La presse française reste pour l’instant muette sur le sujet. Le 4 février dernier, la justice suisse a pourtant ordonné la transmission de documents à la France qui tendent à confirmer les soupçons de versements occultes en provenance de Libye. Des flux financiers vers une société immatriculée au Panama sont au cœur des transactions bancaires mises au jour par les autorités suisses.
Les accusations d’un soutien financier de la Libye de Mouammar Kadhafi à la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007 sont-elles en train de se confirmer ? Les soupçons de Serge Tournaire et René Grouman, les deux juges en charge de l’instruction sur le financement libyen de la campagne de Sarkozy, ont semble-t-il été étayés par des documents bancaires fournis par la Suisse.
Depuis la révélation en 2012 par Mediapart d’une note faisant état d’un financement de la campagne de Nicolas Sarkozy par la Libye à hauteur de 50 millions d’euros, l’enquête semblait s’enkyster.
Mais, le 28 mai 2015, les enquêteurs français ont fait savoir à leurs homologues suisses qu’ils s’intéressaient de près aux conditions de vente d’une villa sur la Côte d’Azur, plus précisément à Mougins, sur les hauteurs de Cannes.
10,14 millions : un contrat surfacturé
C’est justement la filiale genevoise du Libya Africa Investment Portfolio (LAIP), le fonds souverain libyen doté de 5 milliards d’euros et géré du temps de Kadhafi par Bachir Saleh, son secrétaire particulier, qui s’est porté acquéreur de la villa en mai 2009.
“Ce contrat aurait été passé dans le but de détourner des fonds, le prix versé par [l’Etat libyen] ayant été sciemment surévalué”, selon les termes de la décision du tribunal fédéral helvète, qui autorise la transmission des moyens de preuves à la justice française. Le bien a été acheté à l’époque par le LAIP pour un montant de 10,14 millions d’euros.
C’est une société offshore basée au Panama, Bedux Management Incorporation (dissoute en 2010), qui était destinataire des fonds dans le cadre de la vente de la villa de Mougins. Mais, pour l’heure, l’enquête française ne parvient toujours pas à déterminer l’identité réelle des ayants-droit de cette société panaméenne. Dès lors, une question reste en suspens : entre quelles mains l’argent a-t-il réellement atterri ? Les enquêteurs français cherchent donc à retracer le circuit emprunté par cette somme de 10,14 millions d’euros.
Une transaction identique retrouvée dans les comptes d’un riche Saoudien
C’est là que l’aide de la justice suisse devient déterminante pour l’enquête française. Car les autorités helvétiques travaillent de leur côté depuis avril 2011 sur la gestion du LAIP par Béchir Saleh pour “un complexe de fait connexe à celui décrit dans la demande [française]”. La procédure pénale suisse a été ouverte pour blanchiment d’argent et soutien à une organisation criminelle.
En s’intéressant au fonds souverain libyen, les investigations suisses ont du coup retracé une bonne partie de ses transactions financières. Une aubaine pour l’information judiciaire ouverte à Paris en 2013 pour corruption, trafic d’influence et abus de biens sociaux, blanchiment et faux et usage de faux.
Ainsi, des liens ont été mis en évidence entre Bedux Management Incorporation et un membre des Bugshan, richissime famille saoudienne bien connue à Paris pour être le partenaire quasi unique des groupes français d’armement en Arabie saoudite. Ce sont les Bugshan qui ont hérité du sulfureux contrat de vente des frégates Sawari II signé par l’équipe Balladur avec l’Arabie saoudite.
Plusieurs transactions financières entre la société panaméenne et deux comptes bancaires du Saoudien domiciliés au sein de la banque Indosuez Suisse, à Genève, apparaissent dans les documents transmis aux juges français.
Parmi les mouvements financiers mis au jour par les Suisses figure très précisément une transaction de 10,14 millions d’euros, somme identique à celle qui a permis de conclure le contrat de vente de la maison de Mougins entre le fonds libyen et Bedux Management Incorporation. Bingo ! Le circuit financier de la vente de la villa pourrait donc avoir été reconstitué par l’enquête suisse. L’information pourrait s’avérer extrêmement utile pour les juges français et permettrait de corroborer leurs soupçons.
“Ces moyens de preuve présentent ainsi une utilité, au moins potentielle”, avance le tribunal fédéral helvète, qui ajoute : “D’autant que le montant d’une transaction (à savoir 10 140 000 euros) figure expressément (…) à la demande [d’entraide judiciaire française] du 28 mai 2015.”
De plus, cette trace financière apparaît dans les comptes du Saoudien en septembre 2009, soit trois mois après la vente de la villa, au milieu de plusieurs autres flux financiers, soulignent les autorités judiciaires fédérales.
La République des mallettes
Ce n’est pas la première fois que la vente de cette villa à Mougins est évoquée en toile de fond des relations franco-libyennes. En 2011, le journaliste Pierre Péan en faisait déjà état dans son ouvrage La République des mallettes (éd. Fayard). Mais Péan fait d’Alexandre Djouhri, proche de Dominique de Villepin et de Claude Guéant et homme de l’ombre des contrats de vente d’armes internationaux, le vendeur de la propriété de Mougins.
“À compter du début de l’année 2010, plusieurs responsables libyens soupçonnent Béchir Saleh de graves manquements dans l’utilisation qu’il a faite des fonds du LAIP. Les services secrets libyens font feu de tout bois pour tenter de mettre au jour toutes ses activités. Ils savent déjà que le LAIP a racheté à Atlas, une société suisse appartenant à Djouhri, une propriété située à Mougins, pour une dizaine de millions d’euros”, écrit Péan.
De la même façon, ce n’est pas la première fois non plus qu’émerge l’hypothèse d’un financement de la campagne présidentielle de 2007 à travers le montage d’une société au Panama et de comptes en Suisse. En 2012, Mediapart a en effet révélé l’existence d’une note de synthèse rédigée par Jean-Charles Brisard, spécialiste des questions de renseignement et ancien attaché militaire auprès d’Edouard Balladur à Matignon en 1994.
D’après ce document, les “modalités de financement de la campagne” de Nicolas Sarkozy ont été “réglées lors de la visite” en Libye de Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux le 6 octobre 2005. Une visite officielle préparée par le marchand d’armes Ziad Takieddine. La note évoque un financement libyen à hauteur de 50 millions d’euros dans le cadre d’un montage qui inclut une société au Panama et une banque suisse, toutes deux non identifiées.
“Guerre des clans politiques en France”
Par ailleurs, le nom des Bugshan a déjà été associé à des enquêtes judiciaires en cours. Khalid Bugshan a été mis en examen pour blanchiment de fraude fiscale en bande organisée dans l’enquête sur les 500 000 euros versés à Claude Guéant en contrepartie de la vente de deux tableaux. Khalid Bugshan est soupçonné d’être à l’origine de ce versement suspect.
Mais c’est un autre Bugshan qui été mis en évidence par les autorités suisses. Il s’agit d’Ahmed Salem Bugshan, qui dirige un conglomérat dans l’agroalimentaire, la finance, l’industrie, le pétrole ou l’hôtellerie de luxe. C’est la presse alémanique qui a diffusé son identité. Son avocat, Me Raphaël Treuillaud, n’a pas souhaité répondre à nos questions, opposant son secret professionnel.
M. Bugshan s’est opposé au transfert des moyens de preuves à la France, craignant que “son nom soit traîné dans la boue dans les gazettes françaises”, selon des propos rapportés par l’arrêt du tribunal fédéral. L’homme d’affaires saoudien a affirmé qu’il ne savait rien des transactions réalisées avec la société panaméenne dont il dit être étranger et “prétend que les opérations bancaires en cause ont été faites à son insu”. Selon lui, “on assiste, par requête d’entraide judiciaire interposée, à un épisode de la guerre des clans politiques en France”.