Même après avoir obtenu l’asile politique en Europe, les réfugiés politiques turcs restent à la merci du régime de Recep Tayyip Erdogan. L’émission par Interpol de notices rouges ou de diffusions permet de les harceler partout dans le monde et limite leur liberté de déplacement.
Ankara a l’habitude de détourner l’usage d’Interpol à des fins politiques. Et ce n’est pas le statut de réfugié politique, pourtant protégé par plusieurs conventions internationales, qui refroidit le régime de Recep Tayyip Erdogan dans la poursuite de ses opposants, jusqu’en dehors de ses frontières. La martingale est simple : les faire ficher comme “terroristes” par Interpol, en attendant un contrôle de douane. Comme l’organisation de coopération policière n’est pas irréprochable dans ses vérifications, des réfugiés politiques se retrouvent traqués un peu partout dans le monde. Ne devant leur salut qu’à des stratagèmes d’évasion dignes de romans d’espionnage.
“Je connais environ 250 militants turcs et kurdes réfugiés en Europe, et beaucoup ont des problèmes avec Interpol”, assure Ali Caglayan, lui-même réfugié en Allemagne depuis 1995. Militant étudiant, il avait pris part en 1994 aux manifestations du 1er mai à Istanbul. Ce qui lui avait valu d’être poursuivi pour troubles à l’ordre public. Et arrêté seize ans plus tard, en 2012, en Pologne, où il a été retenu deux semaines, sur la foi d’un avis d’Interpol. Ni l’asile politique en Allemagne, où il vit, ni le statut de réfugié, dont il jouit, n’ont empêché les autorités turques d’obtenir son arrestation, loin du territoire turc.
Je connais environ 250 militants turcs et kurdes réfugiés en Europe, et beaucoup ont des problèmes avec Interpol”
Un an plus tôt, c’est Eyyup Doru qui était victime du même procédé. Treize ans après avoir obtenu l’asile politique en France, ce militant kurde a été arrêté à Munich en 2011 sur la base d’une notice d’Interpol émise en 2007, pour terrorisme là encore. C’est la proximité du Parti démocratique des peuples (HDP), à la tête duquel il est, avec le PKK, classé comme organisation terroriste par l’Union européenne, qui a permis à la Turquie de demander cette notice. Mais, au terme des quarante jours de détention légaux en Allemagne, les autorités turques ne sont pas parvenues à fournir les preuves nécessaires à l’extradition. Une stratégie d’intimidation visiblement récurrente envers celui qui, ironie de l’histoire, “participe à des commissions et des réunions de délégation au Parlement européen”, comme le soulignait la députée européenne Marie-Christine Vergiat. Eyyup sera de nouveau arrêté en Espagne et menacé d’extradition en 2013.
Militante des droits de l’homme fichée pour terrorisme
Réfugiée politique turque ayant obtenu l’asile en Allemagne, où elle vit depuis 2006, Vicdan Ozerdem a été arrêtée en mai 2012 au poste frontière de Metkovic, dans le sud de la Croatie. Arrestation sur la base d’une notice rouge d’Interpol émise à la demande de la Turquie. La notice décrit comme terroriste cette militante qui a pris part à des événements en faveur de la démocratisation de l’université ou du droit des femmes en Turquie. Un engagement qu’elle a déjà payé d’une d’emprisonnement avant son exil.
En possession d’un document de voyage valide pour les réfugiés et au vu de son statut, elle aurait pourtant dû être protégée. Notamment par la convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés et les articles 2 et 3 de la constitution d’Interpol. Mais l’organisation n’a pas vu, ou connu, cette information, et a validé la demande turque. L’extradition a été validée par un tribunal de Dubrovniok. Sans la mobilisation de la diaspora turque et kurde, incitant le Premier ministre croate à prendre position, Vicdan aurait donc connu l’emprisonnement et la torture en Turquie.
La Cour suprême de Zagreb a finalement cassé la décision de première instance, soulignant qu’elle bafouait les droits de l’homme. Vicdan est restée enfermée puis bloquée en Croatie, avec la menace d’une extradition vers un pays où son sort était plus qu’incertain, pendant plus de deux mois.
“La Turquie trompe Interpol”
Plus récemment, l’histoire d’Aysen Furhoff a illustré avec force le détournement d’Interpol par la Turquie pour poursuivre ses opposants politiques, même réfugiés. Condamnée dans les années 1990 à la prison à vie pour avoir organisé une collecte de vêtements pour des enfants kurdes – avec des chefs d’accusation aussi ronflants que “tentative de renversement de l’ordre constitutionnel” et “tentative de séparation d’une partie du territoire turc” – et torturée en prison, cette militante des droits de l’homme est réfugiée politique en Suède depuis 2002. Mais elle reste sous la menace d’une notice rouge d’Interpol, abusive puisque basée sur des motifs politiques et ne tenant pas compte de son statut de réfugiée, émise lors de son exil.
Quand Aysen Furhoff se rend en Géorgie, en 2015, le couperet tombe. Elle atterrit à l’aéroport de Batoumi, à une vingtaine de kilomètres de la frontière turque, où elle est rapidement arrêtée. Elle est emprisonné trois mois en Géorgie avant d’être remise en liberté surveillée avec interdiction de quitter le pays. “Je suis dans une grande prison dans tous les pays”, déclare-t-elle à la presse suédoise. Son passeport est confisqué par les autorités et elle doit pointer tous les dix jours auprès du procureur, avec la menace d’une extradition probable vers la Turquie.
La Turquie abuse énormément d’Interpol dans le but d’intimider les dissidents”
“La Turquie abuse énormément d’Interpol dans le but d’intimider les dissidents, s’indigne le mari d’Aysen Furhoff dans une tribune publiée dans la presse suédoise, cosigné par deux journalistes. La Turquie trompe Interpol et permet à des réfugiés innocents, généralement à double nationalité, d’être arrêtés dans le monde entier (…) Ce qui est dégoûtant, c’est qu’une organisation policière internationale accepte les jugements politiques des cours de sécurité turques, où la torture des suspects est une règle.”
Fuir par les sommets enneigés
Au bout de quinze mois en Géorgie, Aysen Furhoff décide de fuir, en décembre 2016, après avoir “essayé tous les moyens légaux”. Aysen quitte donc la Géorgie clandestinement. Elle traverse la frontière, vers un pays dont elle préfère taire le nom. Sa seule option : une marche harassante de quinze heures, par -20°C, à travers des montagnes couvertes de neige, pour fuir le petit État du Caucase. Aysen doit son salut aux jumelles et aux cartes satellites qu’elle utilise pour se repérer. “J’ai marché tout le temps ; si vous vous reposez, vous mourez”, confiera-t-elle à la télévision suédoise à son retour.
La Turquie a déposé un nombre record de mandats d’arrêts (657) avec des demandes d’extradition pour des “terroristes” qui ont reçu le statut de réfugiés en Europe”
“Malgré la connaissance de l’hypocrisie de la Turquie, les citoyens suédois sont arrêtés sur ordre de l’État turc, via Interpol”, regrette la tribune en faveur de la libération d’Aysen Furhoff. Les trois auteurs rappellent que “la Turquie a déposé un nombre record de mandats d’arrêt (657) avec des demandes d’extradition pour des “terroristes” qui ont reçu le statut de réfugiés en Europe”. Mais, avant même la mise en place du système I-link et l’explosion du nombre d’avis, le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations Unies se disait inquiet des pays qui abusent d’Interpol.
“Le HCR est également confronté à des situations où des réfugiés reconnus en vertu de la Convention de 1951 sur les réfugiés, lorsqu’ils voyagent en dehors de leur pays d’asile, détenteurs de documents de voyage délivrés en vertu de la convention sur les réfugiés, sont appréhendés ou détenus à cause de demandes formulées pour des motifs politiques par leurs pays d’origine, qui abusent du “système de notices rouges” d’Interpol, déplorait en janvier 2008 le HCR par la voix de Vincent Cochetel. Ces personnes sont souvent privées de tout droit à une procédure régulière et peuvent être menacées de refoulement ou se retrouver dans un “vide juridique” si elles ne peuvent pas retourner dans leur pays d’asile.”