Entrepreneuse à New York lors de l’explosion de la bulle Internet et de l’attaque du World Trade Center, Flore Vasseur choisit de tracer sa propre route pour dénoncer les dérives du capitalisme et l’affaiblissement de la démocratie. Seule Française à avoir rassemblé deux figures mondiales de l’Internet libre autour d’Edward Snowden dans un documentaire, l’écrivaine alerte sur l’impact du numérique sur nos libertés.
Le Lanceur : Comment est née l’idée de votre film, Meeting Snowden ?
Flore Vasseur : Les campagnes présidentielles en France et aux États-Unis ont éludé le sujet de la démocratie, de la valeur du vote et de qui prenait nos décisions. L’idée est partie d’une discussion avec Lawrence Lessig, que j’admire pour sa résistance à l’adversité. Professeur à Harvard et pionnier du Web, il est l’un des seuls universitaires américains à oser défendre Snowden lorsqu’il révèle la surveillance de masse opérée par les États-Unis. Depuis dix ans, il dénonce l’influence de l’argent et la corruption en politique, ce qui lui a valu de se faire évincer par le Parti démocrate lorsqu’il s’est présenté à la primaire. Avec Birgitta Jónsdóttir, la fondatrice du Parti pirate, qui a manqué de peu devenir Premier ministre en Islande, j’estimais qu’ils pouvaient faire tribu avec Edward Snowden. L’ironie du sort, c’est qu’il faut aller en Russie pour créer un espace de discussion autour de la démocratie.
Avec la loi antiterroriste portée par Gérard Collomb, la France a -t-elle pris le même chemin que les États-Unis ?
L’inscription dans le droit commun de mesures d’état d’urgence est hallucinante. Lorsque l’on tient un discours antisurveillance, il y a toujours l’accusation de se trouver du côté du terrorisme ou de l’anarchie. On ne peut pas en parler. Pourtant, rien ne dit que la surveillance de masse a permis d’empêcher un attentat. Au contraire, il y aurait un dysfonctionnement lié au flot d’informations et au manque d’agents sur le terrain. Ces technologies très puissantes sont probablement des Ferrari, mais personne n’a le permis de conduire. Je trouve en tout cas ma liberté de pensée méchamment attaquée. Et pas par les services de renseignement, mais par les algorithmes des Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) et les fake news. Je pense que les multinationales et les entreprises sont plus rapides que les États à comprendre comment utiliser une technologie. Les meilleurs ingénieurs ne vont pas dans l’armée, mais chez Google ou chez Goldman Sachs.
Aujourd’hui, il n’y a pas un patron de tech’ qui, porte fermée, dit que tout va bien”
Avant qu’une polémique n’entraîne la démission de ses membres, vous aviez été nommée au Conseil national du numérique. Quel était son objet ?
Le secrétaire d’État au numérique avait l’intention de ne plus laisser la réflexion sur le numérique aux lobbys des Gafa ou aux grands groupes ou start-up, mais de faire rentrer tous les représentants de la société. Le projet porté par la présidente, Marie Ekeland, mathématicienne et ancienne banquière de JP Morgan, était extraordinaire d’éclectisme pour bâtir une instance gouvernementale chargée de penser le numérique, la technologie que l’on veut et celle que l’on ne veut pas comme citoyen. Si nous ne légiférons pas dès maintenant sur les logiciels prédictifs, ils seront partout et l’on pourra arrêter des gens dans la rue sous prétexte qu’un algorithme a calculé qu’ils vont commettre un crime.
N’est-ce pas de la science-fiction ?
Malheureusement, ce n’est pas un délire de complotiste : la société Palantir est l’une des plus grosses capitalisations de la Silicon Valley. Les outils prédictifs sont déjà utilisés par la police à Chicago et à Los Angeles. Des arrestations préventives ont été effectuées en fonction des casiers judiciaires, de l’analyse des parcours, des idées et de leur évolution. D’où l’intérêt d’avoir en France un conseil qui siège de manière consultative et bénévole pour tenter de résoudre le décalage mécanique entre, d’un côté, un système politique qui doit prendre des décisions sans avoir nécessairement le temps d’absorber tous les paramètres, et de l’autre une technologie qui va tellement vite que personne n’arrive à la saisir.
Pas même ceux qui la développent ?
La technologie de Facebook est en train d’échapper complètement à Mark Zuckerberg. Comme dans Frankenstein, la bête s’est levée de la table d’opération et arrache les fils. Même le docteur la regarde pétrifié, en se demandant ce qu’il a fait. Aujourd’hui, il n’y a pas un patron de tech’ qui, porte fermée, dit que tout va bien. Il est riche, ses enfants sont relativement protégés, alors il rêve d’aller sur Mars ou d’avoir une île.
Qu’est-ce qui vous a menée à ces thèmes ?
Je suis entrepreneuse à New York, avec des salariés sous ma responsabilité, lorsque le World Trade Center s’effondre, le 11 septembre 2001. Je me demande très vite quelles convictions me sont arrachées. Comme toute la société française, je suis biberonnée aux mythes de l’Amérique libératrice des foules, dont on voit aujourd’hui les derniers vestiges comme d’horribles grimaces. Je me sens le produit de cette société de consommation qui écrase tout doute.
Depuis, vous tirez un fil pour comprendre ce qui échappe au processus démocratique ?
Mon premier roman, sur l’effondrement du capitalisme, me pousse à m’intéresser au pouvoir de la finance algorithmique pour le deuxième*. Je sors alors de la chronique littéraire, car ce livre raconte aussi l’époque : de l’affaire Kerviel à Goldman Sachs et aux manipulations en Grèce. Mais, plus je tape sur la finance, plus je me demande comment nous lui avons donné tout ce pouvoir. C’est le thème de mon troisième roman, En bande organisée. Je mets en évidence les petits arrangements entre médias, finance et politique ; certains le voient d’ailleurs comme annonciateur de la macronite. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il n’y a pas de gentils et de méchants, juste l’âme humaine dans une société qui met la pression sur tout le monde, dans laquelle tout est déterminé par la rentabilité. Personne ne résiste nécessairement à cela.
* Une fille à New York (2006) et Comment j’ai liquidé le siècle (2010), tous deux disponibles en poche.
Wikileaks a fait extrêmement peur au Pentagone, ce qui a déclenché sous Obama une véritable chasse aux sorcières”
Sauf les lanceurs d’alerte ?
Ces figures sont fantastiques comme matière romanesque. Le lanceur d’alerte est le héros romantique du XXIe siècle, la personne incomprise qui se lève quand tout le monde est couché et balance seule la vérité. En 2010, quand Julian Assange rend publics les câbles diplomatiques et surtout la vidéo Collateral Murder fournie par Bradley Manning dans laquelle des civils irakiens sont tués par des drones, je me dis : enfin ! le pavé dans la mare, face à la parole politique retenue et aux secrets d’alcôve.
Le créateur de Wikileaks est devenu depuis sujet à controverse…
Julian Assange a eu une idée de génie, mais quelque chose a complètement dérapé. Humainement, il y a une déconnexion entre ce qu’il est et son désir de justice et de responsabilité des dirigeants. On a tous perdu ; les partisans d’une plus grande transparence, surtout. Mais, ce qui me passionne chez les hackers, c’est qu’ils sont les seigneurs du code. Il y a un côté pouvoir magique à être les seuls à le maîtriser. Wikileaks a fait extrêmement peur au Pentagone, ce qui a déclenché sous Obama une véritable chasse aux sorcières et un durcissement de la justice américaine sur tous ceux qui savaient toucher au code, les mauvais comme les bons.
Snowden, par exemple ?
Je travaille pour mon prochain livre sur un cas aussi emblématique. Génie du code de 26 ans et chantre de la liberté d’expression, Aaron Swartz s’est pendu dans son appartement de Brooklyn. Le Gouvernement le condamnait à trente-cinq ans de prison pour avoir téléchargé des publications scientifiques en accès libre sur le site du MIT. Il était la victime sacrificielle pour montrer que tous ceux qui sortaient du rang se feraient couper la tête et éviter qu’un autre ne sorte du bois. Aaron Swartz avait refusé l’arrangement à l’amiable, pour qu’un procès expose la folie de son histoire. Face à l’intimidation dont il a fait l’objet, il n’a pas tenu le coup, ce qui a fait froid dans le dos à tous les hactivistes. Pourtant, il ne voulait pas voler des secrets, mais permettre un accès gratuit à la connaissance.
Libérer la connaissance était pourtant l’une des raisons d’être d’Internet…
Quand j’ai monté ma boîte à New York, tout le CAC 40 me demandait ce qu’Internet allait devenir. Mais les marchés financiers se sont rendu compte que le Web marchant n’était pas mûr et ils ont retiré leurs billes. La bulle Internet a explosé juste avant le 11 Septembre et l’armée a pris le relais pour investir dans les entreprises leaders d’aujourd’hui, y compris Google. Cela a permis au secteur de se relancer en 2003, car vendre une technologie à l’État et développer un volet militaire permet de tenir le temps que l’application pour le grand public apparaisse. L’énorme manne du marché de la surveillance est apparue et les premiers lanceurs d’alerte ont révélé que les outils de surveillance déployés à l’étranger s’étaient retournés contre la population américaine. Ce que montre Snowden, c’est que les Gafa remontent tout au Pentagone et que leur complicité est réelle.
La nouvelle bataille se joue sur notre libre arbitre”
Pourquoi les comportements n’ont-ils pas changé ?
Les populations considèrent leur vie privée moins importante que ce que les outils numériques leur donnent. La liberté n’est pas quelque chose de tangible dont on peut constater la perte du jour au lendemain, donc l’arbitrage se fait en sa défaveur. Cela dit, je ne sais pas pourquoi le monde entier n’était pas dans la rue lorsque Snowden a parlé.
Le numérique n’est plus la grande chance promise aux jeunes générations ?
Le modèle économique des Gafa dépend de la capacité à rester sur un site. Ce n’est pas pour rendre plus débile, qui est un effet secondaire, mais pour que le modèle publicitaire du Web permette des profits. Les géants de la tech’ n’avaient pas l’intention de domestiquer les masses, mais il se trouve qu’ils le font. La Silicon Valley dit ne pas faire de politique, mais je pense qu’après que les marques se sont battues pour notre pouvoir d’achat la nouvelle bataille se joue sur notre libre arbitre, sans aucune idée de savoir si c’est bien ou mal. L’algorithme poursuit la tentative de faire croire aux gens que l’accumulation de relations et d’expériences – parce que l’accumulation d’objets commence à être un peu vulgaire – est source de joie. Moi, je me demande où elle a bien pu passer.
Dans une conférence TedX, vous avez dit qu’écrire vous avait rendue infréquentable. Comment ?
Ma génération fait soi-disant partie des grands gagnants de la mondialisation. J’ai étudié à l’IEP de Grenoble puis à HEC Paris et les gens de ma promo travaillent partout dans le monde dans des entreprises type Google. Alors que leurs entreprises ont des effets secondaires terribles sur l’environnement, nos libertés, la démocratie et la santé de nos enfants, ils ne bougent pas, au nom de leur confort. Ce qui me rend impopulaire, c’est que je leur signifie cette contradiction dans laquelle, peu ou prou, nous sommes tous. Mes écrits dépeignent aussi le refus de regarder les dommages collatéraux, la catastrophe de l’ultra-court terme et l’absence de considération pour les conséquences de nos actes. Tout cela est malheureusement flatté par l’époque, car le système macro-économique n’a aucun intérêt à ce que quelqu’un doute, ralentisse et consomme moins. Nous devenons tous des agents de ce système en ayant laissé les rênes à la logique économique.
Vous avez des héros ?
Je suis impressionnée par les survivants de la tuerie de Parkland aux États-Unis qui ont lancé le mouvement “March for our lives” pour le contrôle des armes à feu. Ces enfants sont des seigneurs, ils ringardisent tout : politique, cirque médiatique et rapport au temps.
Des zéros ?
J’ai malheureusement tendance à croire que les occasions de faire des choses bien sont assez rares, car ce n’est pas encouragé et valorisé socialement. Mais, le jour où cela change, tout change. Peut-être est-ce ce que ces enfants vont faire, d’ailleurs.
Vous avez un smartphone ?
Plus jamais de la vie. La captation de mon attention me fait plus peur que la surveillance de masse. Quand vous avez un smartphone, vous l’allumez près de 157 fois par jour, ce qui réduit la capacité de concentration à moins de quatre minutes. Mon métier, ma vie, c’est écrire. C’est besogneux, long. Ces outils-là, pour moi, c’est la mort.