Fin mars, 450 travailleurs détachés européens étaient toujours employés sur le chantier de l’EPR de Flamanville. Dans la légalité ? EDF assure effectuer toutes les vérifications. En attendant, l’ambiance sur le chantier reste mauvaise, selon la CGT.
Avec environ 3 800 employés sur le site fin mars 2016, c’est aujourd’hui le plus grand chantier de France. Et aussi le plus polémique. La construction du réacteur nucléaire pressurisé européen (European Pressurized Reactor, EPR) de Flamanville accumule problèmes techniques, coût faramineux… et recours massif à des travailleurs européens précaires, mal payés et corvéables à merci, au point de franchir la limite de la légalité.
Entre 2008 et 2012, Bouygues, qui gérait le génie civil, a ainsi embauché illégalement 460 salariés roumains et polonais par le truchement de prestataires étrangers. Le géant du BTP a été condamné en juillet 2015 pour avoir eu recours aux services de sociétés pratiquant le travail dissimulé et le prêt de main-d’œuvre illicite (lire ci-dessous “Le détachement illégal, une perversion courante”). Mais le montant de l’amende (25 000 euros) reste dérisoire face aux millions de cotisations sociales non versées. Plus importante, elle aurait exclu le géant des marchés publics français, une situation encore inimaginable. Le jugement en appel aura lieu en novembre. Après cette première condamnation, une question reste en suspens : la donne a-t-elle changé depuis, ou les salariés détachés continuent-ils à travailler sur le chantier ?
450 détachés dont personne ne souhaite parler
Ils continuent, mais aujourd’hui dans la plus grande légalité, d’après les différents acteurs. Selon EDF, en juillet dernier, environ 20 % de l’effectif du chantier était de nationalité étrangère, dont un tiers sous contrat français et deux tiers sous contrat étranger (c’est-à-dire des détachés). Soit 450 personnes, principalement des Polonais, des Roumains et des Portugais. L’opérateur assure effectuer scrupuleusement tous les contrôles réglementaires pour vérifier l’absence d’abus, soit des demandes de documents aux différentes entreprises. Par ailleurs, EDF participe à l’association interentreprises qui gère l’accueil et les conditions de vie des salariés déplacés. “Les travailleurs détachés effectuent de grandes amplitudes horaires, mais ils sont employés légalement et correctement logés”, explique Adeline Lemallier, membre CFDT du comité de suivi du chantier, instance renforcée en 2012 suite au scandale du détachement illégal.
Le gros œuvre de Bouygues étant aujourd’hui quasiment terminé, les entreprises techniques –comme le groupement Endel Boccard pour le montage des tuyauteries ou le groupement Spie Cegelec pour l’électricité – ont pris le relais. Selon nos sources, ces deux derniers groupements contribueraient largement à faire monter la jauge du détachement sur le chantier, avec chacun un effectif d’environ 500 personnes, dont chaque fois presque la moitié serait de nationalité étrangère. Pourquoi ces deux groupements ont-ils autant recours à ce type de main-d’œuvre sur le chantier ?
Contactés, Endel Boccard et Spie Cegelec ont refusé nos demandes d’interview. Et la seule institution compétente pour vérifier la légalité des emplois détachés, c’est l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) qui joue le rôle de l’inspection du travail sur ce type de chantier. “Mais ses moyens de contrôle sont complètement insuffisants face à la complexité des montages qui peuvent être mis en œuvre”, dénonce Jean-François Sobecki, coordinateur CGT sur le chantier.
Un réacteur à mauvaise ambiance
Pour le syndicaliste, “l’ambiance est mauvaise” sur le chantier. “La concurrence effrénée entre les entreprises conduit à des conditions de travail dures et des prix toujours tirés vers le bas, développe-t-il. Avant, sur les chantiers, les employés coopéraient. Aujourd’hui, ils sont tous mis en concurrence les uns avec les autres.” Les autres, ce sont pour un tiers des grands déplacés français : ils sont salariés des entreprises qui ont décroché les marchés et ont été affectés là pour une période donnée. Et puis ce sont les Cotentinois, qui occupent la moitié des postes du chantier. Interrogé sur le pourcentage de ceux-ci embauchés en intérim, EDF explique ne pas avoir accès à ces informations. L’opérateur préfère communiquer sur les 725 000 heures de formation dispensées depuis le début du chantier en 2007, qui ont permis de former tuyauteurs, coffreurs, électriciens ou robinetiers locaux. Mais qui ont été financées par le conseil régional et Pôle Emploi.
Ce qu’en pensent les salariés eux-mêmes ? Dans le cadre du comité de suivi et à l’initiative de la CFDT, un questionnaire relatif aux conditions de vie et de travail a été distribué au printemps dernier à tous les employés. Les résultats devraient être rendus publics d’ici à la mi-septembre, mais quelques bribes nous sont parvenues : il n’y aurait pas de problèmes liés au détachement mais un “manque de visibilité”, une “démotivation” ou une “perte de sens au travail liée à un manque de planification”. Encore des cailloux dans les rouages de l’EPR.
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Le détachement illégal, une perversion courante
Travail détaché ne rime normalement pas forcément avec travail illégal. Défini par une directive européenne de 1996, le statut de détaché permet à un employeur européen d’envoyer ses salariés effectuer une mission temporaire dans un autre pays de l’Union européenne – en respectant le droit du travail en vigueur dans le pays d’accueil, notamment le temps de travail et le salaire minimum.
Mais il est très souvent dévoyé par des entrepreneurs indélicats. Ceux-ci utilisent des sociétés “coquilles vides” pour recruter en fausse sous-traitance dans des pays à bas coût, ne paient pas leurs salariés détachés aux conditions françaises, les font travailler davantage que leurs collègues français ou les logent dans de scandaleuses conditions. “D’après mon expérience, dans 90 % des cas, les entreprises qui utilisent des salariés détachés en France ne respectent pas leurs obligations”, déplore René de Froment, secrétaire général de la CGT Construction Auvergne, spécialisé sur les questions de détachement.
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Le détachement, une bataille européenne
À travail égal, salaire égal. Pour renforcer la réglementation et rémunérer au même niveau travailleurs nationaux et détachés, la commissaire belge à l’emploi et aux affaires sociales, Marianne Thyssen, a déposé le 8 mars une révision de la directive de 1996, avec le soutien de la France et de l’Allemagne. Mais dix pays d’Europe de l’Est et le Danemark s’y sont farouchement opposés, enclenchant la procédure du “carton jaune”.
Le 20 juillet, la Commission européenne a malgré tout annoncé qu’elle maintenait son projet de réforme en l’état. La proposition doit désormais recevoir l’aval du Parlement européen et du conseil des 28 ministres de l’UE chargés des questions sociales et d’emploi.