Le Lanceur

Irène Frachon : “La justice est en train de se planter lamentablement”

Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest et lanceuse d'alerte dans le scandale du Médiator. ©Mathilde Régis

Pneumologue au CHU de Brest, Irène Frachon passera trois ans à enquêter avant de mettre en cause le laboratoire Servier pour commercialiser, tout en connaissant ses effets néfastes, le Mediator, un médicament responsable de centaines de morts en France. Aujourd’hui vue comme un exemple pour les lanceurs d’alerte, Irène Frachon continue de sensibiliser à la nécessité de revoir les liens qui unissent les laboratoires pharmaceutiques et le corps médical.

Le Lanceur : Vous dites que le procès des laboratoires Servier dans le scandale du Mediator n’aura pas lieu avant 2018, soit presque dix ans après le retrait de la vente du médicament. Le temps de traitement de ce crime responsable de centaines de morts témoigne-t-il seulement d’une justice débordée ?

Irène Frachon : Le parquet de Paris et les juges d’instruction ont manifesté une attitude très volontariste pour juger l’affaire du Mediator dans des délais raisonnables et de façon assez rapide. Mais la justice est en train de se planter lamentablement. Notamment parce qu’elle est complètement accablée par l’utilisation de la part des laboratoires Servier de leur batterie d’avocats. Quand on a beaucoup d’argent, les moyens de la défense peuvent être utilisés presque sans fin. Il suffit de tout contester, de faire appel, d’aller en cassation et de refaire tourner tout cela en utilisant tous les délais possibles. Il y a vraiment un très gros problème : celui d’une criminalité à col blanc qu’on ne peut pas juger parce qu’elle a suffisamment d’argent pour dévoyer les moyens de la défense. Après, s’il y a quelque chose qui coince en plus au niveau de la justice et qui fait que cela n’avance pas plus vite pour juger un crime responsable d’une centaine de morts, je ne sais pas, mais je finis par me poser des questions.

Ces problématiques ne renforcent-elles pas une impression d’impunité dont peuvent bénéficier les laboratoires pharmaceutiques ?

Bien sûr, c’est-à-dire que si l’on n’arrive pas à juger Servier sur une affaire aussi démontrée, sur un crime qui, comme je le dis, est chimiquement pur, c’est vraiment très inquiétant. Mais je ne m’y résous pas et je ne crois pas que ce soit le cas. Je crois qu’ils finiront par être jugés, mais beaucoup trop tard par rapport au temps de la justice et par rapport au temps des victimes. Et même par rapport au temps des mis en cause, puisque les mis en examen décèdent au fur et à mesure. C’est un peu effrayant.

Un changement suppose une meilleure formation à l’esprit critique des jeunes médecins”

 

En France, 98% de la formation médicale continue (obligatoire depuis 1996 après l’obtention du diplôme) est financée par l’industrie pharmaceutique, selon un rapport du Sénat paru en 2006. Quels sont les rapports que devraient entretenir les médecins avec l’industrie du médicament, d’après vous ?

Je n’avais pas réalisé à quel point les liens du corps médical et de l’industrie pharmaceutique étaient historiques, extrêmement profonds, consubstantiels et inextricables. Ce sont des liens que l’on peut très difficilement rompre ou remettre en question. Il se trouve que ça ne me pose pas de problème de ne pas avoir de liens avec l’industrie, même si j’en ai eu aussi puisque j’appartiens à un système qui fonctionne comme cela. Mais, à dire vrai, je pense que le système devrait fonctionner de façon beaucoup plus indépendante. L’indépendance du corps médical par rapport à l’industrie pharmaceutique serait une bonne chose. Cela ferait plutôt des économies et ne gênerait en rien l’innovation thérapeutique.

Les médecins français y sont-ils prêts ?

Cela suppose vraiment un changement de paradigme et de mentalité. Il s’agirait d’un bouleversement sociétal qui serait demandé au corps médical français. Et, non, je pense que le corps médical n’est pas du tout prêt à aller dans cette direction-là. Ce qui m’encourage un peu, c’est que depuis que le film sur l’affaire du Mediator est sorti, je suis très demandée par des étudiants en médecine, un peu partout en France, pour venir débattre de ces questions-là après les projections. Dans beaucoup de corporations d’étudiants en médecine, je sens qu’il y a des questionnements et une petite ébauche d’esprit critique sur les liens qu’ils auront à l’avenir avec l’industrie pharmaceutique.

Cette demande de la part des étudiants en médecine fait-elle partie des pistes à explorer pour réduire l’influence des laboratoires pharmaceutiques sur les médecins ?

Je ne crois pas à la répression, à la stigmatisation, au “tous pourris” et aux anathèmes. Même si, de l’autre côté, mes collègues me voient un peu comme ça. Je ne dis pas que c’est “tous pourris” en France. Mais il se trouve que je dis qu’il y a de la corruption puisque je connais des cas. Ce que je dis, c’est qu’il y a une influence inconsciente de la part de l’industrie pharmaceutique, qu’il y a de mauvaises habitudes et qu’il faut les changer. Ce changement suppose, à mon avis, une meilleure formation à l’esprit critique des jeunes médecins. Car je crois vraiment que pour les seniors c’est mal parti. Il y a une question de vigilance, mais aussi une question de formation intellectuelle vis-à-vis des conséquences obligatoires qu’ont les liens que l’on crée avec l’industrie. Comme ces liens sont inévitables, notamment pour certains essais cliniques, la première étape est de se passer de tous les liens superflus, et ils sont nombreux. C’est là où le bât blesse aussi.

L’affaire du Mediator doit faire passer de l’ère de la confiance aveugle à celle de la confiance éclairée”

 

Vous parlez de votre surprise à la découverte de cas de corruption au sein de l’Agence du médicament. Y a-t-il eu des changements depuis au sein de cette agence ?

Dans l’affaire du Mediator, des experts de l’Agence du médicament sont mis en examen pour des faits de prise illégale d’intérêts. On flirte avec la corruption. Ces agents étaient à la fois experts pour donner les avis d’autorisation de mise sur le marché et par ailleurs rémunérés par le laboratoire Servier pour donner des conseils stratégiques sur leurs produits. Ce qui est vraiment quelque chose de très choquant. Je pense que cela n’est plus possible au niveau de l’expertise, en tout cas que c’est plus compliqué car une certaine transparence s’est imposée. Le problème, c’est que le vivier d’experts dans lequel peut puiser une agence comme l’Agence du médicament se trouve dans les hôpitaux et les centres hospitaliers universitaires et ces derniers n’ont pas résolu la question des conflits d’intérêts. Trouver des experts indépendants est de l’ordre du casse-tête. Ce qui fait que le système est bancal et qu’il ne fonctionne toujours pas très bien. Les experts indépendants, il faut pouvoir les former. Il faut que des gens intellectuellement bien outillés soient favorisés dans des voies qui leur permettent d’avoir une carrière valorisée et parallèlement de rester indépendants vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique. C’est forcément quelque chose de très volontariste et cela dépend aussi d’une volonté politique.

Vous avez inspiré Marine Martin, que vous connaissez bien aujourd’hui, qui a lancé l’alerte sur le manque d’information sur les effets secondaires de la Dépakine. Elle raconte avoir trouvé sur Internet des études qui incriminaient la prescription à des femmes enceintes de cet antiépileptique. Est-ce aussi aujourd’hui aux patients d’être vigilants ?

Je crois que l’affaire du Mediator doit faire passer de l’ère de la confiance aveugle à celle d’une confiance éclairée. La confiance aveugle empêche de se renseigner et souvent les patients ne regardent pas les notices des médicaments tellement ils ont peur de lire ce qui s’y trouve. Personne ne s’imagine prendre sa voiture sans avoir appris le Code de la route. Prendre une assurance, c’est savoir aussi que vous risquez de vous blesser ou de blesser quelqu’un. C’est la même chose pour le médicament. Jusqu’à présent, je pense que le grand public et même les prescripteurs ne se méfiaient pas suffisamment des effets secondaires, qui sont presque inéluctables et qu’il faut prévenir et anticiper. Pour le Mediator, seul le laboratoire Servier et l’Agence du médicament connaissaient ses effets. Là, dans l’affaire de la Dépakine, tout le monde connaissait les effets secondaires, ils étaient tout à fait accessibles, mais l’information n’était pas donnée de manière suffisamment solide aux femmes qui risquaient d’en faire les frais. Ce problème d’information relève aussi d’un certain paternalisme médical, qui veut soi-disant protéger les patients d’une inquiétude, mais qui en réalité les plombe dans le malheur. C’est absurde.

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