Le “gouvernement mondial du football”, c’est l’autre nom de la toute-puissante Fifa. Un gouvernement richissime, avec une majorité de “ministres” encore en poste soupçonnés de corruption ou de conflit d’intérêts, comme le relève Le Lanceur. L’élection d’un nouveau président, le 26 février, après des années de clientélisme et de corruption sous les “règnes” Blatter et Havelange, va-t-elle révolutionner l’“État” Fifa ?
Le détail des affaires qui mettent en cause les principaux responsables de la FIFA.
Fermez les yeux. Et imaginez si la Fédération internationale de football était un État. Avec son gouvernement, ses lois, sa géopolitique propres. Le Valaisan Sepp Blatter en serait le chef des armées, un Caudillo suisse sacré en 1998, passant indemne au travers de chaque scandale… jusqu’en 2015. Élu cinq fois, comme Noursoultan Nazarbaïev, le dictateur du Kazakhstan, l’Helvète a fait mieux, à l’aube de ses 80 bougies, qu’Islom Karimov, réélu l’an dernier à 77 ans à la présidence de l’Ouzbékistan, pour la quatrième fois seulement.
Comme dans ces “démocraties présidentielles” de l’Asie centrale, le président Blatter a souvent dû combattre des adversaires peu crédibles. Ou simplement contre soi-même. Comme en 2011 quand le sulfureux Qatari Mohammed Bin Hammam, banni à vie du monde du football pour corruption, a dû se retirer de la course. Aucune fédération n’a eu le courage de valider la provocante candidature du journaliste américain Grant Wahl. La peur de représailles, peut-être.
Des “ministres” corrompus
Fermez les yeux, et imaginez si la Fifa était un État. Le peuple devrait accepter un système de corruption perpétuel, depuis des décennies. Tout le monde sait mais, comme dans un État autoritaire, les opposants sont systématiquement écartés, délégitimés, rendus inoffensifs. Et malgré le “Fifagate”, malgré tous les événements de 2015, en dépit des vagues de démissions, des suspensions, des arrestations, malgré ces coups de balai continus, les membres du comité exécutif de la Fifa, ministres d’un gouvernement noir du football mondial, sont toujours en poste, et affichent un curriculum vitæ digne d’une famille criminelle. S’ils tombent les uns après les autres, une majorité est passée à travers les gouttes. Sur les vingt-quatre membres du comité exécutif, ce “cabinet noir”, Le Lanceur a relevé que quatorze sont soupçonnés de corruption, de conflit d’intérêts majeur ou sous les feux de la justice (lire “Le cabinet noir de la Fifa”).
Regardez le nouveau président par intérim, le Camerounais Issa Hayatou, le “Sepp Blatter africain” : membre du comité exécutif de la Fifa depuis 1990, soupçonné de corruption et d’avoir monnayé son vote pour le Qatar pour 1,5 million de dollars et… toujours au “gouvernement”. Prenez maintenant Wolfgang Niersbach, le puissant patron de la Fédération allemande de football, qui a dû démissionner de ce poste en novembre après que l’hebdomadaire Der Spiegel a révélé l’existence d’une caisse noire pour acheter la Coupe du monde 2006 en Allemagne (lire “La crise du modèle allemand”). Lui aussi est toujours “ministre” de la Fifa.
Comme dans tout État clientéliste, l’élection à la Fifa et le choix de son gouvernement se révèlent bien souvent un échange de faveurs. Avec de petits pays, insignifiants dans le monde du football comme dans la géopolitique mondiale, qui obtiennent des pouvoirs hors norme à cause de la règle “un État un vote”. Le cas du Trinidadien Jack Warner, président de la Confédération de football d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et des Caraïbes (Concacaf) entre 1990 et 2011, est emblématique. L’homme de Trinité-et-Tobago, multi-soupçonné de corruption, vivant comme un pacha sur son île, a permis à Blatter de garder le pouvoir, lui garantissant à chaque élection ses 35 petites voix, dont celle de l’île de Montserrat, 5 000 habitants.
Radié à vie du comité éthique de la Fifa, Warner a été remplacé par Jeffrey Webb, représentant des îles Caïman et vice-président de la Fifa, au moment où il est arrêté à Zurich, dans sa chambre d’hôtel, le 27 mai 2015 au petit matin. L’intérimaire, le Hondurien Alfredo Hawit (lire “La mafia des Caraïbes”), et son compère sud-américain du comité exécutif, le Paraguayen Juan Ángel Napout (lire “Le parrain II”), ont été eux aussi tirés du lit, le 3 décembre 2015, à Zurich, à la demande de la justice américaine. Sans parler des Brésiliens, de João Havelange à Fernando Sarney, qui ont transformé le pays des rêves et du football en paradis de la corruption (lire “La “famille” brésilienne”).
Des ressources illimitées
Fermez les yeux. Et imaginez que la Fifa avait accumulé, entre 2011 et 2014, plus de 5 milliards d’euros de recettes, autant que le PIB d’un État comme Monaco, et dormait sur une réserve de 1,4 milliard d’euros en 2015. Une fédération richissime, affectée par la malédiction des matières premières. Car, si les ressources de l’État Fifa ne sont pas physiques, elles valent des milliards et ont un poids politique majeur dans l’arène internationale. Des matières premières qui, au pays du ballon rond, ne sont pas le pétrole ou le gaz, mais la concession des droits marketing et télévisuels pour les coupes du monde.
Le premier grand scandale de la Fifa a ainsi mis en cause son ancien patron, le Brésilien João Havelange, président de 1974 à 1998, et la société ISL. Une faillite avec retentissement en 2001 pour cette entreprise suisse qui, après avoir géré pendant plusieurs années les droits télévisuels pour la Fifa, a été rattrapée par la justice pour corruption. Les droits de diffusion sont alors confiés à une autre société helvète, Infront, rachetée en 2015 par le groupe chinois Dalian Wanda et présidée depuis 2012 par… Philippe Blatter, neveu du “Roi-Soleil“.
Le monarque et l’héritier déchus
Mais, le 21 décembre dernier, le couperet est tombé sur les deux têtes les plus puissantes du monde du ballon rond. Sepp Blatter et Michel Platini ont été suspendus huit ans de toute activité liée au football par le comité d’éthique de la Fifa. Les deux hommes ont été reconnus coupables de “gestion déloyale” et de “conflit d’intérêts”, suite à un paiement controversé de 1,8 million d’euros de Sepp Blatter à Michel Platini, en 2011.
Après quarante ans de vie dans la boîte Fifa (il est salarié depuis 1975) et près de vingt ans de règne, le roi Blatter a finalement été déchu de son trône doré en 2015 par le sceptre de la justice, américaine et suisse. Son héritier naturel, sherpa du football européen et de l’UEFA, numéro 10 légendaire des Bleus, n’avait qu’une faible lucarne juridique pour enrouler son dernier coup franc. Ultra-favori, Michel Platini a finalement annoncé le 7 janvier qu’il ne briguerait pas la présidence de la Fifa, pour assurer sa “défense”. Le prodige du foot français avait déjà réagi en décembre, dénonçant “une véritable mascarade” destinée à le “salir”. Mais, pour Jean-Michel de Waele, doyen de la faculté des sciences sociales à l’Université libre de Bruxelles, coupable ou innocent, “Michel Platini reste un candidat du système”. Pour l’universitaire, spécialiste des relations entre le sport et la politique, “Blatter et Platini ont été à un moment des alliés. Platini n’était pas sans savoir ce qu’il se passait à la Fifa”.
Vers une révolution démocratique ?
L’arrestation au petit matin des hauts dirigeants de la Fifa dans leurs chambres d’hôtel de Zurich, les enquêtes du FBI et de la justice suisse sur les droits télé, la corruption généralisée, les enveloppes en liquide, les montres, les cadeaux, les achats de votes pour les coupes du monde au Qatar, en Russie ou en Allemagne… Le “Fifagate” peut-il amener à une révolution au sein de la Fifa ? Qui parmi les candidats à la présidence, du cheikh Salman, la “terreur” de Bahreïn, du Suisse-Italien de l’UEFA Gianni Infantino, de l’ex-diplomate français Jérôme Champagne, du prince Ali de Jordanie ou de la figure sud-africaine de la lutte antiapartheid, “Tokyo” Sexwale, va ramener transparence et éthique au cœur du football mondial, paradis de l’argent roi ? Qui peut provoquer un putsch, une révolution démocratique au sein de l’État Fifa ?
“Les cinq candidats [lire nos portraits] sont tous issus du système. La personne qui va arriver au pouvoir va essayer de sauver ce qui peut l’être, plutôt que remettre en cause bien d’autres choses, comme les droits de télévision ou les droits de transferts, prédit, pessimiste, Jean-Michel de Waele. Quand on a employé le mot “mafieux” pour la Fifa, les spécialistes de la mafia ont aussitôt fait remarquer qu’il y a un certain nombre de règles, et que, sans doute, les règles classiques de la mafia ne sont pas applicables à la Fifa. Mais c’est en tout cas un système basé sur la corruption. Les principaux maux sont le fait que le président peut se représenter à vie, qu’il y a une multiplication de petites fédérations très pauvres et enfin que le football s’est globalisé. Mais c’est l’ensemble du sport mondial qui est frappé par le même mal. Ce sont des activités économiques et la question est de savoir comment on les contrôle. Il faut donc se poser les mêmes questions pour le football que pour les banques.”