Pressée par les ONG, les médias et les défenseurs des droits de l’homme, Interpol a pris des engagements, au printemps 2017, pour éviter le détournement politique de ses fameuses notices rouges. Mais de nombreux cas d’utilisation abusive par des régimes autoritaires ont démontré ces derniers mois le manque d’efficacité de ces réformes.
Réunion au sommet ce lundi 20 novembre, à Bruxelles, entre les représentants d’Interpol et ceux de l’Union européenne. Six mois après la publication d’une résolution européenne exigeant une vigilance accrue d’Interpol par rapport aux régimes qui détournent son utilisation à des fins politiques, les deux parties tiennent leur seconde réunion semestrielle de l’année. “La présidence a l’intention de discuter des notices rouges d’Interpol, entre autres questions, lors de cette réunion”, nous a confirmé un proche de la présidence estonienne, à la tête du Conseil de l’UE jusqu’au 31 décembre. Les engagements pris au printemps par Interpol n’ont pas convaincu les observateurs. Et pour cause : depuis le début de l’été, plusieurs journalistes et militants des droits de l’homme ont été arrêtés sur la base de notices rouges abusives.
Pour le Parlement européen comme pour les ONG, le compte n’y est pas. Les ministres des Affaires étrangères allemand et suédois ont d’ailleurs alerté l’UE dans une lettre “concernant l’arrestation de deux ressortissants de l’UE avec double nationalité sur la base de notices rouges d’Interpol”, indiquait Matti Maasikas, président en exercice du Conseil en session parlementaire, à Strasbourg, le 4 octobre dernier. Rencontre sous tension, donc, ce 20 novembre, à laquelle la presse n’était pas conviée. Même le nom des participants était tenu secret. “La Commission européenne, le Service européen pour l’action extérieure et quelques agences de l’UE sont aussi invités à cette réunion”, a simplement précisé une source du Conseil à Lyon Capitale.
De toute évidence, ces réformes d’Interpol ne sont pas suffisantes”
Dogan Akhanli, Hamza Yalcin, Can Dundar, Narzoullo Akhounjonov et Fikret Housseïnli. Ces cinq journalistes et intellectuels ont été victimes d’un détournement du système d’Interpol par leur pays d’origine – la Turquie pour les trois premiers, l’Ouzbékistan et l’Azerbaïdjan pour les deux autres. Hormis Can Dundar, ils ont tous été interpellés à l’étranger, après l’émission de notices rouges. Candidat au prix Nobel de la paix, Can Dundar a réussi à échapper à une arrestation certaine en alertant le réseau Reporters sans frontières (RSF) et en communiquant largement sur sa situation, notamment auprès de l’Allemagne, où il réside. Le ministère des Affaires étrangères a prévenu que son pays refuserait la demande d’extradition du journaliste. L’Espagne, où ont été arrêtés Dogan Akhanli et Hamza Yalcin cet été, avait fait de même.
La situation de Narzoullo Akhounjonov et Fikret Housseïnli, arrêtés à l’aéroport de Kiev, est plus compliquée. Tous deux journalistes dans leurs pays respectifs, ils ont été placés en détention après l’émission d’une notice rouge pour corruption à leur encontre. Rien n’indique qu’il ne seront pas extradés vers l’Ouzbékistan et l’Azerbaïdjan, États où l’opposition au régime se paie cher. Bernd Fabritius, le député européen à l’origine de la résolution d’avril, évoque encore le cas de Kemal K, ressortissant allemand d’origine turque “arrêté durant l’été, encore une fois en Ukraine, sur la base d’une notice rouge à la demande de la Turquie” alors qu’il “bénéficie de l’asile politique en Allemagne et dont l’extradition a déjà été refusée par les tribunaux allemands en 2007”. L’ambassade d’Ukraine en France n’a pas répondu à nos questions.
“Le système et ses notices ont été abusés”
Pourtant, dans sa résolution du 26 avril, si elle se félicitait de certaines avancées, l’Union européenne était claire quant aux réformes à entreprendre. Des recommandations pour éviter les abus en “intensifiant encore les vérifications préventives”, en “renforçant le mécanismes de recours” et en ciblant les pays “qui ont fait à plusieurs reprises des demandes abusives”. Les nouveaux statuts de la commission de contrôle des fichiers (CCF), organisme indépendant chargé de veiller au bon traitement des données personnelles, statuts entrés en vigueur le 11 mars 2017, devaient justement améliorer les garanties contre l’utilisation abusive des notices rouges. Pour lui en donner les moyens, Interpol a d’ailleurs voté une augmentation de son budget lors de son assemblée générale annuelle, du 26 au 29 septembre, à Pékin (+11%, soit près de 1,2 million d’euros pour l’exercice 2018). Pour Interpol, la réforme “renforce les fonctions de surveillance et de conseil de la Commission” et “sa capacité à offrir un recours effectif aux particuliers en ce qui concerne les données les concernant”. Pas forcément suffisant pour faire face à la quantité de données à traiter. “La CCF a reçu 1.047 plaintes émanant de particuliers rien qu’en 2016”, rapportaient récemment les avocats spécialistes d’Interpol Rutsel Silvestre J. Martha et Stephen Bailey, dans une tribune.
La CCF a reçu 1.047 plaintes émanant de particuliers rien qu’en 2016”
“De toute évidence, ces réformes d’Interpol ne sont pas suffisantes”, tacle Wei Jingsheng, dissident chinois qui a passé dix-huit ans dans les geôles du régime communiste. “Il semblerait que le mécanisme de filtrage mis en place par Interpol pour éviter la publication de notices visant des opposants politiques (…) soit toujours défaillant”, abonde Bernd Fabritius. L’eurodéputé allemand s’est dit particulièrement préoccupé par les récentes arrestations de journalistes. “Les réformes entreprises par Interpol sur les notices rouges représentent un pas dans la bonne direction, nuance Fair Trials, mais leur efficacité n’est pas toujours évidente.” Même son de cloche à Strasbourg le 4 octobre. “Le système et ses notices ont été abusés pour harceler et détenir des opposants politiques et dissidents”, notait Claude Moraes, eurodéputé britannique du parti S&D.
Interpol “politique par nature”
La constitution d’Interpol est censée prémunir l’organisation contre les abus des pays membres. Stigmate du passage sous pavillon nazi de l’ancêtre d’Interpol, lors de l’Anschluss. “En 1938, suite à l’annexion de l’Autriche et à la destitution du secrétariat général, l’Allemagne nazie prend le contrôle de la CIPC”, rappelaient Ronald K. Noble, alors secrétaire général de l’organisation, en 2010. Le IIIe Reich placera à sa tête le terrible Reinhard Heydrich et utilisera cet outil comme moyen de persécution. De nombreux États se retirent alors de l’organisation.
Aujourd’hui, l’article 3 de la constitution de 1956 stipule que “toute activité ou intervention dans des questions ou affaires présentant un caractère politique, militaire, religieux ou racial est rigoureusement interdite à l’Organisation”. Mais la nature même de la coopération internationale est politique. “Dès que l’on entre dans l’entraide internationale, on est de plain pied dans la politique, nous explique une source qui fut juriste pour Interpol et préfère conserver l’anonymat. Les individus deviennent les acteurs passifs de la coopération internationale des États.” Elle rappelle qu’en matière de coopération internationale “les premières conventions étaient des conventions d’extradition de la fin du XIXe siècle”.
Interpol vise évidemment à favoriser la coopération et pas à renforcer les dictatures. Mais il y a 200 pays membres, et malheureusement pas 200 fois la Suisse”
“Par nature, il y a un fort taux de politique dans les questions de coopération pénale internationale, parce que cela met en cause des États, poursuit notre juriste. Il faut donc prendre de sacrées pincettes et élaborer un droit très défensif.” Hors d’Interpol, “le problème se pose un peu aujourd’hui pour les responsables catalans réfugiés en Belgique, qui se retrouve d’ailleurs drôlement embêtée, extrapole notre source. Il y a un mandat d’arrêt européen, donc la Belgique devrait extrader, sauf si elle juge que les responsables catalans sont poursuivis pour une infraction politique”.
“Il faut arriver à une loi moyenne entre les exigences de coopération et la réalité politique des régimes, qui est parfois insuffisante, reprend notre source. Interpol vise évidemment à favoriser la coopération et pas à renforcer les dictatures. Mais il y a 200 pays membres, et malheureusement pas deux cents fois la Suisse…” Pas facile donc de respecter la nécessaire neutralité politique d’Interpol tout en restant opérationnel. De fait, “les arrestations récentes en Espagne et en Ukraine montrent comment Interpol n’est pas toujours en mesure d’assurer que les États membres respectent l’article 3 de sa constitution”, assène Fair Trials. “La soi-disant réforme n’est qu’une grenade fumigène à destination de l’opinion publique”, explose Wei Jingsheng.
L’ex-juriste d’Interpol contacté par Lyon Capitale prône pour sa part le pragmatisme. “Si les filtres sont trop sévères, Interpol perd l’immédiateté, reprend cette source. On devient des archivistes. C’est bien, mais on n’est plus opérationnel. C’est une tension permanente, notamment entre policiers et juristes d’Interpol.” “Je me souviens d’un secrétaire général qui avait évoqué la possibilité de supprimer les notifications, raconte-t-elle. Mais à ce moment-là on fait des colloques, plus de la coopération. Il faut avoir en tête que le risque zéro n’existe pas.”
Plus d’informations, moins de contrôles
“Interpol a elle-même des inquiétudes quant au nombre croissant de demandes de notices rouges motivées par des raisons politiques”, avançaient en 2010 les chercheurs Ted Bromund et David Kopel, dans un rapport du think tank néo-conservateur américain The Heritage Foudation. D’autant que le nombre de notices rouges en circulation a quintuplé en dix ans (2.300 en 2005 à près de 11.500 en 2015) et ne cesse de croître. “Ce qui rend leur contrôle particulièrement difficile pour Interpol”, glisse Fair Trials à Lyon Capitale. Une enquête du Consortium international pour le journalisme d’investigation (ICIJ) a établi en 2010 qu’environ “un quart des notices rouges provenaient de pays soumis à de sévères restrictions sur les droits politiques et les libertés civiles. Environ la moitié provenaient de pays jugés corrompus, par des observateurs internationaux de la transparence”. Selon un rapport publié par Heritage Foundation la même année, “Interpol a reconnu qu’environ 97% des demandes d’avis [n’étaient] pas examinées en profondeur”.
Au-delà de l’augmentation du nombre de notices rouges, on voit aussi grimper le nombre de “diffusions”, à plus de 15.000 en 2011. Ces avis, plus simples, publiés sans contrôle, constituent “un abus de pouvoir systématique”, estime Wei Jingsheng. “Les diffusions, qui peuvent avoir un effet très similaire à celui des notices rouges et sont échangées directement entre les États membres, sans examen préalable par Interpol, peuvent être mal utilisées”, regrette Fair Trials. “Contrairement aux avis, les diffusions ne sont pas systématiquement revues par le personnel juridique du secrétariat général avant publication, s’inquiète Heritage Foundation. Aucune garantie n’empêche les autocraties de les utiliser contre des opposants politiques. Elles sont considérées comme un outil équivalent à une notice. Un pays peut utiliser le système de diffusion pour échapper aux protections, bien qu’imparfaites, qui existent dans le système de notices rouges.”
L’efficacité du système a facilité les abus, tandis que le volume de trafic rend l’abus plus difficile à détecter”
Ce système a notamment permis à la Russie de persécuter Bill Browder depuis une décennie. Ce businessman américain se bat depuis 2009 pour faire reconnaître la responsabilité de fonctionnaires russes dans la mort en prison de l’avocat Sergueï Magnitski. “Poutine a tenté d’utiliser Interpol pour m’arrêter à cinq reprises [depuis 2012, NdlR]”, accuse Bill Browder. Dans son éditorial du 24 octobre, le Washington Post estime que les réformes d’Interpol ne devraient pas se limiter aux notices rouges. “L’effort de réforme doit aller plus loin et se prémunir contre la politisation des avis de diffusion d’Interpol, pointe le quotidien américain. Les États-Unis devraient également se méfier des avis de diffusion visant à faire taire toute dissidence.”
Les années 2000 ont été marquées par la volonté de Ronald K. Noble de moderniser les moyens de communication de l’organisation. Avec à la clé une explosion de la quantité d’informations échangées. “Les systèmes I-24/7 et Mind/Find ont facilité les communications policières internationales, écrivait Heritage Fondation en 2010. Ils transmettent environ 16 millions de messages par an. En 2010, seulement 4% de ces messages provenaient du siège d’Interpol. Le reste des communications était bilatéral ou multilatéral. Ainsi, la majorité du trafic de messages sur ces systèmes Interpol n’est pas régulièrement surveillée par Interpol.” Auparavant, “l’inefficacité d’Interpol offrait une certaine protection contre les abus autocratiques”, selon Heritage Foundation. Mais l’augmentation des informations disponibles ne s’étant pas accompagnée de garanties accrues, “l’efficacité du système a facilité les abus, tandis que le volume de trafic rend l’abus plus difficile à détecter”.
Contrôles et sanctions
Selon une source qui a travaillé à Interpol, “une fois que l’on a vérifié qu’une personne était poursuivie pour des raisons politiques, il y a un “flag” sur le nom. On ne peut pas réitérer la demande”. Mais, en l’absence de dispositions similaires sur les “diffusions”, cette mesure n’empêche pas les persécutions répétées. Comme le prouve le cas de Bill Browder. Ce système d’alerte n’a pas protégé non plus Kemal K., dont l’extradition avait pourtant été refusée en 2008 ; il a été arrêté en Ukraine en 2017.
Des sanctions sont pourtant prévues contre les pays qui abusent du système. “On peut prendre des mesures conservatoires lorsque l’on a un pays qui dévisse, nous explique un ancien du service juridique d’Interpol à Lyon. On peut placer des pays sous surveillance, établir un filtrage des communications, notamment bilatérales et, enfin, interdire l’utilisation des canaux d’Interpol.” Cet ultime recours n’est jamais utilisé, on lui préfère le filtrage. “Exclure un pays, on ne l’a jamais fait, poursuit l’ancien d’Interpol. On préfère fermer le robinet”, pour éviter de créer des pays refuges pour criminels notamment, mais aussi parce que “même les dictatures ont des criminels”. “Par exemple, dans les pays du tiers monde, où les prisons manquent de solidité, des évasions de masse se produisent, illustre notre source. Dans ce cas, il faut avertir les pays voisins que 400 ou 500 détenus sont dans la nature.”
Tous les observateurs sont d’accord sur la nécessité de réformer Interpol, afin que l’organisation conserve sa crédibilité, son utilité et, en bout de ligne, ses membres. “La crédibilité d’Interpol dépend aussi de sa capacité à faire en sorte que des personnes innocentes et vulnérables ne soient pas injustement visées par ses activités”, relève Fair Trials. “Les pays qui détournent la coopération pénale sont très minoritaires, tout comme le nombre de notices rouges abusives”, souligne l’ex-juriste d’Interpol. “Bien que le nombre de cas dans lesquels une notice rouge a été jugée contraire à l’article 3 est extrêmement faible, insiste Interpol, nous admettons que même un cas est un cas de trop.” “Ces problèmes peuvent tuer Interpol, il faut faire attention, reconnaît cet ancien employé. Des efforts monstrueux ont été faits. La coopération internationale, c’est un travail de bénédictin. Et vous pouvez tout planter sur une organisation défaillante.”