Les lanceurs d’alerte, avec l’aide de journalistes d’investigation, multiplient les révélations sur l’ampleur de la délinquance financière. Mais, une fois le temps des révélations fracassantes passé, qu’en restera-t-il ? La justice s’emparera-t-elle des dossiers ainsi mis au jour ? Dominique de Talancé, ancienne juge d’instruction au pôle financier de Paris – elle a notamment instruit les affaires Eurotunnel, Paneurolife (filiale d’Axa) et de l’Erika (Total) –, qui préside actuellement une chambre correctionnelle à la cour d’appel de Montpellier, pense que la magistrature n’est plus capable de sanctionner les actes de fraude et de corruption financière. Entretien.
Cela fait vingt ans que les juges financiers dénoncent les pouvoirs occultes de banques, des sociétés offshore, des hedge funds, des bourses et de tous ceux qui participent à l’ingénierie financière destinée à couvrir d’un voile respectable, la fraude et la corruption”
Le Lanceur : Vous avez travaillé vingt ans comme juge d’instruction, dont dix au sein du pôle financier parisien, de sa création à 2008. Forte de cette expérience, pensez-vous que l’affaire des Panama Papers débouchera sur des procès d’envergure et donc des sanctions à la hauteur du scandale ?
Dominique de Talancé : Cela fait vingt ans que les organismes internationaux comme l’OCDE, le Gafi [Groupe d’action financière, NdlR], le Greco [Groupe d’États contre la corruption] mettent en garde les États sur cette gangrène de l’économie parallèle du crime organisé et de la fraude fiscale, qui empruntent exactement les mêmes circuits pour blanchir l’origine des fonds.
Vingt ans que les juges financiers dénoncent les pouvoirs occultes et hors la loi d’un nombre impressionnant de banques et pas des moindres, des sociétés offshore, des hedge funds, des bourses et de tous ceux qui participent à l’ingénierie financière destinée à couvrir d’un voile respectable la fraude et la corruption.
Je ne crois absolument pas, malgré quelques procès miraculeusement échappés du trou noir judiciaire, que les magistrats peuvent à eux seuls enrayer cette spirale infernale”
Pour quel résultat ?
Jamais le crime organisé n’a été aussi florissant, jamais il n’a autant pénétré l’économie légale, à tel point que l’on ne sait plus dans beaucoup de domaines où est la frontière entre les deux ; ce sont maintenant des États entiers qui fonctionnent par l’argent de la criminalité.
Je ne crois absolument pas, malgré quelques procès miraculeusement échappés du trou noir judiciaire, que les magistrats peuvent à eux seuls enrayer cette spirale infernale.
Ils ne sont qu’un très modeste maillon de la lutte, car un dossier financier a bien rarement la chance cumulée d’être bien instruit, bien jugé et bien soutenu à l’audience par le parquet – autant d’étapes qui s’échelonnent sur de nombreuses années et autant de risques d’en perdre la matière. On se souvient avec tristesse de ce que l’instruction du Crédit Lyonnais, un des plus grands scandales financiers, est devenue.
Comme juge d’instruction au pôle financier pendant dix ans, il me reste le goût amer de tous ces efforts qui n’ont pas abouti, même si je mesure parfaitement que j’ai été moi aussi pour quelque chose dans ces échecs.
Se pose aujourd’hui la question du statut si fragile des lanceurs d’alerte qui payent un très lourd tribut personnel et professionnel pour avoir eu le courage de dénoncer les malversations dont ils sont témoins”
Vous pensez donc que la magistrature, y compris avec des juges spécialisés en finance, ne pourrait pas prendre le relais dans cette affaire ?
Contre ce pouvoir économique tentaculaire et invisible et à la progression exponentielle, le pouvoir politique – si tant est qu’il en ait envie – pèse d’un poids bien léger, a fortiori l’“autorité judiciaire” et sa poignée de juges financiers.
Ce triste constat ne relève pas seulement de l’insuffisance des moyens matériels de la justice française, si souvent et complaisamment évoquée, mais aussi de la capacité des juges à remettre en question leurs pratiques et à balayer devant leur porte.
Est en cause la pratique de trop de juges d’instruction qui, au lieu de s’investir immédiatement dans la compréhension des dossiers, d’en faire un tri sélectif entre les plaintes dilatoires de particuliers et les affaires financières mettant en cause des systèmes, délèguent d’emblée cet investissement crucial aux services d’enquête, dans le cadre des commissions rogatoires, qui seront retournées au magistrat un an voire deux ou trois ans plus tard, après moult rappels, et pendant ce temps-là les délits continuent et les auteurs s’adaptent.
Est en cause l’absence désastreuse d’une politique pénale ciblée en matière économique et financière, notamment dans les parquets de province, les classements sans suite sur lesquels personne n’a aucun contrôle, le stakhanovisme des chambres correctionnelles, qui évacuent trop vite les dossiers complexes et dont une grande partie des jugements ne sont pas motivés y compris lorsqu’il y a un appel, étant rappelé que l’essentiel des faits poursuivis ne concernent absolument pas les infractions économiques et financières malgré leur impact déterminant dans la vie économique et sociale des citoyens.
Est en cause l’absence de prise en compte par beaucoup de magistrats du siège des enjeux véritables de la délinquance économique et financière, due à leur manque de formation mais aussi à leur peu de goût et de curiosité pour ce type de délinquance, ce qui fait que dans ce domaine les peines sont systématiquement édulcorées, voire ridicules et inadaptées… lorsque les cols blancs ne bénéficient pas, quand le dossier est trop complexe, d’une relaxe incompréhensible.
Est en cause enfin l’absence de transparence quant à la carrière fulgurante ou à la protection de certains magistrats notoirement incompétents, qui pourrait être utilement combattue par l’obligation qui serait faite à chacun des juges de faire connaître à l’institution s’ils appartiennent ou non à des réseaux d’influence (loge, club, parti politique…) dont certains ont montré leur complaisance à l’égard des lieux de pouvoir et des milieux d’affaires.
Le sujet du conflit d’intérêts, à l’actualité politique récurrente, a curieusement jusqu’à présent épargné la magistrature.
L’institution judiciaire a toujours un retard de plusieurs trains, qu’au lieu de combler par des actions fortes et ciblées elle ne réussit qu’à accentuer.
En matière pénale, la machine judiciaire tourne en rond et épuise les énergies sur du vide et un absurde culte du chiffre.
D’où peut alors venir le salut ?
Je crois, plus que jamais, au courage des lanceurs d’alerte qui seront, à l’avenir, de plus en plus nombreux, relayés par le développement récent d’un journalisme d’investigation de qualité et par le retournement de l’opinion publique, qui va enfin comprendre que la fraude de quelques-uns est toujours payée par les autres et que ces autres sont chacun d’entre nous.
Se pose enfin ouvertement aujourd’hui la question du statut si fragile des lanceurs d’alerte, qui payent un très lourd tribut personnel et professionnel pour avoir eu le courage de dénoncer les malversations dont ils sont témoins. L’État, bénéficiaire le plus souvent de ces révélations, se doit de les protéger et de leur permettre de continuer une vie normale ; on pourrait même envisager la création d’un fonds et un accès gratuit à une protection juridique.
Plutôt que d’empiler des textes de loi illisibles, ce sont les pratiques et les mentalités qu’il faut changer, en pensant que là où nous sommes nous pouvons aussi être lanceurs d’alerte, non seulement contre les pratiques d’autrui mais contre les nôtres et que nous avons tous, à un niveau ou un autre, un pouvoir certain et la capacité de l’exercer.