Radié pour avoir dénoncé l’opacité financière de l’ordre des chirurgiens-dentistes, Rudyard Bessis – ainsi que le magazine Lyon Capitale (1) – était poursuivi en diffamation par l’ordre pour avoir posé la question de l’indépendance des magistrats qui avaient prononcé cette sanction disciplinaire, après avoir découvert qu’ils étaient rétribués… par l’ordre. La cour d’appel de Lyon vient de les relaxer, estimant – ce qui est rarissime en matière de diffamation – que la question posée par l’ancien dentiste et Lyon Capitale reposait sur “des éléments factuels dont la preuve est rapportée”. C’est le principe de l’exception de vérité (2).
En matière de diffamation, les tribunaux reconnaissent rarement que les journalistes ont apporté la “preuve” de leurs dires : les relaxes sont le plus souvent prononcées au bénéfice de la “bonne foi” des auteurs de l’article, déterminée notamment par la reconnaissance d’un travail légitime et d’une “enquête sérieuse”. La preuve, d’un point de vue judiciaire, est un Graal rarement accessible. Lorsqu’une cour d’appel annule une condamnation en première instance et reconnaît le bénéfice de la preuve, cela mérite donc de s’y attarder un peu.
Rudyard Bessis est un dentiste qui a décidé de regarder plus loin que les caries dans les molaires, pour s’intéresser à la comptabilité de l’ordre des chirurgiens-dentistes. Et cela lui vaut beaucoup d’ennuis. À la tête du syndicat Dentistes solidaires et indépendants, qu’il a créé, ses critiques répétées par voie de presse de l’opacité des comptes de son ordre de tutelle finissent par lui valoir une procédure disciplinaire, et au final une radiation. Pour avoir trop ouvert la bouche, il est condamné à fermer son cabinet…
Devenu avocat et devant faire face à une dizaine de procès en diffamation, il découvre que le magistrat qui a prononcé sa radiation était rémunéré… par l’ordre national des chirurgiens-dentistes. “Un magistrat payé par un plaignant, c’est du jamais vu – le ministre de la Justice, qui le nomme, devrait payer ses émoluments”, tempête-t-il alors auprès de la journaliste Pascale Tournier, dans un article publié dans le magazine Lyon Capitale en juin 2015 (“Affaire Bessis : un magistrat payé par une des parties ?”)
Lors de son enquête, elle ne parvient pas à trouver sur quel fondement juridique le magistrat à la tête de l’instance disciplinaire de l’ordre des chirurgiens-dentistes… est rémunéré par ce même ordre. Difficile pourtant pour le sanctionné d’estimer qu’il a bénéficié d’une justice équitable, quand l’organisme qui a demandé sa sanction est celui-là même qui rémunère le magistrat qui l’a prononcée… Le ministère de la Justice la renvoie vers le Conseil d’État, qui reconnaît la pratique, tout en reconnaissant à demi-mot un problème d’ordre déontologique : “Les modes de rémunération pourraient voir leurs procédures mieux définies. Des propositions en ce sens ont été adressées par le Conseil d’État en 2013 au ministère de la Justice et au ministère de la Santé”, lui explique-t-on.
Suite à la publication de l’article, qui pose ainsi la question de l’indépendance de la procédure disciplinaire, l’ordre décide de poursuivre en diffamation Lyon Capitale, son directeur de la publication, sa journaliste et Rudyard Bessis.
“Des éléments factuels dont la preuve est rapportée”
Après une condamnation par le tribunal de grande instance de Lyon, l’affaire arrive devant la cour d’appel, qui décide d’infirmer le jugement de première instance, estimant d’une part qu’il “résulte suffisamment du dossier et des débats que le prévenu a entendu, lui, poser, au-delà de l’examen de son cas particulier, la question de l’existence d’une procédure impartiale et objective suivie dans le cadre d’un procès équitable en soi (l’est-il ou bien ne l’est-il pas ?)” et que d’autre part le “président de la juridiction d’appel (ainsi que ses assesseurs) a, enfin, effectivement perçu des émoluments du conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes, ce qui n’est pas contesté par la partie poursuivante, quand bien même leur montant exact résulterait d’une erreur qu’a opportunément corrigée la partie civile lors des débats devant la cour”. La cour d’appel conclut que “la question de l’impartialité objective ou de l’indépendance du ou des magistrats ayant tranché le cas particulier de Philippe Bessis est donc bien en soi une question factuelle” et plus loin que les propos reprochés “reposent sur des éléments factuels dont la preuve est rapportée”.
Prononçant la relaxe, la cour ajoute au passage, confirmant l’enquête de Lyon Capitale, que “les modalités selon lesquelles les juges composant les juridictions du premier et du second degrés reçoivent leur rémunération par le conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes demeu[rent] par ailleurs inconnues (fondement ou base textuel) en l’état des éléments qui ont été fournis à la cour”.
L’affaire n’est peut-être pas terminée, puisque l’ordre s’est pourvu en cassation. Mais, au-delà de la relaxe, la cour d’appel de Lyon confirme que Rudyard Bessis et Lyon Capitale ont pointé une question déontologique légitime. Un magistrat peut-il être réellement impartial lorsqu’il est rémunéré par l’ordre qui le saisit et lui demande de sanctionner un de ses membres ? Cette pratique, qui semble ne s’appuyer sur aucune base légale, n’est d’ailleurs probablement pas limitée au seul ordre des chirurgiens-dentistes. En voulant museler ce débat par une plainte en diffamation, l’ordre des chirurgiens-dentistes vient peut-être au contraire de le faire éclater au grand jour.
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En matière de presse, la diffamation est caractérisée par un fait précis qui porte atteinte à l’honneur. Elle est sanctionnable à deux exceptions, celle de la vérité et celle de la “bonne foi” de son auteur, qui se reconnaît en fonction de quatre critères : la légitimité du but poursuivi, la modération du propos, l’absence d’animosité personnelle et le sérieux de l’enquête.