mardi 3 décembre 2024

La réflexion sur le revenu de base progresse en France

3 octobre 2016  Par Nathan Lohéac


L’idée est simple : verser une allocation individuelle, inconditionnelle et universelle à chaque citoyen, sans contrepartie. Sur le fond, 60% des Français sont favorables à ce “revenu de base”, et des politiques de tout bord se laissent séduire. Mais, sur la forme, le dialogue prend de l’ampleur dans le débat public. Il s’agit de se mettre d’accord sur le financement, ou encore de discuter de la capacité d’une telle mesure à résoudre les crises liées à l’évolution de la société. Pendant que les modalités sont débattues dans nos institutions, des expérimentations sont amorcées pour tester les effets, qui pourraient voir le jour dès l’an prochain.

 

“Sans revenu, point de citoyen !” L’avertissement du philosophe britannique Thomas Paine en 1792 pourrait être considéré comme un fondement du revenu universel, dont l’idée est défendue par des politiques de tout bord depuis plusieurs décennies. Pourtant, voilà seulement quelques mois que les défenseurs de ce projet ne sont plus dévisagés étrangement par la classe politique, et que le débat devient sérieux dans les enceintes de nos institutions. Si sérieux que les réflexions pour expérimenter le revenu de base commencent à poindre en France. Les premiers tests pourraient arriver dans le bassin aquitain dès juin 2017.

Conséquence de la (r)évolution numérique

Ce récent gain d’intérêt du revenu de base doit sa percée à un constat, celui de l’automatisation de notre société et de ses emplois, conséquence directe de la (r)évolution numérique amorcée dans les années 1990. “50% des emplois actuels sont automatisables”, avance l’ancien secrétaire d’État Frédéric Lefebvre (Les Républicains). Cette estimation est difficilement chiffrable, mais illustre un phénomène : l’évolution technologique permet de remplacer une part des salariés par des machines, et ce dans tous les secteurs. En témoignent ces deux exemples récents : dans l’industrie, Adidas s’est fait remarquer l’an passé par l’ouverture d’une usine entièrement robotisée ; dans les services, on ne peut que constater la multiplication des projets de taxis autonomes, parfois volants (Airbus).

L’économiste Jacques Bichot est pour sa part plutôt sceptique sur le réel changement sociétal induit par l’automatisation du travail. “On a connu plusieurs expériences de la peur des gens devant le machinisme, que cela soit la révolte des canuts ou la révolution industrielle. Et les tâches automatisables ont toujours débouché sur d’autres tâches, non automatisables”, souligne-t-il, non sans rappeler pour illustrer ses propos le déversement des emplois de l’agriculture vers l’industrie et les services après l’automatisation agricole post-Seconde Guerre mondiale : “Il ne faut pas croire que nous sommes les premiers spécimens de l’humanité à faire un saut dans l’inconnu !”

L’idée est de travailler parce qu’on aime ça, pas pour le salaire à la fin du mois”

 

Contrairement à lui, de plus en plus nombreux sont ceux qui ont abandonné la course au plein emploi. Ils considèrent le revenu de base comme une solution à la crise du monde du travail. Il s’agit de repenser le fonctionnement de l’emploi salarial tel que nous le connaissons. “Chez certains, il reste encore cette culture du travail comme nécessité pour gagner sa vie, le “travail salarié”. Je pense qu’aujourd’hui on peut avoir une autre vision, explique ainsi Martine Alcorta, ex-vice-présidente (EELV) du conseil régional d’Aquitaine, directrice de l’expérimentation d’un revenu de base en Aquitaine. L’idée est de travailler parce qu’on aime ça, et pas pour le salaire à la fin du mois.”

L’élue écologiste prédit que le revenu universel débouchera sur un partage des emplois. “Peu de monde se contentera de ce revenu, mais beaucoup se contenteront d’un emploi à mi-temps”, explique-t-elle. “La diminution du travail subi au profit d’un travail choisi permettrait à chacun de se consacrer à la vie associative, ou de se lancer dans des projets personnels, qu’il pourra choisir de rendre payants ou non”, résume l’économiste Jean-Éric Hyafil, cofondateur du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB).

Le revenu universel pour éradiquer le chômage, c’est comme si on utilisait la Méditerranée pour remplir l’océan Pacifique”

 

La fin des “emplois à la con”

Martine Alcorta affirme qu’“un revenu assuré libère de la tyrannie du travail”. Plus d’obligation, avec un revenu de base décent, de se soumettre à des conditions de travail parfois mauvaises pour finir le mois. “Plus le montant du revenu de base sera élevé, plus les possibilités de négociation seront fortes”, précise Jean-Éric Hyafil. L’économiste estime que les emplois pénibles seront réévalués pour inciter les gens, moins attachés à un salaire qu’aujourd’hui, à les accepter, et même que “certains emplois disparaîtront peut-être, faute de consensus, mais ce ne sera pas grave pour la société, car il s’agira de métiers pas indispensables, voire pas utiles”. Il donne l’exemple du télémarketing : “Ce n’est pas un métier que l’on fait par passion. Si le boulot n’intéresse pas les gens, soit le salaire va monter, soit l’emploi va disparaître. Mais le télémarketing est-il vraiment utile à notre société ?”

Là encore, Jacques Bichot est sceptique. “Le revenu universel pour éradiquer le chômage, c’est comme si on utilisait la Méditerranée pour remplir l’océan Pacifique”, attaque l’économiste. Pour lui, cette solution n’en est pas une : “La réponse au chômage, c’est la création d’emplois. Camoufler cette crise par le revenu de base, c’est l’argument phare de ceux qui défendent le projet, mais ce n’est pas si simple. Le chômage existe, les gens ont besoin de travailler : on n’a pas de revenu suffisant sans nombre suffisant de travailleurs, c’est une réalité économique élémentaire.” “On s’est déjà cassé la figure avec les 39 heures, puis les 35 heures, poursuit-il. Les vieilles idées de partage du travail ont fait la preuve de leur inexactitude.”

Mais la philosophie du revenu inconditionnel n’a pas pour but d’inverser la courbe du chômage. “On peut toujours créer des emplois si on le souhaite. Mais est-ce un objectif en soi ?” interroge ainsi Jean-Éric Hyafil. “C’est bien si ça permet de créer de la richesse et si ce sont des emplois épanouissants, mais on peut se poser la question de la nécessité de créer des emplois pénibles et pas forcément utiles à la société. On a placé l’emploi sur un piédestal, mais c’est absurde dans le cas d’un emploi qui ne rend pas les gens plus heureux et qui ne fait que créer de la richesse économique. C’est un emploi à la con”, explique le cofondateur de MFRB, reprenant l’expression utilisée par l’anthropologue britannique David Graeber, qui qualifie ces postes de bullshit jobs.

Vers un système plus égalitaire ?

Qu’ils soient assis à droite ou à gauche dans l’hémicycle, tous les défenseurs d’un revenu de base mettent en avant le même argument : “éradiquer la pauvreté”. Ces mots sortent de la bouche d’Annie David, sénatrice communiste de l’Isère, comme de celle de Martine Alcorta (EELV), Frédéric Lefebvre (Les Républicains) ou encore Bruno Lemaire, conseiller économique de Marine Le Pen (à ne pas confondre avec Bruno Le Maire, candidat LR).

Bruno Marty, le maire de La Réole (Gironde), qui participe activement aux réflexions en amont d’une expérimentation du revenu universel, prévient : “Il faut être très vigilant sur ce qui est proposé. Car, s’il y a à ce jour des défenseurs du revenu universel dans chaque camp politique, tous ne partagent pas la même vision et n’espèrent pas atteindre le même but avec cette évolution.”

Certains y voient l’occasion de détricoter notre système de protection sociale… il ne faudrait pas qu’il y ait moins d’aide pour ceux qui sont le plus dans la difficulté”

 

“Certains y voient l’occasion de détricoter notre système de protection sociale tel qu’il existe, s’alarme Annie David. C’est le point qui m’inquiète : il ne faudrait pas qu’il y ait moins d’aide pour les personnes. Je redoute surtout pour ceux qui sont le plus dans la difficulté.” En d’autres termes, le projet perdrait de son altruisme s’il remplaçait l’intégralité des prestations sociales existantes pour financer un revenu universel mensuel à 600 euros, car les précaires qui touchent aujourd’hui plus que cette somme avec les différentes allocations se verraient alors pénalisés.

À vrai dire, le débat premier n’est pas aujourd’hui de savoir si, oui ou non, le revenu de base est une bonne chose. Avant cela, il est nécessaire de définir précisément ses paramètres. Il est en effet difficile de se positionner sur le revenu de base sans avoir une idée du montant proposé, car un projet de revenu de base à 500 euros aura des conséquences radicalement différentes d’un projet à 1.000 euros.

Si chacun a sa propre idée de la somme idéale à distribuer, les chiffres ne sont pas choisis de façon aléatoire. Ils sont principalement induits par les possibilités de financement, donc par la somme que les défenseurs du revenu universel jugent raisonnable (ou possible) d’investir dans un tel projet.

Le financement, pilier central du débat

Pour un revenu universel à 500 euros par personne (soit environ le montant du RSA), on estime le coût total de l’opération à 300 milliards d’euros. “Soit 180 milliards d’euros à débloquer”, explique Jean-Éric Hyafil, qui précise que, dans le calcul de MFRB, “on ne rajoute pas le revenu de base à ceux qui touchent des allocations retraite ou chômage : un chômeur qui touche aujourd’hui 2.000 euros d’allocations recevrait ainsi 1.500 euros d’allocations et 500 euros de revenu de base”. Cela signifie que, sur les 300 milliards d’euros à débloquer, il propose d’en prendre 120 dans le budget des retraites et du chômage (sans répercussions pour les retraités et les chômeurs, qui garderaient la même somme qu’aujourd’hui).

Pour un revenu de base à 1.000 euros, on monte à 600 milliards d’euros. “C’est presque le budget des prestations sociales en France (700 milliards), souligne Jacques Bichot. Ce budget se concentre en majorité sur les retraites (300 milliards d’euros) et l’assurance maladie (200 milliards).” Impossible, selon l’économiste spécialisé en prestations sociales, de piocher dans ces réserves pour financer le revenu inconditionnel : “Remplacer le système des retraites par le revenu de base, c’est de la rigolade ! La retraite moyenne est à peu près à 1.200 euros pour les femmes, 1.600 pour les hommes : on ne peut pas donner cette somme-là à tout le monde”, insiste-t-il. “Quant à l’assurance maladie, c’est un contrat social : à chacun selon ses besoins, et de chacun selon ses capacités, rappelle-t-il. C’est pour toute la vie. Si vous êtes riche un jour et ruiné le lendemain, vous aurez pareil pour l’assurance maladie.”

Jean-Éric Hyafil ne délaisse pas la piste des prestations sociales pour financer le revenu universel. En plus de piocher dans les allocations retraite et chômage (en reversant aux allocataires le montant perdu sous forme de revenu de base), il compte notamment se servir des budgets de l’aide au logement (16 milliards) et du RSA (12 milliards). “Si on l’appréhende en se disant qu’il faut verser un revenu de base à tous les citoyens, on se dit que c’est trop cher. Mais, si on le prend comme une réforme fiscale, on le comprend beaucoup mieux, explique le cofondateur de MFRB pour introduire sa proposition. La réforme fiscale consiste à passer d’un couple RSA/impôt sur le revenu à un couple revenu de base/impôt sur le revenu.” Plus concrètement, il souhaite s’éloigner de la logique du RSA, dans laquelle l’allocataire doit renoncer à 38 euros du RSA dès qu’il gagne 100 euros (pour le cas d’un célibataire sans revenus) : “Avec le revenu de base, la logique est différente : tout le monde reçoit et, lorsqu’une personne gagne 100 euros supplémentaires, elle va payer plus d’impôts.”

Augmenter l’impôt sur le revenu

Jean-Éric Hyafil propose de compléter son plan de financement par l’impôt sur le revenu. Et pour cause : “Les propositions qui sont basées seulement sur la protection sociale ne sont pas bonnes, elles visent à dilapider la protection sociale alors que le but est de la renforcer”, souligne-t-il. Dans sa proposition, le complément vient d’une augmentation de l’impôt sur le revenu, ou de la CSG.

Encore faudrait-il se mettre d’accord sur les modalités dudit impôt. Aujourd’hui progressif (taxé par seuil de revenus), il ne répond pas aux critères égalitaristes souhaités par les défenseurs du revenu de base. Les factions se déchirent, entre ceux, plutôt à gauche, qui souhaiteraient financer le revenu de base avec un impôt proportionnel et ceux, comme Frédéric Lefebvre, qui souhaitent introduire une flat tax, c’est-à-dire un impôt à taux unique.

Cette augmentation de l’impôt est vivement rejetée par Jacques Bichot. “On est dans un système dans lequel 50% du PIB part en prélèvements obligatoires, et avec 3 à 4% de déficit des finances publiques. On est parvenu à la limite extrême de ce qu’on pouvait faire sous forme de prélèvements obligatoires”, argue l’économiste, sceptique.

Le seul financement sur lequel tout le monde est réellement d’accord (outre quelques milliards récupérés sur le RSA) serait l’impôt sur les sociétés, mais il supposerait une amélioration du système en place, auquel beaucoup de sociétés arrivent à échapper. Ce financement-là, s’il est considéré, ne peut être chiffré.

Réflexions autour des premiers tests

Pendant que les discussions autour du financement sont lancées, la France se prépare à expérimenter le concept d’un revenu universel. Ces expérimentations auront lieu au niveau local et devraient être financées par l’État : le financement, bien qu’abordé dans les réflexions, ne fera donc pas partie du test.

Xavier Bertrand se serait laissé convaincre par Frédéric Lefebvre pour démarrer la réflexion en Hauts-de-France, et aurait “commencé à réfléchir”. Mais l’événement dans le monde du revenu de base a lieu en Nouvelle Aquitaine. L’ex-numéro deux du conseil régional, Martine Alcorta, a négocié une étude de faisabilité d’une expérimentation au cours d’une alliance des Verts avec le PS lors du deuxième tour des dernières élections régionales. Résultat, l’élue EELV travaille d’arrache-pied à la mise en place d’un test du revenu universel dans la région.

La feuille de route est lancée. Elle sera validée par un comité de pilotage réunissant un représentant de chaque groupe du conseil régional, comité chargé de prendre les décisions. La réflexion sera coordonnée avec un comité de réflexion, constitué d’acteurs de la société civile (citoyens représentés, associations, organisations…), qui travaillera autour d’ateliers sur la question du financement et des différents paramètres d’application. Enfin, un comité scientifique, constitué de chercheurs, réfléchira à l’expérimentation et fera des propositions au comité de réflexion.

Le test, qui pourrait démarrer dès juin 2017, sera financé au bon vouloir de l’État et se déroulera dans les zones volontaires. Autrement dit, l’expérimentation pourrait avoir lieu dans le quartier d’un village comme dans un département entier. “Ça pourrait être intéressant de tester un certain paramétrage sur une première commune, et un autre dans une seconde”, estime Martine Alcorta.

À ce jour, seul Bruno Marty, le maire de La Réole (Gironde), a exprimé son accord de principe pour participer à l’expérimentation. “Avant d’accepter définitivement, il faut avoir les tenants et les aboutissants. On sait très bien que le revenu de base peut être décliné de plusieurs façons. J’associerai ma population en fonction de ce qui va être proposé, précise le maire (PS) de cette commune de 4.350 habitants. On ne pourra pas s’engager sur une expérimentation qui ne correspond pas à nos valeurs et à nos idées.”

Pour le moment, Martine Alcorta semble plutôt confiante, mais elle ne connaîtra le montant de la participation de l’État à ce test qu’après la prochaine élection présidentielle. “Je pensais aller voir le ministre de l’Économie, confie-t-elle, mais il y aura des élections en mars 2017, je pense que je vais attendre qu’un nouveau gouvernement soit en place et aller le voir dès le mois d’avril pour lui faire part de notre travail et commencer à discuter avec lui.”

le revenu universel n’est plus une option mais une obligation, cela va devenir le modèle mondial dans 8 à 10 ans”

Les Français de plus en plus prêts

Selon un sondage Ifop révélé en mai 2015, 60% des Français se disaient “plutôt favorables” (44%) ou “tout à fait favorables” (16%) à un revenu de base qui remplacerait la plupart des prestations sociales existantes. Un chiffre en augmentation de 15% par rapport à 2012, où une minorité de 45% des sondés soutenaient l’idée. Preuve que la défense du revenu de base est transparti, les sympathisants sont majoritaires dans tous les partis de l’hémicycle, hormis au MoDem où ils sont tout juste 50%. Si les militants de gauche sont plus nombreux à se déclarer favorables (de 72% au PS à 79% chez EELV), ceux de droite ne sont pas en reste : ils sont 51% au FN et 54% chez Les Républicains.

Ces chiffres sont évidemment à nuancer, dans la mesure où ils représentent l’avis des citoyens sur le fond de la question du revenu de base. Les modalités d’application qui iraient avec une éventuelle future proposition de loi pourraient modifier grandement ces résultats. Le débat a encore du chemin à faire, mais l’intérêt grandissant des citoyens pour une telle mesure amplifie les discussions.

Alors, bientôt un revenu universel en France ? “Aujourd’hui, il y a un mouvement mondial dans lequel j’aimerais que la France soit pionnière, car le revenu universel n’est plus une option mais une obligation. Cela va devenir le modèle mondial dans huit à dix ans”, prédit Frédéric Lefebvre. Pour que la France soit pionnière sur ce sujet, encore faut-il que les politiques se mettent d’accord sur une proposition concrète. Au revenu de base de faire ses preuves, lors des expérimentations qui devraient voir le jour l’an prochain.

 









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