Uber a popularisé le concept d’économie “de plateforme”. Le principe : mettre en relation une demande de service et des prestataires indépendants prêts à la remplir. Une dérégulation plébiscitée par les clients, qui facilite aussi l’accès à l’emploi. Mais quels sont les revenus, les conditions de travail et le statut de ces travailleurs “ubérisés” ? Pour tenter d’y répondre, le mieux était encore de mettre un pied dans ce système que beaucoup d’économistes qualifient de “révolutionnaire”…
“Dans moins d’un siècle, le salariat ne sera plus la forme dominante de l’emploi. Nous serons tous employeurs de nous-mêmes.” Dont acte, ce monde d’autoentrepreneurs que prophétise Jacques Attali est en marche, porté par des start-up stars de l’économie de plateforme. Uber, évidemment, mais aussi Deliveroo pour la livraison de plats à domicile, Drivy pour la location de véhicules, Youpiees pour la garde d’enfants, Testamento pour remplacer les notaires, Je me propose pour des services en tout genre, ou encore Mon voisin cuisine… Les applications qui proposent de vendre des services en freelance pullulent sur le Net.
Pour l’heure, l’ubérisation est plébiscitée par nombre de travailleurs concernés, à qui ce système a donné accès à l’emploi (un quart des chauffeurs Uber étaient chômeurs). Et pour cause, n’importe quel propriétaire d’un smartphone peut se lancer dans une activité freelance de plateforme. LA solution face à une courbe du chômage récalcitrante, se dit-on. Soucieux de ne pas rater le coche, j’ai donc pris l’appel de M. Attali à “devenir entrepreneur de [sa] propre vie” au mot. Moi aussi, j’ai voulu ubériser mes revenus…
Pas de diplôme mais des notes
Les démarches administratives pour obtenir le statut d’autoentrepreneur lancées (lire plus bas), je m’inscris donc sur plusieurs plateformes et force est de constater que la promesse de simplicité est tenue. La plupart du temps, je remplis un formulaire de contact ou crée simplement un profil qui est validé dans la journée.
Je commence par les sites de livraison de repas à vélo (Foodora, Take Eat Easy et Deliveroo), j’enchaîne par la publication d’un profil Yoopies où je peux proposer mes services en garde d’enfant, aide aux devoirs, ménage ou encore aide à la personne. Je laisse de côté Uber car ma Clio de 1999 n’entre pas dans leur standing et qu’engager un crédit sur une berline full options me paraît un peu téméraire.
Aucun diplôme ni réelle qualification n’est demandé. Les compétences sont évaluées a posteriori via le principe de scoring. Le prestataire est noté par les personnes ayant fait appel à ses services. Évidemment, il vaut mieux avoir des recommandations cinq étoiles pour être régulièrement demandé. Cette carotte est présentée comme une responsabilisation indispensable des prestataires et l’assurance de la qualité du service pour les clients.
Allez, un troisième profil, sur Blasting News, qui propose à tout un chacun de devenir journaliste, payé au nombre de clics sur les articles rédigés. Je me prends au jeu… et à rêver de Californie, car là-bas les applications du genre essaiment : Washio pour les clients qui désirent faire laver et repasser leur linge, Flim Flam pour jouer les détectives en filant les femmes de maris jaloux…, que d’opportunités ! Bien décidé à boucler mon budget, irai-je jusqu’à faire un saut outre-Rhin, où l’application d’escort Ohlala! me permettrait de toucher jusqu’à 250 euros en une soirée ?
Easy cash… en pièces jaunes
Les articles publiés sur Blasting News ne m’ont pas rapporté grand-chose : un euro par “papier” pour environ deux heures de travail à chaque fois. Or, il faut accumuler 50 euros pour demander son premier paiement. La plateforme demeurant peu connue, il est difficile d’atteindre un nombre de vues assez important pour en tirer des revenus intéressants, même en diffusant largement les articles sur les réseaux sociaux. D’autant que le nombre de clics est uniquement pris en compte sur les 30 jours suivant la publication. Pour gagner les 150 euros par article promis, il faut arriver à environ 70 000 clics. Un chiffre que certains articles de médias nationaux réputés n’atteignent même pas.
D’un autre côté, j’ai très rapidement été contacté par les entreprises de livraison à vélo, la hype de l’hiver à Lyon, qui m’ont invité à me rendre, sous quinzaine, à leurs réunions d’information respectives suivies d’un galop d’essai. Un test pour la forme surtout, après lequel je suis de nouveau convoqué pour recevoir mon matériel. Une tenue siglée, un sac de transport et un porte-bagage pour mon vélo me sont remis contre 150 euros de caution, qui seront débités de mes premières payes (dans une limite de 50 euros).
Côté revenus, les documents de présentation évoquent une paye possible de 3 000 euros bruts par mois, en comptant les différentes primes (intempéries et week-end). Si l’absence de charges permet à Deliveroo, Take Eat Easy ou Foodora de pratiquer des tarifs intéressants pour les livreurs, “de là à en vivre c’est une autre chose”, estime Jérôme, coursier à Paris. Pour ma part, mon premier shift (plage horaire travaillée) effectué pour Deliveroo m’a rapporté 15 euros pour deux heures ouvrées, auxquels s’ajoutent 2 euros pour chacune des cinq commandes livrées et un euro de pourboire donné par un client en retard : au total, 26 euros bruts pour 2 heures de travail donc. Cela sans compter le paiement des quelques minutes de dépassement dues à une dernière course tardive. Ce revenu sera complété par les sommes gagnées lors des prochaines livraisons et un sous-total me sera viré tous les quinze jours, accompagné de l’envoi d’une facture.
Disponibilité et réactivité
Les quadriceps bien affûtés, et fréquemment sollicités, il semble ainsi possible de tirer un revenu correct de cette activité, avec une certaine flexibilité horaire en prime. Car c’est bien le principe : travailler quand on veut et autant que l’on veut. À cet effet, un planning est mis à disposition des coursiers. Ces derniers s’inscrivent pour des shifts de 2 ou 4 heures, le midi ou le soir (bientôt l’après-midi), durant lesquels ils s’engagent à être présents dans une des zones de livraison, connectés à l’application avec leur smartphone et à accepter les courses qui leur seront assignées. À ce sujet, la multiplication du nombre de prestataires attirés par cette économie du petit job, la gig economy, pose problème. Les plannings s’engorgent et, pour les coursiers lyonnais notamment, il devient de plus en plus difficile de travailler régulièrement.
Il faut donc être réactif à la publication des plannings pour les semaines à venir, dont les prestataires sont informés par mail. Cette promptitude est également de mise chez Yoopies. Lorsqu’une annonce correspondant à l’offre de service proposée (cours d’anglais en collège et lycée par exemple) est mise en ligne, le prestataire doit prendre contact avec le client potentiel et se vendre auprès de ce dernier. Les deux parties se mettent d’accord sur la date et la fréquence à laquelle le prestataire travaillera ainsi que sur la tarification du service.
Devenir autoentrepreneur en quelques clics
Seul prérequis au travail en qualité de prestataire de service freelance : le statut d’autoentrepreneur, rebaptisé “micro-entrepreneur” le 1er janvier. Les entreprises le demandent afin d’éviter que leurs prestataires n’exercent “au noir”. Ce statut est relativement simple à acquérir, via un formulaire en ligne sur le Portail des autoentrepreneurs. Après avoir renseigné la filière et le type d’activité, il suffit de scanner (ou renvoyer en version papier) une photocopie d’un justificatif d’identité, une attestation de domicile ainsi qu’une déclaration sur l’honneur de non-condamnation sur papier libre.
La démarche ainsi lancée est ensuite traitée par le greffe du tribunal de commerce. Lequel adresse sous quinzaine un “extrait d’immatriculation principale au registre du commerce et des sociétés” au demandeur par courrier postal. Mieux connu sous le nom d’extrait de Kbis, ce document mentionne un numéro Siret qui officialise l’existence juridique de la micro-entreprise du demandeur. Dans l’hypothèse où ce dernier souhaiterait cumuler plusieurs activités de nature différente (journaliste pigiste et coursier par exemple), il doit les ajouter dans la rubriques “activités complémentaires”.
Coup de pouce fiscal
En freelance pas de prélèvement sur la fiche de paye. À la différence d’un salarié, l’autoentrepreneur assure sa propre protection sociale en payant ses cotisations au RSI, de manière mensuelle ou trimestrielle. Ses donneurs d’ordres ne déboursent en revanche aucun frais de cotisation, c’est là tout leur intérêt. Le travailleur devra donc tenir une comptabilité précise et soustraire mentalement 23,1 % aux revenus (bruts) qui lui sont versés. Avec l’ACCRE (aide aux chômeurs créant ou reprenant une entreprise), le taux de cotisation tombe à 5,8 % les neuf premiers mois, puis augmente progressivement jusqu’à atteindre le niveau normal au bout de trois ans. Cette aide doit être demandée à la CCI, à l’Urssaf ou à Pôle Emploi dans les 45 jours suivant la création de la micro-entreprise.
Jusqu’au 31 décembre 2015, les 18-25 ans pouvaient également en bénéficier sans condition. Mais un effet collatéral de la loi Macron a supprimé ce coup de pouce fiscal. Un amendement devrait toutefois venir corriger le tir, avec un effet rétroactif en prime. Pour l’heure, à Lyon, la CCI permet toujours aux jeunes de faire leur demande d’ACCRE. Les personnes concernées pourront ainsi prouver à l’Administration qu’elles ont entamé la démarche et bénéficier du caractère rétroactif de l’amendement annoncé.
Salariat déguisé ?
S’il est vrai qu’aucun minimum hebdomadaire n’est requis et que les prestataires peuvent par exemple travailler pour plusieurs entreprises concurrentes, la frontière avec des emplois traditionnels demeure mince. Les mots “salariat déguisé” sont d’ailleurs lâchés, du bout des lèvres, par des coursiers critiques – très peu, certes. De leur côté, les sociétés mettent en avant l’absence de lien de subordination, clé de voûte du contrat de travail, pour qualifier le lien avec leurs opérateurs, officiant en qualité de “prestataire de services”, de contrat d’intermédiation. Selon l’audience publique de la Cour de cassation du 13 novembre 1996, “le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné”.
Or, ces liens de subordination, certains travailleurs en pointent de nombreux. À Paris, où la livraison à vélo est implantée depuis deux bonnes années, plusieurs ex-coursiers ont attaqué leur ancien employeur pour demander la requalification de leur activité en contrat de travail. Ils mettent en avant l’obligation de porter un sac et un manteau siglé de la marque ou encore l’existence d’un système de pénalités pour justifier leur requête. Des recours similaires ont été déposés par des chauffeurs de VTC.
La “freelancisation” des opérateurs permet aux donneurs d’ordre de garder les coudées franches et de profiter de la force de travail des prestataires ubérisés sans assumer les contraintes d’un employeur traditionnel. Aucune charge patronale, aucun engagement de durée, aucune opposition syndicale et, bingo, pas de congés payés. Le contrat de travail (de préférence à durée indéterminée) demeurant une garantie dans les banques et les agences immobilières, le statut d’indépendant ne permet pas de se projeter dans l’avenir. Et l’on voit mal comment ces jobs peuvent s’inscrire dans la durée d’une carrière. Preuve en est la moyenne d’âge des coursiers à vélo qui, à vue de nez, doit osciller entre 22 et 26 ans.
S.A.