Ancien informaticien dans un groupe d’imprimeries du département de la Manche, Gilles Mendes a entamé une démarche de lanceur d’alerte. Il accuse son ancien employeur d’avoir monté un système de fraudes présumées à la loi Handicap de 2005, privant ainsi les travailleurs handicapés de fonds normalement destinés à leur embauche. Après avoir tiré la sonnette d’alarme auprès de différentes institutions et des cabinets du ministère du Travail et de l’Intérieur, il lance un appel au Lanceur.fr – Entretien.
Le Lanceur : Pouvez-vous nous résumer votre parcours ?
Gilles Mendes : Informaticien, vivant en Normandie, j’ai été embauché en mars 2009 comme technicien informatique, sans autre contrat de travail que mon bulletin de paie, pour le compte de l’Imprimerie artistique Lecaux, qui possède plusieurs locaux, dont un près de Cherbourg, dans la Manche. Au départ, je devais mettre en place et maintenir un logiciel de “Web to print”, dédié à la personnalisation et aux commandes en ligne d’imprimés. Je devais également gérer et réaliser les projets des clients sur cette plateforme. J’intervenais aussi dans la tarification, les fichiers d’impression, les expéditions et la facturation.
J’étais un acteur central. Comme j’étais le seul informaticien, j’ai géré toutes les questions informatiques. M. Levieux, le pdg du groupe Lecaux, était mon supérieur hiérarchique direct. L’informatique étant un domaine complètement étranger pour lui, et n’ayant rien à redire sur mon travail, il m’a laissé toute autonomie et le choix des décisions techniques, me promettant un avenir radieux dans la société et une meilleure rémunération à mesure des nouveaux contrats que je lui permettrais de décrocher.
La réalité fut bien différente. Ma charge de travail a considérablement augmenté et au quotidien je devais régler aussi tous les petits soucis informatiques des salariés. Mon salaire et mon statut n’ont pas évolué. À force de ténacité, j’ai pu faire embaucher un technicien, mais la charge de travail était intenable.
Finalement, en octobre 2014, j’ai quitté l’entreprise, en demandant une rupture conventionnelle après un “burn out”. Par la suite, j’ai entrepris une démarche pour requalifier mon contrat de travail, à l’échelon cadre, en tant que “chef de projets informatiques”. La procédure est en cours. Une audience en appel est prévue ce premier semestre 2017.
Vous n’étiez donc plus dans le groupe lorsque vous avez dénoncé certains faits liés à la filiale Handiprint du groupe Lecaux, à savoir une fraude présumée ?
Non, je ne faisais plus partie du groupe Lecaux. Mais, avant de quitter l’entreprise, j’avais déjà de sérieux doutes sur les bonnes pratiques de la société Handiprint, notamment sur le bien-fondé de la vente de mes services par cette filiale. Ma compagne avait également travaillé pour l’entreprise, dans des conditions très suspectes. En parcourant les cinq ans d’archives de mes messages électroniques à la recherche d’informations pour les prud’hommes, j’ai constaté qu’en tant que chef de projet j’étais en copie d’un nombre important de correspondances contenant des devis, et qu’en y regardant de plus près j’avais beaucoup travaillé pour la société Handiprint. En parallèle de mon dossier prud’homal, j’ai constitué un recueil de pièces justificatives sur l’entreprise adaptée de mon ancien employeur, et j’ai commencé à me renseigner sur la loi Handicap. C’est ainsi, par la force des choses, que j’ai entamé une démarche de “lanceur d’alerte”.
Qu’avez-vous découvert ?
Le groupe d’imprimerie Lecaux dispose d’une filiale, une entreprise adaptée, du nom d’Handiprint. L’entreprise, spécialisée initialement dans le routage, est émettrice de devis et de factures relevant de prestations d’imprimerie, de reprographie, de mise en page, de services informatiques, mais sans que jamais une personne handicapée intervienne dans la fabrication.
Les salariés handicapés n’interviennent que dans le routage, la numérisation de plans, ou en fin de chaîne dans la reliure à spirales, le pliage, le conditionnement ou le colisage. En 2014, quand je faisais encore partie de la société, aucun salarié handicapé ne travaillait sur une presse, un copieur, un massicot ou une autre machine. Aucun graphiste ni informaticien n’était handicapé. Or, il y a une pléthore de dossiers d’impression sans finition, et de services sans impression, pour lesquels rien ne justifie une attribution d’UB.
Une attribution d’UB ? Qu’est-ce que c’est ?
C’est un peu technique, mais les UB sont des “unités bénéficiaires”. C’est l’un des dispositifs de la loi Handicap de 2005. Je tiens, tout d’abord, à rendre hommage aux acteurs du secteur adapté, dont la majorité est honnête et mue par une véritable volonté d’intégrer les personnes en situation de handicap dans le monde du travail. Mais il y a un gros souci avec la loi du 11 février 2005, qui est naïve et ne prévoit ni contrôle ni sanctions. La conséquence est que certaines brebis galeuses profitent de cette faille pour détourner la loi de son but.
Petit rappel pour ceux qui ne connaissent pas la loi : toute entreprise, à partir de 20 salariés, est soumise à l’obligation d’emploi de 6% de salariés handicapés (4% pour le public). Faute de quoi elles doivent cotiser à une caisse : l’Agefiph (Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées) pour le privé ; le FIPHFP (Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique) pour le public.
La loi permet de s’affranchir de 50% de son obligation en faisant appel au secteur adapté : entreprises adaptées ou ESAT (établissements et services d’aide par le travail), qui remettent avec leur facture des “unités bénéficiaires” (UB) compensatrices. Une UB équivaut à un salarié handicapé à temps plein à l’année. Or, le calcul des UB n’est pas basé sur un temps de travail de salarié handicapé, mais sur une formule absconse basée sur le chiffre d’affaires (CA/2000 x taux horaire du Smic).
Ceux qui trichent le font sur la formule de calcul, mais il y a pire : certaines entreprises sous-traitent au secteur ordinaire et délivrent malgré tout des UB, hors de tout contrôle. Un certain business malhonnête prospère, faute de moyens de contrôle et de sanctions, et faute d’une volonté politique d’y parvenir, au détriment d’une majorité honnête et engagée dans une cause humaine et sociale.
La conséquence est évidente, si l’on met en corrélation les chiffres de l’Agefiph et du FIPHFP avec le taux d’emploi réel de salariés handicapés : globalement, le taux d’emploi handicapé progresse 50% moins vite que la baisse des cotisations (justifiée par l’emploi réel de handicapés, malgré des tendances contradictoires).
Avez-vous des éléments concrets qui viennent corroborer ces accusations ?
Oui, plein. Premier exemple, celui de ma compagne. Elle a effectué environ quatre ans, pour le groupe Lecaux, une mission de secrétariat de réunion pour un client, Pôle Emploi. Elle devait assister aux réunions des CHSCT départementaux (les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) au siège à Caen et rédiger les PV sous forme de synthèse.
Il s’avère que la prestation fut vendue par Handiprint, alors qu’elle n’est pas handicapée. Une collègue à l’époque avait déclaré que M. Levieux lui avait raconté la manière “cocasse” dont il avait réussi à signer un contrat Handiprint avec ce client. Quand le client a voulu savoir quel était le handicap de la personne, M. Levieux aurait improvisé qu’elle était sourde. Devant la perplexité du client, il aurait ajouté qu’elle ne l’était “que d’une oreille, elle entend très bien de l’autre”. Quand j’ai partagé cette anecdote avec ma compagne, elle fit aussitôt le lien avec l’accueil particulier qu’elle avait reçu lors des premières réunions, au cours desquelles la directrice RH de Pôle Emploi lui demandait de s’asseoir près d’elle et s’assurait régulièrement qu’elle “entendait bien”.
Sinon, nous avons réalisé tout un tas de prestations pour des entreprises, telles que le groupe Air Liquide, Areva, le Crédit Agricole Ile-de-France, SFR, Twisto, etc. Ces travaux étaient effectués par l’imprimerie par des salariés valides, mais portaient le sceau Handiprint et donnaient donc droit à des unités bénéficiaires, donc ces entreprises peuvent diminuer leurs cotisations à verser à l’Agefiph.
Par exemple, pour la mise en place d’un portail de commande en ligne pour Dinno-Santé (groupe Air Liquide), le commercial a transmis un devis signé du client, pour la mise en place par Handiprint d’un catalogue en ligne pour commander l’impression de cartes de visite. C’est également mon service qui a réalisé cette prestation. Pour rappel, ni moi ni mon collègue ne sommes handicapés. Des exemples de ce type, j’en ai plein, mais cela ne représente que la face émergée de l’iceberg.
Vous affirmez aussi que l’entreprise fait appel à des sous-traitants mais qu’elle fournit quand même des factures Handiprint, avec ces prestations de sous-traitants, donc des unités bénéficiaires. Handiprint n’a pas le droit de faire appel à des sous-traitants ?
J’ai noté un cas qui relève peut-être de la pire mauvaise foi. Ni l’Imprimerie Lecaux ni aucune de ses filiales ne fabrique d’enveloppes, c’est un fait. En l’occurrence, c’est la société GPV, fournisseur de l’imprimerie, qui a fabriqué et expédié directement ce produit, qui ne nécessitait pas d’impression. Il s’agissait d’une commande récurrente de volumes importants pour le service client du groupe SFR. Nous sommes ici confrontés au cas d’un fournisseur extérieur au groupe, n’étant ni une entreprise adaptée ni un ESAT, qui fabrique un produit, et une entreprise adaptée le vend avec UB sans jamais intervenir, en toute illégalité et en toute discrétion, donc en toute impunité. Ce cas n’est pas isolé et, selon des sources variées, de nombreux sous-traitants réalisent des travaux pour Handiprint, pour l’impression de très grands formats, la sérigraphie, et les supports PVC.
Les sociétés qui font appel à cette imprimerie sont-elles au courant de ces arrangements ?
Je pense qu’elles sont de bonne foi. On leur propose des prestations réalisées par Handiprint, une entreprise qui emploie des travailleurs handicapés. Elles ont l’impression de faire un peu de social, tout en diminuant leurs cotisations. C’est l’esprit de la loi. Je pense qu’elles sont victimes, plutôt que complices.
Ce système est-il limité à cette entreprise ou existe-t-il ailleurs ?
C’est très difficile à dire. Je pense que l’ensemble du monde handicapé est honnête, mais il y a des brebis galeuses. Ces pratiques sont immorales, car utiliser la main-d’œuvre “valide” n’encourage pas l’accès à l’emploi des personnes en situation de handicap, et cela peut expliquer en partie l’échec de la loi du 11 février 2005. Symboliquement, prendre la place au travail de personnes handicapées est autrement pire que de prendre une place de stationnement réservée. Au-delà d’un problème de déontologie, cela pose un problème de droit.
Ceci constitue en l’état une tromperie à l’égard des clients qui, de bonne foi, font appel aux services d’une entreprise adaptée et bénéficient de réductions de leurs cotisations validées par l’Agefiph, les impliquant tous malgré eux dans une forme de recel de fausses “unités bénéficiaires”.
Lorsque l’on regarde le montant des fonds alloués à l’Agefiph, ils n’évoluent guère, il y a un problème.
Vous avez sonné à toutes les portes, à toutes les institutions, régionales et nationales, vous êtes même allé voir le cabinet de Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, puisque c’était un élu de Cherbourg. Pourtant il n’y a pas eu de suite. Comment expliquez-vous ce peu d’empressement ?
Visiblement, mon dossier dérange. Je remets en cause une espèce d’omerta dans le milieu. Certaines personnes m’ont écouté, à Pôle Emploi ou à la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) de Normandie, mais elles ont assez vite été priées d’aller regarder ailleurs. Je tiens à dénoncer, autant que les délits, l’omerta ou la complicité entretenue par les institutions. Il est anormal qu’aujourd’hui, ayant dès juin 2014 saisi le contrôleur de la Direccte de Cherbourg, puis le “pôle C” de la Direccte et enfin l’Agefiph, rien n’ait donné lieu à des actions ou à l’ouverture d’une enquête. Les éléments sont suffisamment probants, et les témoignages suffisamment explicites, pour savoir que nous avons affaire à une activité suspecte de grande ampleur. L’impunité dans laquelle ces faits se déroulent est un mauvais signe, surtout dans un milieu dit “médico-social”, et ne peut qu’encourager à suivre ce “mauvais exemple”.
La ministre du Travail, dont dépendent l’Agefiph et la Direccte, et le ministère de la Santé sont également concernés. De tous mes entretiens, je ne retiens que de l’inaction et de la gêne. Il est impensable de se faire dire dans le bureau d’un ministère que “l’affaire est prise très au sérieux”, et de constater sur le terrain qu’une administration sous sa tutelle “étouffe” le dossier. C’est le terme employé par une source judiciaire.
Concrètement, vous voudriez que votre dossier aboutisse à quel genre de décision ?
Il conviendrait de saisir le procureur de la République afin d’ordonner les enquêtes préliminaires, et d’éclaircir les responsabilités de chacun dans ce dossier. Ces fraudes présumées nuisent aux travailleurs handicapés et détournent l’esprit de la loi. Mais je crains que cette omerta n’arrange pas mal de monde, chefs d’entreprise, hommes politiques locaux et pouvoirs publics. Au-delà de ce cas “local”, j’aimerais sensibiliser le Parlement afin qu’il revoie sa copie sur cette loi. Si certains ne font rien, c’est qu’il doit bien y avoir, pour eux, intérêt à ne rien faire…
Qu’entendez-vous par “revoir sa copie sur cette loi” ?
Il y a deux problèmes majeurs : le fait d’attribuer des compensations basées sur le chiffre d’affaires n’est pas réaliste. Ces UB devraient être délivrées en fonction d’un temps de travail effectif de salariés handicapés. Enfin, il serait judicieux de mettre en place un système de pointage informatisé et centralisé pour calculer ce temps de travail, et donner un outil de contrôle efficace aux autorités. Je suis développeur, je sais que c’est simple à réaliser.
Pour ce qui est du financement, on sait que les caisses (Agefiph et FIPHFP) brassent des centaines de millions d’euros.
Quelles seront les prochaines étapes ?
Je dois faire un point avec le Premier ministre sur les suites (ou non-suites) de son intervention. Sans retour de son cabinet après mes relances, j’ai bien essayé de l’approcher lors de sa récente venue à Cherbourg, mais le protocole de sécurité étant très strict je n’en ai pas eu l’occasion. J’envisage de contacter le préfet de région, dont c’est la compétence d’attribuer et de renouveler tous les deux ans le statut d’“entreprise adaptée” sur la base de critères et d’objectifs précis. Je serais curieux de savoir comment l’entreprise Handiprint a été évaluée. Je fais par ailleurs partie d’un collectif de lanceurs d’alerte, et j’ai noué de très forts liens d’amitié avec Céline Boussié (affaire Moussaron), Nicolas Forissier (affaire UBS), Céline Martinelli et Mathieu Chérioux (affaire Pasche/Crédit Mutuel). Ensemble, nous comptons peser dans le débat public sur les questions essentielles de la protection des lanceurs d’alerte, de la lutte contre toutes les fraudes et d’une justice digne et équitable pour tous.
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La réponse d’Handiprint
Interrogé par Le Lanceur, Vincent Levieux, le pdg du groupe Lecaux, rejette en bloc toutes les accusations de son ancien employé Gilles Mendes. Vincent Levieux assure qu’il a créé en octobre 2010, avec l’appui de la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi), “l’entreprise Handiprint dite “adaptée”, son objet social recouvrant ainsi la gestion globale d’impression avec l’accueil en majorité de travailleurs handicapés à efficience réduite pour leur permettre d’exercer une activité professionnelle salariée dans des conditions qui leur sont adaptées”. Faux, rétorque Gilles Mendes, qui affirme que, de 2009 à 2014, “absolument aucun salarié handicapé ne travaillait sur une machine d’impression offset ou numérique, ni sur un massicot, ni sur aucune machine de fabrication”.
Par ailleurs, Vincent Levieux précise que, lorsque des travaux excèdent les compétences techniques de l’entreprise, la société Handiprint “peut être amenée, comme toute autre entreprise, à recourir à la sous-traitance auprès d’une entreprise ordinaire. Dans cette hypothèse, la société Handiprint a parfaitement le droit de facturer à son nom les prestations. Cependant, dans la mesure où aucune prestation n’a été réalisée par les salariés handicapés de la société Handiprint, aucune unité bénéficiaire n’est alors bien évidemment délivrée au profit du client”. Dans ces cas-là, estime Gilles Mendes, pourquoi les devis qu’il fournit, pour des prestations informatiques, “mentionnent-ils un montant indicatif d’unités bénéficiaires ? Et alors, poursuit l’informaticien, pourquoi facturer via Handiprint si le travail n’est pas réalisé par cette entité ? Et pourquoi le client ferait appel à Handiprint s’il ne reçoit pas d’unités bénéficiaires ?”
Le patron du groupe Lecaux assure que sa filiale Handiprint est parfaitement en règle, qu’elle a fait l’objet d’un contrôle de la Direccte, qui souhaite même s’en inspirer pour un “modèle de traçabilité” et que les griefs de Gilles Mendes, visant à nuire à l’entreprise, “portent atteinte à l’honneur et à la considération de la société Handiprint”.
Il assure enfin que “les critiques portées au sujet de la loi de 2005 n’ont pas leur place dans notre entreprise, puisque les unités bénéficiaires sont d’ores et déjà délivrées en fonction du temps de travail effectif des salariés handicapés et [qu’]un système de suivi de ce temps de travail et du process de production (code-barres scanné en début et en fin de tâche) est déjà mis en place”. Un suivi qui ne convainc pas Gilles Mendes, car il a été mis en place après son départ.