Des petites entreprises de maçonnerie aux géants de la construction, en passant par les agences d’intérim ou les compagnies aériennes low cost, chacun y va de son stratagème pour détourner les règles européennes du travail détaché. Négligeant les droits des salariés et les règles de la concurrence, ces combines coûtent chaque année plusieurs centaines de millions d’euros aux caisses de sécurité sociale. Petit aperçu des mille et une façons de dévoyer le système.
“Victor*, un des salariés portugais, est tombé du toit. Il s’est largement entaillé le bras. Personne n’a appelé les secours. Jorge*, un autre salarié portugais, l’a aidé à monter en voiture et l’a emmené. Dans un hôpital très éloigné du chantier.” Michel Rabou est maçon. Il a travaillé pendant dix ans pour la SECN, une entreprise d’une vingtaine de personnes spécialisée dans le gros œuvre et la maçonnerie, installée à Donzère dans la Drôme. En 2009, la SECN commence à recourir à des travailleurs détachés par l’intermédiaire d’un sous-traitant portugais, la société Cepajom.
Au début, les salariés sous contrat avec la SECN laissent courir… Et puis, petit à petit, après chaque départ ou licenciement, c’est un salarié détaché portugais de la Cepajom qui reprend la truelle. En 2014, Michel Rabou, qui s’est syndiqué à la CGT Construction, participe à un stage de formation portant sur le détachement frauduleux de salariés étrangers. Et comprend alors la supercherie.
Perversion d’un système sain
“Le dispositif du détachement est sain, précise le député socialiste Gilles Savary, instigateur de la loi de 2014 portant son nom qui visait à lutter contre la concurrence déloyale. En permettant à des entreprises d’envoyer facilement leurs salariés dans d’autres pays européens, le détachement accompagne les échanges internationaux. Grâce à ce système, des ingénieurs français détachés peuvent aller préparer un Airbus à l’étranger.”
En 2013, les organismes de sécurité sociale émettaient environ 300 000 formulaires pour des détachements de salariés français dans le monde, dont un peu moins de la moitié au sein de l’Union européenne. La même année, les organismes européens produisaient environ 180 000 formulaires pour détacher des salariés en France. Le bât commence à blesser lorsqu’on devine qu’un certain nombre de ces formulaires européens pourraient avoir été délivrés… à tort.
De prétendues entreprises portugaises ou polonaises n’existent en fait que sous forme de boîtes aux lettres dans leur pays, et détachent des dizaines de salariés sur le sol français, belge ou allemand. Leur domiciliation leur permet de s’acquitter des cotisations sociales et fiscales au Portugal ou en Pologne, alors qu’elles fonctionnent exclusivement dans d’autres pays. Or une entreprise qui réalise toute son activité en France doit être établie et déclarée en France. Sinon, on parle de travail dissimulé.
2 février 2015. Le tribunal de grande instance de Carpentras déclare la société JMG Structures (entreprise de gros œuvre et maçonnerie basée à Bollène, dans le Vaucluse) coupable de prêt de main-d’œuvre à but lucratif hors du cadre légal du travail temporaire et de marchandage, faits commis en 2011 à Montélimar avec la société portugaise Cepajom. En clair, de la fausse sous-traitance. Pourquoi fausse ? Les ouvriers d’un sous-traitant doivent recevoir les consignes des cadres de leur propre entreprise, et celle-ci doit facturer à la prestation. Si ces ouvriers obéissent directement à l’entreprise donneuse d’ordres et qu’il sont “facturés” à l’heure, alors le sous-traitant joue le rôle d’une agence d’intérim, sans l’être légalement. Germain Arrieta, représentant légal et cogérant de la société JMG Structures, est condamné au paiement d’une amende de 10 000 euros. L’homme dirige par ailleurs la SECN, l’entreprise de Donzère où Michel Rabou est maçon.
Quand le syndicaliste rentre de formation, il flaire une situation similaire à celle de JMG Structures dans sa propre entreprise. Au lieu d’être détachés du sous-traitant portugais Cepajom, les ouvriers portugais n’auraient-ils pas dû être directement les employés de la SECN ? Il interpelle alors son patron : “J’ai demandé à Germain Arrieta d’embaucher Jorge, Victor et la dizaine d’ouvriers salariés qui travaillaient pour la SECN. Il a refusé.”
Une vague de fraudes
Fausse sous-traitance et travail au noir sous couvert de détachement ? Les exemples inondent le secteur du bâtiment, qui accueille 43 % des salariés détachés déclarés en France en 2013. Ainsi Lyon Capitale révèle dans son numéro de février que l’entreprise de menuiserie JEM à Corbas dans le Rhône a eu recours entre 2006 et 2014 à des dizaines de salariés détachés des présumées fausses entreprises polonaises Technobud Polska et MGM Polska. L’affaire attend une décision du procureur d’Albertville pour d’éventuelles poursuites.
“Les PME se font démarcher au moins une fois par semaine par des boîtes d’intérim portugaises ou polonaises, constate sur le terrain le syndicaliste Michel Rabou. Des salariés moins chers, qui travaillent les week-ends ou sous intempéries… Le petit employeur qui a mis le doigt dans l’engrenage, il ne peut plus s’en sortir. Ça devient une institution dans les PME et les TPE, et c’est très dommageable dans les petits bleds où il n’y a déjà pas beaucoup de boulot. Le faux détachement, ça ne concerne pas que les grands chantiers !” Mais ça les concerne aussi.
La plus emblématique des affaires de faux détachement reste tout de même celle de la construction du réacteur nucléaire pressurisé européen (EPR) à Flamanville, dans la Manche. Poursuivi en justice pour avoir employé illégalement 460 salariés roumains et polonais, par le truchement de deux prestataires étrangers, Bouygues a été jugé coupable et condamné à payer… 25 000 euros. La justice s’est montrée clémente pour le géant du BTP ; car, si l’amende avait pesé plus lourd, Bouygues aurait été exclu des marchés publics. Ce qui aurait eu de sérieuses conséquences sur la configuration de l’emploi en France dans le bâtiment.
Néo-esclavagisme
“Ces hommes, on les voit les week-ends sur les parkings, se faire à manger sur leurs petits réchauds, raconte Jean-Louis Vercruyssen, chauffeur routier aujourd’hui à la retraite. Ils sont roumains, détachés par des sociétés espagnoles travaillant en France, et payés 200 euros par mois pour seize heures de route journalière, en double équipage. Pour leurs frais de déplacement, ils reçoivent 600 euros par mois. C’est loin, la Roumanie ! Ils ne rentrent pas chez eux les week-ends. Ils vivent là, entassés à deux dans la cabine de leur camion. Comment peut-on travailler dans de pareilles conditions de misère, au XXIe siècle ?”
Du côté de Donzère, les conditions de travail pour les employés sous contrat français ou portugais ne sont pas tout à fait les mêmes. “Sur les chantiers de la SECN, Victor, Jorge, Pedro* et les autres travaillaient deux heures de plus que nous par jour, se souvient Michel Rabou. Ils ne veulent pas parler, ils sont briefés, ils ont peur. Ils sont là pour bosser et envoyer de l’argent à leur famille, c’est tout. À quarante ans, à force de travail, ils sont abîmés, flingués.”
Pour disposer d’un bon avantage concurrentiel et bien rentabiliser, certains entrepreneurs indélicats ont ainsi tendance à “oublier” quelques articles du Code du travail – car ils doivent normalement respecter le droit en vigueur dans le pays d’accueil, notamment le temps de travail et le salaire. “La différence de prix entre une prestation française et européenne n’est pas si importante, explique Jean Grosset, rapporteur d’une récente étude du CESE (Conseil économique, social et environnemental) sur les travailleurs détachés. Si les cotisations sociales sont plus faibles dans d’autres pays, cette économie est en réalité compensée par les coûts de transport et de logement que doit supporter l’employeur qui détache.” La réalité est pourtant tout autre, et les écarts de prix souvent bien plus significatifs.
Depuis des années, les organisations d’entreprises du bâtiment dénoncent la concurrence déloyale qu’induisent ces pratiques inhumaines et frauduleuses. Le président de la Fédération française du bâtiment (FFB), Jacques Chanut, a ainsi récemment rencontré à Bruxelles la commissaire européenne en charge de l’emploi et des affaires sociales, Marianne Thyssen. Pour la Fédération, libre circulation des salariés doit impérativement rimer avec respect de mêmes règles pour tous.
Disparaître… pour réapparaître, en mode intérim
Retour dans la Drôme. La société de maçonnerie SECN est finalement aujourd’hui en liquidation judiciaire, et Michel Rabou au chômage. Le gérant, Germain Arrieta, explique simplement les raisons de son recours au travail détaché et la disparition de son entreprise : “Les salariés détachés portugais sont plus performants. Et puis, je ne savais pas que sous-traiter à la Cepajom pouvait être considéré comme une fraude ; dans un marché public, quand on vous fait un mandat pour payer directement l’entreprise étrangère qui détache, pour moi, c’est qu’il n’y a rien d’illégal !” se défend-il. Selon lui, Victor, le salarié portugais blessé, a été normalement emmené à l’hôpital. Il conclut : “Si la SECN est en liquidation aujourd’hui, ça n’a aucun lien avec le procès de JMG, avec l’accident ou avec le détachement. C’est à cause du non-rendement du personnel et du manque d’activité de la société.”
Quant à la société portugaise Cepajom, elle semble également avoir disparu. Mais, tel le Phénix, est apparue depuis la société de travail temporaire Divaparalelo, qui aurait la même adresse portugaise et le même dirigeant que la Cepajom. Une société d’intérim ? Ainsi, Divaparalelo ne pourra plus jamais être poursuivie pour prêt de main-d’œuvre à but lucratif hors du cadre légal du travail temporaire… puisqu’il s’agit d’une société de travail temporaire. En revanche, elle pourrait l’être pour travail dissimulé, s’il s’avérait qu’elle n’a pas d’existence réelle au Portugal.
L’aberration du détachement de résidents français en France
Les entreprises d’intérim constituent le deuxième secteur d’activité accueillant des détachés, avec 19 % des salariés déclarés en France en 2013. “Mon dernier combat sera d’essayer de faire supprimer de la directive européenne de 1996 la notion de détachement de société d’intérim. Ces sociétés dérégulent le marché du travail européen, s’appuyant sur des taux de cotisation inférieurs pour placer de la main-d’œuvre low cost”, explique le député socialiste Gilles Savary.
Outre ce trafic de main-d’œuvre, le détachement intérim autorise des incongruités observables notamment en Alsace et en Lorraine : des résidents français détachés en France. Passant par des agences luxembourgeoises, les employés perçoivent un avantageux salaire mensuel, tandis que les cotisations sont payées au Grand Duché.
Rivalisant d’ingéniosité et profitant de leur internationalité, les sociétés aériennes low cost ont quant à elles trouvé une autre voie pour détacher des résidents français en France. EasyJet employait ainsi 170 personnes à Orly sous contrat britannique tandis que Vueling immatriculait ses salariés français en Espagne. Les deux entreprises ont écopé de 100 000 euros d’amende chacune pour travail dissimulé. Les arrêts de la Cour de cassation de mars 2014 ont confirmé les condamnations. Des pratiques qui visaient tout simplement à éluder les cotisations sociales françaises.
Une nouvelle réglementation européenne ?
“Le faux détachement déstabilise notre système de sécurité sociale”, rappelle le député socialiste Gilles Savary. Selon le rapport 2014 sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale de la Cour des comptes, la fraude liée aux 300 000 travailleurs détachés non déclarés (estimation) correspondrait à une perte de recettes sociales de 380 millions d’euros. Cette estimation ne prend pas en compte les travailleurs détachés indûment placés sous ce statut.
Lois et rapports se succèdent pour tenter d’enrayer le fléau multiforme. La directive européenne de 1996, qui définit le droit communautaire en matière de détachement, va être révisée prochainement. En préparation, le CESE a publié en septembre 2015 un rapport sur les travailleurs détachés. Il préconise notamment des vérifications renforcées de l’activité réelle des entreprises dans leur pays d’origine, la limitation des possibilités de détacher un résident dans son propre pays ou la mise en place d’outils informatiques européens. “Aujourd’hui, grâce aux avancées des lois Savary et Macron, à la multiplication des contrôles et aux recommandations du rapport, je ne suis pas sûr que la fraude continue de progresser”, déclare Jean Grosset, le rapporteur.
De façon très globale, le rapport rappelle qu’“à travail égal, salaire égal sur un même poste de travail. Ce principe d’égalité de traitement est celui (…) de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. La révision de la directive devrait s’en inspirer et s’appuyer sur l’objectif d’harmonisation sociale”. Pour réguler une fraude massive impliquant concurrence déloyale, scandaleuses conditions de travail et spoliation sociale et fiscale, il serait effectivement souhaitable qu’elle s’en inspire.