Yasmine Motarjemi a engagé un combat contre Nestlé, première multinationale mondiale dans le domaine de l’alimentaire. En procès depuis six ans pour avoir été harcelée en tant que directrice de la sécurité alimentaire de la firme, elle ne se résigne pas à accepter l’impunité de la multinationale et l’absence d’une sanction dissuasive lorsque des infections alimentaires qui auraient pu être évitées surviennent.
Le Lanceur : Vous avez travaillé pour l’Organisation mondiale de la santé avant d’être recrutée par la première entreprise mondiale dans le domaine alimentaire, Nestlé. Pendant dix ans, vous avez tenu le poste de directrice de la sécurité alimentaire avant de porter plainte contre la firme pour harcèlement moral et psychologique. Que dénoncez-vous aujourd’hui ?
Yasmine Motarjemi : Nous donnons toute la liberté aux grandes entreprises comme Nestlé. Ces multinationales ont une impunité totale. Lorsque quelqu’un rapporte, comme je l’ai fait, qu’il y a des dysfonctionnements qui conduisent à des incidents où la vie des gens est impliquée, il n’y a pas d’enquête. La personne qui rapporte qu’il y a des problèmes – un lanceur d’alerte ou quelqu’un qui informe sa hiérarchie parce que c’est son travail, comme c’était le mien – est ensuite harcelée. Si ces procédés de harcèlement n’arrivent pas à détruire la personne, elle est mise à la porte et il devient très difficile pour elle de retrouver un emploi. Aujourd’hui, je ne travaille plus pour gagner ma vie, mais pour éveiller la conscience de la société et faire comprendre ce qui est en train de se passer.
Les responsables de la sécurité alimentaire chez Nestlé sont-ils dans une concurrence inégale face aux objectifs financiers ?
Je ne pense pas que les services de sécurité alimentaire aient besoin d’être en compétition avec le rendement. Si la sécurité alimentaire est bien gérée, il doit y avoir moins d’incidents, moins de scandales et moins de retraits de produits. Certes, une gestion très rigoureuse de la sécurité alimentaire implique peut-être un peu moins de bénéfices, mais l’entreprise acquiert une meilleure éthique, donc une meilleure image. Le problème, ce n’est pas seulement le profit de l’entreprise. C’est pire que cela : il s’agit du profit personnel de certains directeurs. Dans les documents que Nestlé a soumis au tribunal, l’un d’entre eux datait de 2005 et évoquait une politique interne qui liait les bonus des managers au rappel des produits. Je ne sais pas si cette politique a effectivement été mise en application, mais, si c’est le cas, cela implique que certains managers peuvent être tentés de ne pas rappeler des produits qui par accident ont été contaminés, afin de protéger leurs bonus. Ce genre de politique est, je pense, un des facteurs qui a fait que la direction de Nestlé a mis en place un processus de harcèlement pour me détruire. Ils savaient que je ne permettrais pas que des produits contaminés restent sur le marché.
Vous avez demandé que votre département soit audité, afin que les dysfonctionnements qui empêchent l’entreprise d’être irréprochable en termes de sécurité alimentaire soient pris en compte. Quelle réponse avez-vous obtenue ?
En interne, la structure supposée auditer l’entreprise est sous la même direction que celle qui gère la sécurité alimentaire. Quand j’ai donné l’alerte, j’ai demandé au directeur, au corporate governance comme on l’appelle, de venir faire un audit de notre département. Mais il ne m’a jamais répondu. Au tribunal, il s’explique en disant qu’il a laissé le soin à ma propre direction de faire l’audit en question. En clair, on demande au département duquel on se plaint de s’auditer lui-même… ça ne peut pas marcher. Il s’agit là d’un dysfonctionnement fondamental. Si cela se déroulait dans les banques, personne ne laisserait passer. Et pourtant cela se passe chez Nestlé et peut-être ailleurs. Les autorités qui contrôlent la sécurité alimentaire des produits sur le marché peuvent éventuellement faire des inspections dans les usines, mais personne n’enquête ou n’inspecte le siège de l’entreprise multinationale : là où les décisions sont prises et où les politiques qui ont des effets et des conséquences mondiales sont mises en place. En tant que responsable de la sécurité alimentaire, lorsque j’ai voulu rapporter des dysfonctionnements, j’ai reçu plusieurs fois comme réponse : “S‘il y a des produits contaminés, allez le dire aux autorités nationales.” C’est-à-dire qu’il faut attendre que les produits soient contaminés et que les gens tombent malades pour que ce soit les autorités nationales qui prennent des mesures. Dans l’idéal, c’est au moment où des dysfonctionnements sont rapportés qu’il faut prendre des mesures pour protéger les consommateurs. La prévention, ce n’est pas attendre que les gens tombent malades pour agir.
Si personne ne cherche la racine des problèmes, il est assez évident que les incidents se répètent.
C’était le cas lorsque vous travailliez chez Nestlé ?
S’il y a une intoxication alimentaire, l’enquête menée par les autorités nationales se limite souvent à détecter quelle était la bactérie en cause et pour quel produit. Ensuite, c’est terminé, le produit est retiré du marché et ça s’arrête là. Personne ne cherche à savoir pourquoi il y a eu cette intoxication et ce qu’il s’est passé au niveau de la direction de l’entreprise pour que la sécurité alimentaire ne soit pas assurée. Prenons l’exemple de la grande intoxication de mélamine en Chine pendant l’année 2008, où 300.000 bébés ont été intoxiqués. Parmi les laits contaminés, il y en avait de chez Nestlé. Pourtant, personne n’a demandé à l’entreprise, qui avait déjà subi une telle intoxication aux États-Unis en 2007 – où des chiens et des chats avaient été intoxiqués à la mélamine – ce qui avait été mis en place pour prévenir ce risque, qu’ils connaissaient forcément. Personne ne leur a demandé ce qu’ils ont fait pour éviter que l’incident ne se répète. Et en effet Nestlé n’avait rien fait, alors que, s’ils avaient testé leurs produits correctement, ils auraient pu trouver au moins des traces de mélamine ou sinon des produits hautement contaminés. Ils auraient alors peut-être pu alerter les autorités chinoises du problème et prévenir cette intoxication alimentaire.
Avez-vous déjà été contactée par des autorités nationales en tant que directrice de la sécurité alimentaire suite à ce type de problème ?
En 2009, il y a eu une infection alimentaire aux États-Unis : 77 personnes sont tombées malades avec une bactérie tueuse, exactement la même bactérie qui a fait 50 morts en Allemagne deux ans plus tard. L’enquête des autorités américaines n’est jamais allée jusqu’à la responsable de la sécurité alimentaire de Nestlé que j’étais. Justement, pour que les autorités américaines ne me trouvent pas et qu’elles ne me posent pas de questions juste après cet incident, Nestlé a produit un organigramme sur son site et mon nom a volontairement été enlevé pour que les autorités ne puissent pas me trouver. Même en ayant rapporté aux autorités que j’étais responsable de la sécurité alimentaire et qu’il fallait m’interroger, voire me tenir responsable jusqu’à ce que je prouve que ce n’était pas le cas, il n’y a rien eu. Si personne ne cherche la racine des problèmes, il est assez évident que les incidents se répètent.
Aujourd’hui, cela fait six ans que vous êtes en procès contre Nestlé en Suisse. Avez-vous l’impression que la multinationale bénéficie d’une certaine impunité ?
Au tribunal, les explications de Nestlé ont été des plus scandaleuses. Finalement, ils avouent qu’ils savaient qu’il y avait des problèmes et qu’ils n’ont rien fait. Le directeur de la qualité jusqu’en 2011 a même osé dire : “Je m’en fous des scientifiques, je prends mon information dans le Larousse Gastronomie.” Avant de répondre, lorsqu’on lui demande ce qu’il veut dire par le mot “compétence”, que pour lui –excusez-moi pour la vulgarité – “c’est de savoir mettre une capote sans lire l’instruction”. Le directeur de qualité de Nestlé est le numéro un d’une entreprise elle-même numéro un dans le monde dans le domaine alimentaire, c’est le haut du sommet. Dire cela à une femme juge et quand la victime est aussi une femme témoigne bien de la personnalité et de la qualité de cette personne, la même qui avait laissé des produits qui pouvaient étouffer les bébés sur le marché. Ils peuvent dire des choses scandaleuses parce qu’ils savent qu’ils sont intouchables, qu’ils vont acheter la justice et bloquer le processus pour que je n’arrive jamais à la fin de mon procès. Ils se sentent au-dessus de la loi.