Le recrutement de José Manuel Barroso par une banque largement impliquée dans la crise grecque ne constitue pas une infraction pour le comité d’éthique de l’Union européenne. L’ex-président de la Commission peut, selon le code de “bonne conduite” des commissaires européens, “faire pression et défendre la cause” de la banque d’investissement américaine Goldman Sachs “auprès des membres de la Commission et de leur personnel”, dès lors que le délai de 18 mois inscrit dans ce code est respecté. Sur cette affaire, Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission, est attendu au tournant.
Crise des subprimes en 2008, maquillage des comptes de la Grèce pour que le pays entre dans l’Union européenne et juteux bénéfices ensuite sur la dette publique du pays : les affaires dans lesquelles la banque américaine Goldman Sachs est impliquée sont loin de sentir l’éthique. L’annonce cet été du recrutement de celui qui présida la Commission européenne entre 2004 et 2014, José Manuel Barroso, a donc à juste titre créé une vague d’indignation. Pourtant, quelques mois plus tard, le comité d’éthique de l’Union européenne n’a pas vu “d’éléments suffisants pour établir une violation du devoir d’intégrité et de réserve” de José Manuel Barroso.
Pour la première fois de son histoire, la nouvelle Commission, présidée par Jean-Claude Juncker, s’est engagée à rendre public un rapport du comité d’éthique, “dans un souci de transparence”. Mais ce comité semble timide lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le nouvel emploi de l’ancien président de la Commission, au carnet d’adresses richement fourni. Selon Alberto Alemanno, titulaire de la chaire Jean Monnet en droit européen à HEC Paris, si les membres actuels du comité d’éthique “sont tous irréprochables, ils ont tous eu, d’une manière ou d’une autre, affaire avec M. Barroso à un moment ou à un autre de leur carrière”.
Promesses de “bonne conduite” et “immoralité sans précédents”
“Le fait que l’ancien président de la Commission européenne soit autorisé à travailler pour une banque d’investissement aussi problématique seulement vingt mois après avoir quitté ses fonctions montre les limites du règlement actuel”, estime Margarita Silva, qui travaille sur la transparence pour l’organisation Alter EU, à l’origine de la pétition remise à la Commission pour contester le recrutement de José Manuel Barroso chez Goldman Sachs.
“Ce rapport se base sur des échanges de lettres entre Jean-Claude Juncker et José Manuel Barroso, nous ne savons même pas si M. Barroso a été interrogé, ni ce qu’il y a dans son contrat. Nous devons juste croire ses mots lorsqu’il dit qu’il ne fera pas de lobbying, mais nous ne savons même pas ce qu’il entend par “lobbying” et quel type d’activité de lobbying il fera ou ne fera pas. A-t-il promis qu’il ne donnerait pas de conseils sur qui informer pour faire avancer un dossier au sein des institutions européennes ? Ce rapport montre vraiment la faiblesse du code de conduite, mais aussi la faiblesse de ce qui est appelé un “comité d’éthique””, selon Margarita Silva.
Ce code de “bonne conduite” avait déjà été jugé “limité” par certains parlementaires lors de sa présentation en 2011 par José Manuel Barroso lui-même, et pour lequel “il ne revient pas au comité d’éthique de savoir si le code est suffisamment strict”, note le rapport. “Pendant dix-huit mois après avoir quitté ses fonctions, selon ce règlement, il ne doit pas aller faire la manche de ses anciens salariés pour défendre la cause de son entreprise. Ce qui, en substance, veut dire qu’après dix-huit mois, comme c’est le cas pour M. Barroso, il peut le faire”, relève Nicole Fontaine, présidente du Parlement européen de 1999 à 2002. “Le comité d’éthique a botté en touche en considérant que la banque Goldman Sachs était une banque comme une autre, feignant d’oublier qu’elle a aidé la Grèce à truquer ses comptes. Je ne comprends même pas que cette banque n’ait pas été poursuivie par l’Union européenne pour avoir tellement mal agi dans l’affaire grecque. Dans le cadre du Brexit, ça n’a échappé à personne que l’objectif de cette banque est de garder son fameux passeport européen et que, pour ça, M. Barroso pourra, puisque les dix-huit mois du règlement de bonne conduite sont passés, aller intervenir auprès des fonctionnaires sur lesquels il a eu une autorité pendant dix ans pour plaider la cause de Goldman Sachs, ce qui est d’une immoralité sans précédent!” souligne l’ancienne présidente du Parlement européen.
“Le comité d’éthique ne voulait pas déclarer la guerre”
Ces fameux dix-huit mois ne dispensent cependant pas de respecter les obligations de l’article 245 du traité de Lisbonne, lequel établit que “les membres de la Commission prennent l’engagement solennel de respecter, pendant la durée de leurs fonctions et après la cessation de celles-ci, les obligations découlant de leurs charges, notamment les devoirs d’honnêteté et de délicatesse quant à l’acceptation, après cette cessation, de certaines fonctions ou de certains avantages”. Mais, là encore, pour le cas de José Manuel Barroso, le comité d’éthique estime que les notions “d’honnêteté et de délicatesse” n’ont jamais été précisées par la jurisprudence. Il souligne cependant que “M. Barroso aurait dû être conscient et informé qu’en agissant ainsi il déclencherait des critiques et risquerait de nuire à la réputation de la Commission et de l’Union en général ; il n’a pas fait preuve du bon jugement que l’on pourrait attendre de quelqu’un qui a occupé un poste à haute responsabilité pendant de si longues années”.
“Le comité d’éthique a dit que les notions d’honnêteté et de délicatesse étaient vagues car il ne voulait pas déclencher la guerre. Le cas de José Manuel Barroso n’est pas un cas particulier, c’est toute une politique”, selon la députée européenne écologiste Michèle Rivasi. “Ce sont des articles tellement vagues qu’ils n’occasionnent jamais de sanction financière, même lorsque ce type d’agissements survient chez une personne encore en poste”, précise-t-elle, rappelant le cas de l’ancien directeur de l’Agence européenne du médicament, Thomas Lönngren, qui avait monté six mois avant la fin de son mandat une entreprise de conseil pour les laboratoires pharmaceutiques, ce qui est formellement interdit par les règlements. Un agissement qui n’a pas fait l’objet de la moindre sanction.
Plus récemment, le cas de l’ancienne commissaire à la concurrence Neelie Kroes, qui a caché pendant son mandat être administratrice d’une société offshore aux Bahamas, ne manque pas non plus de ternir l’image de la Commission. Si une sanction financière est envisagée par la Commission, elle n’a toujours pas été actée. “José Manuel Barroso a respecté la période imposée par les règles européennes avant de reprendre une activité, même si le choix de son nouvel employeur peut laisser perplexe. Quant à Neelie Kroes, elle a commis une erreur. De toute façon, nos règles de déontologie en Europe sont inopérantes lorsqu’on dissimule des informations que peu de gens connaissent. C’est la limite du dispositif”, estime quant à elle la nouvelle commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager, dans les colonnes de Lyon Capitale.
Plus d’un tiers d’anciens commissaires en situation potentielle de conflit d’intérêts
“Jusqu’à maintenant, nous avons découvert que plus d’un tiers des membres de la commission Barroso a tenu un rôle ou a un emploi qui représente un conflit d’intérêts potentiel. Nous essayons d’instaurer un dialogue et de pousser la Commission à réformer le code de bonne conduite, en particulier à durcir les règles pour éviter les conflits d’intérêts en général. Nous savons que la Commission va réformer ce code, mais sur de minuscules problèmes légalistes. Sur le thème des conflits d’intérêts, il semble que la Commission ne veuille pas entendre les critiques. Et ce ne sont pas seulement les ONG qui demandent cette réforme”, renchérit Margarita Silva, de l’organisation Alter Eu.
En effet, au Parlement européen, un groupe de travail s’est formé, explique Michèle Rivasi : “On parle de faire passer le délai de dix-huit mois de trois à cinq ans, au sein du Parlement. Il faut aussi que ce code soit contraignant et qu’il y ait des sanctions effectives derrière. Le seul qui pourrait porter cela est le président du Parlement, Martin Schultz ; mais, comme il attend sa nomination à mi-mandat, il s’écrase. Ce n’est pas la Commission qui peut s’autoattaquer, mais si le Parlement pousse la Commission, Jean-Claude Juncker pourrait prendre la décision de refaire un code un peu plus crédible.” Désormais, la Commission va “examiner attentivement” le rapport du comité d’éthique “avant de prendre une éventuelle décision sur des mesures de suivi appropriées” pour le cas de Manuel Barroso, a déclaré dès la sortie du rapport le porte-parole en chef de l’exécutif européen.
Si, pour beaucoup, l’occasion de redorer le blason de la Commission européenne en affichant une grande fermeté et en changeant les règles est trop belle pour ne pas être saisie, d’autres considèrent que Jean-Claude Juncker a déjà choisi son camp et s’alignera sur le rapport du comité d’éthique pour ne pas se mettre à dos tous ceux qui utilisent les pratiques autorisées par le code de “bonne conduite” en place.