Les kits commercialisés sur les machines de la société américaine Haemonetics pourraient dégager des particules cancérogènes lors des prélèvements de plasma et de plaquettes. Alertées sur les risques pour les donneurs, les receveurs et le personnel, les autorités sanitaires françaises n’ont pas suivi les recommandations d’experts nommés, provoquant l’incompréhension des lanceurs d’alerte sur ce dossier.
Les autorités sanitaires minimisent-elles les risques liés aux machines de la société américaine Haemonetics ? Présentes dans la majorité des établissements de transfusion sanguine, ces machines et les pratiques de la multinationale sont au cœur des alarmes enclenchées par deux lanceurs d’alerte d’Haemonetics France et par le délégué syndical central de l’Établissement français du sang. Le gendarme du médicament, l’ANSM, a nommé un comité scientifique spécialisé temporaire (CSST), sans pour autant suivre ses recommandations. Ce comité établissait un “danger” et recommandait d’“envisager la suppression des dispositifs médicaux” si “une évaluation des risques fiable n'[était] pas obtenue très rapidement”. L’ANSM a étonnamment tenu un tout autre discours quelques mois plus tard et le contrat entre Haemonetics et l’Établissement français du sang aurait été prolongé pour une année de plus au moment même du rendu de ce rapport.
L’inquiétude concerne l’aphérèse, une technique qui consiste à collecter du sang chez un donneur puis à le réinjecter, après avoir séparé par centrifugation certains composants, comme le plasma ou les plaquettes. Contrairement aux autres acteurs du marché, les technologies d’Haemonetics sont équipées d’un joint tournant, qui s’use du fait de la rotation, dont la composition est longtemps restée secrète. Et pour cause : il contiendrait du formaldéhyde, classé “substance cancérogène avérée pour l’homme” depuis 2004. Au moment de l’évaluation des risques par le CSST, les scientifiques n’avaient pas obtenu de la part de l’industriel la composition chimique précise des joints en question, mais indiquaient “la présence avérée, probable ou possible de substances de toxicité élevée : hydrocarbures aromatiques polycycliques, formaldéhyde, silice cristalline, chrome…” Ils soulignaient par ailleurs qu’“aucun des trois industriels n'[avait] réalisé d’évaluation des risques”.
“La ministre de la Santé devrait appliquer le principe de précaution et rechercher sur le marché des solutions alternatives, il en existe et le CSST l’évoque. Quand on peut faire mieux, on se doit de le faire”, estime Guylain Cabantous, délégué syndical central de l’EFS à l’origine de l’alerte au ministère en novembre dernier. “C’est une affaire de type amiante, avec des intoxications qui vont produire leurs effets au bout d’un certain nombre d’années. Les autorités sanitaires ne veulent pas avouer qu’elles ont fauté et qu’il y a eu des dysfonctionnements pendant plusieurs années. Je ne crois pas à l’argument qui consiste à dire qu’il faut taire ces affaires pour ne pas effrayer les donneurs. Si les autorités avaient fait les démarches en temps et en heure, jamais nous n’en aurions entendu parler. En revanche, continuer n’est pas possible. Chaque jour, des gens en bonne santé vont s’exposer, d’autant plus que, face à la demande très forte en plasma, on fait pression sur eux pour qu’ils donnent fréquemment, jusqu’à vingt-quatre fois par an”, s’inquiète-t-il.
“Des pièces détachées récupérées sur de vieilles machines”
Selon les données communiquées à l’ANSM, le fabricant reconnaît une usure de pièce de 2 mg par aphérèse, qui pourrait être augmentée lorsque la machine dysfonctionne. Un cas qui ne serait pas rare, à en croire l’ancien gérant d’Haemonetics France, Alexandre Berthelot. Lanceur d’alerte, cet ancien directeur commercial pour Haemonetics France/Benelux/Angleterre a démissionné de ses fonctions de gérant France en 2015, “ne pouvant cautionner les pratiques de l’entreprise”. Deux mois plus tard, il était licencié de son poste de directeur commercial pour “déloyauté et faute grave” alors qu’il était en arrêt pour une dépression réactionnelle reconnue comme maladie professionnelle.
Quelques années plus tôt, Alexandre Berthelot tentait de résoudre les pannes à répétition des machines dont se plaignait notamment la direction de la région Rhône-Alpes de l’Établissement français du sang. “Avec le délégué du personnel cadre, Jean-Philippe Urrecho, nous avons été mis devant le fait accompli de pratiques [présumées, ndrl] délictueuses organisées par la direction Europe et la direction monde du groupe, raconte-t-il. Nous avons alerté en posant des questions légitimes au service technique. Mais la communication du groupe était de tout nier et de dire qu’il n’y avait aucun problème. Jusqu’au jour où, lors d’une réunion, le président Europe d’Haemonetics a avoué sous la pression de la direction de l’EFS qu’Haemonetics utilisait des pièces détachées d’occasion. À l’époque, je suis tombé de ma chaise. L’EFS découvre à ce moment-là qu’Haemonetics avait pu facturer des pièces détachées de récupération pour du neuf. S’il y avait une carte-mère qui ne fonctionnait pas, ils mettaient seulement une pile neuve et facturaient l’intégralité de la carte-mère.” Des pratiques qui ont fait l’objet d’un accord confidentiel en 2013, signé sur un coin de table entre Haemonetics et l’Établissement français du sang.
Impunité
“Un rapport de l’Igas a demandé un avis de la Répression des fraudes, qui a confirmé que l’EFS et l’ANSM auraient dû communiquer les éléments au procureur de la République, selon l’article 40. Ils ont préféré passer par un protocole confidentiel, ce qui est complètement illégal. Ça n’a fait qu’aggraver la situation. On a senti à l’époque une sorte d’impunité au niveau de la direction monde d’Haemonetics”, poursuit le lanceur d’alerte. Ce protocole, que Le Lanceur a pu consulter, établit que chacun renonce à “toutes pénalités, réclamations, instances et actions ultérieures, sur quelque fondement juridique que ce soit”. Pour réparer les préjudices, Haemonetics versera 46.000 euros à l’Établissement français du sang.
Mais, selon Alexandre Berthelot, jusqu’en 2015, bien après la signature du protocole, les “pratiques de distribution de pièces de récupération étaient toujours présentes”. “L’EFS le savait et l’ANSM ne disait rien. Concernant le disque tournant, Haemonetics a mis en place dès 2011 un processus de fabrication moins coûteux, mais très riche en résine phénolique, qui est hautement toxique. À ma connaissance, il n’y a pas eu d’informations auprès de l’ANSM concernant la modification du processus de fabrication. De toute façon, Haemonetics a fourni la composition de son disque il y a seulement quelques mois”, poursuit-il. Un an plus tôt, en février 2017, une nouvelle alerte était envoyée au ministère de la Santé. Parallèlement, une enquête de Mediapart jetait un pavé dans la mare en décrivant les pratiques de l’entreprise.
Les autorités sanitaires s’activeront, jusqu’à finalement considérer dans un rapport bénéfices/risques que “l’émission de microparticules provenant du dispositif médical à usage unique est possible, mais reste minime”, qu’il s’agit d’une “émission conforme aux normes sanitaires françaises et internationales en vigueur pour des produits similaires” et que “les autorités sanitaires françaises exercent une vigilance continue sur ces dispositifs de prélèvement”. Des arguments qui ne convaincront pas les lanceurs d’alerte, qui regrettent que l’ANSM n’évoque à aucun moment la composition du joint tournant. “Le fait de maintenir des appareils d’aphérèse avec des pièces d’occasion, au-delà du fait que c’est un non-respect du marché, peut engendrer une aggravation de la dangerosité des dispositifs”, s’inquiète Alexandre Berthelot. “Si vous utilisez des centrifugeuses d’occasion, qui ne sont pas contrôlées et sont en dehors des normes, cela peut provoquer une libération encore plus importante de particules qui sont issues du joint tournant du bol de la machine. J’ai l’avantage d’avoir une formation de toxicologue, et si le CSST a caractérisé le danger, l’évaluation du risque par l’ANSM n’a jamais été faite”. Ce mercredi, une plainte a été déposée au pôle santé du tribunal de grande instance de Paris. La plainte vise l’Etablissement français du sang, l’ANSM ainsi que tout co-auteur des faits pour “mise en danger de la vie d’autrui, tromperie aggravée et non-mise en oeuvre d’une procédure de retrait de rappel de produits de santé”.