de la stratégie” à la Fifa.
La dernière idée d’Infantino ? Une Coupe du monde à 40 en 2026 ! Une position qui devrait être votée en fin d’année ou l’année prochaine. À qui profiterait l’élargissement de 32 à 40 sélections ? “Parmi les huit formations supplémentaires, a déclaré l’Italo-Valaisan, il devrait y avoir au moins deux nations africaines.” Le continent le plus fourni en voix dans le cadre de l’élection à la présidence de la Fifa. Une idée à la… Blatter. Fifa, “for the game, for the world”, le slogan de toutes les tromperies et au service de ses dirigeants, quels qu’ils soient.
Mise à jour du 4 octobre à 16h. Infantino est finalement allé plus loin que son idée initiale, en proposant une coupe du monde à 48 pays. Il promet une décision en 2017.