C’est l’histoire de David contre Goliath. D’un petit matelot français en guerre contre une société naviguant en eaux troubles entre Saint-Malo, Guernesey et les Bahamas. “L’évasion est déjà à bord”, affiche sereinement l’entreprise Condor Ferries. C’est l’histoire de milliers de marins français travaillant sur des bateaux battant pavillon dans des paradis fiscaux, privés d’allocations chômage, d’assurance maladie et de retraite. En terre bretonne, le bosco Erwann F. a reçu sous couvert d’anonymat Le Lanceur. Il déroule son combat pour obtenir “un contrat français” au cœur d’un “no man’s land social”.
Le Lanceur : Êtes-vous un lanceur d’alerte ?
Erwann F. : Maintenant, oui. J’ai échangé avec Stéphanie Gibaud [lanceuse d’alerte dans l’affaire UBS – lire ici son interview avec Le Lanceur]. Elle m’a raconté son histoire et je me suis carrément reconnu sur l’isolement, le harcèlement, le manque de reconnaissance. Tout le package qui va avec. Mais, au départ, je ne me posais même pas la question de lancer une alerte. Pour moi, je faisais juste valoir mes droits. Il faut savoir que nous les marins, nous ne sommes pas au régime général. On a un régime spécifique. Ça s’appelle l’Enim [Établissement national des invalides de la marine, NdlR], c’est la caisse des invalides de la marine marchande, qui comprend la prise en charge des maladies, des accidents de travail et la retraite à 55 ans. À Condor Ferries, tu n’avais pas d’Enim, donc pas de couverture sociale, pas d’accès aux soins ni à la retraite, pas de droit à la formation puisque pas le droit au chômage, pas le droit de se syndiquer. La totale.
Comment êtes-vous arrivé chez Condor Ferries ?
À cause de ma femme ! (Rires.) Elle travaillait chez Condor. Elle est tombée enceinte et les choses ont commencé à se compliquer. On a fait les démarches innocemment, et on a vu qu’il n’y avait pas d’allocations familiales du fait que sa fiche de paye était de Guernesey.
Ce fut le point de départ de votre combat ?
Tout a commencé fin 2013. On savait bien avant qu’il y avait anguille sous roche, même si nous ne sommes pas juristes. Avec une boîte de Guernesey et le port d’attache du navire à Saint-Malo, forcément, on aurait dû avoir un petit quelque chose de droit français. Mais tout le monde laissait faire, se complaisait là-dedans : les salariés, les politiques, la CCI. On travaillait 12 heures par jour, 7 jours de suite, puis nous avions 7 jours de pause. C’était le 7-7. Puis, fin 2013, on nous pond que nous devons travailler à la demande. Deux jours par-ci, trois jours par-là, qu’on vous téléphone pour venir travailler. C’était ingérable au niveau personnel. Donc, on a essayé de dialoguer, puis, en février 2014, on a bloqué le bateau. La grève a duré 14 jours. Ensuite, j’ai subi le harcèlement d’un commandant, qui me reprochait des choses alors que je suis le bosco le plus dur avec mon équipage. On a tendance à dire que, quand tu es cégétiste, tu y vas doucement. Non, moi le boulot, c’est le boulot, et le syndicat, c’est le syndicat. En juillet 2015, j’ai été finalement arrêté deux mois pour un problème psychologique dû à un harcèlement sur mon lieu de travail. Puis je leur ai écrit un courrier en disant que je ne reviendrais qu’à partir du moment où j’aurais un contrat français (voir lettre de retrait ci-dessous). C’était en septembre 2015.
Quel est votre emploi chez Condor Ferries ?
Je suis maître d’équipage. Je gère le chargement, la sécurité et les manœuvres des véhicules. J’y travaille depuis dix ans. J’ai 45 ans, j’ai été militaire, routier, commercial, j’ai même tenu un bistrot. Je suis né à Saint-Malo et, tout petit, je prenais déjà le bateau pour aller à Jersey. Mais, à l’époque, tu ne pouvais aller dans aucun commerce car les enfants n’étaient pas acceptés. C’était comme ça, c’était la loi de la reine.
Car l’île de Jersey dépend du Royaume-Uni ?
Jersey est un État autonome, comme Guernesey ou l’île de Mann, mais dépend de la Couronne britannique. Toutes leurs îles sont des paradis fiscaux. On parle de Guernesey comme le siège de Condor Ferries, mais en fait sur l’île c’est un bureau de 12 m² avec deux employés ! Ils se sont aperçus que ça coûtait trop cher en France, donc ils ont créé une boîte postale à Guernesey.
Qui prend le ferry pour Jersey et Guernesey ?
Il y a pas mal de touristes français, mais ce sont beaucoup de riches Anglais de Jersey et Guernesey qui viennent en France pour faire rouler leur Ferrari. Jersey, c’est assez mignon : il y a de l’argent, des boîtes aux lettres, c’est un paradis fiscal. Mais le pire, c’est Guernesey, qu’Hollande a remis dans la liste noire des paradis fiscaux, même s’il a sorti Jersey.
La société Condor Ferries, ça représente quoi à Saint-Malo ?
Les Malouins pensent que Condor Ferries, c’est un peu la Bretagne, un peu Saint-Malo. Mais pas du tout, c’est un paradis fiscal, avec derrière un fonds d’investissement australien, Macquarie. Mon employeur direct est Condor Marine Crewing Services, une boîte de “manning”, comme on l’appelle dans la marine, c’est-à-dire une boîte qui prête ou qui loue de la main-d’œuvre. Cette boîte est basée à Guernesey. Elle appartient à Condor, comme la société française Morvan Fils, qui nous a déjà versé des salaires (voir relevés bancaires ci-contre). Et le pavillon de plaisance de Condor est aux Bahamas, ce qui permet d’immatriculer un bateau en un quart d’heure pour 3 000 dollars. Quant au groupe Macquarie, il passe aussi par le Luxembourg. Tout ça est bien ficelé.
Votre alerte se situe sur le terrain du social ou de l’optimisation fiscale ?
C’est la totale. Au départ, c’est du dumping social. Mais qui a créé cette situation ? Ces gens qui sont dans les paradis fiscaux, comme Macquarie.
La députée européenne (PS) Isabelle Thomas parle de “no man’s land juridique” vous concernant…
Pas seulement juridique. Nous sommes aussi dans un no man’s land social.
Vous ne rentrez dans aucune catégorie ?
Macquarie et Condor jouent sur l’ignorance et l’incompétence. Mais j’en reviens toujours à la même chose. Vu que le navire est exploité à Saint-Malo, on devrait avoir des contrats français. Car j’embarque et je débarque à Saint-Malo tous les jours. Mais, entre le pavillon des Bahamas et le contrat de Guernesey, tout le monde est perdu. On a écrit aux Bahamas pour savoir comment on faisait pour avoir une sécurité sociale. Ils ont répondu : “Vous n’êtes pas résident des Bahamas.” On a écrit à Guernesey, même réponse : “Vous n’êtes pas résident de Guernesey.” Et quand tu écris en France, on te dit : “Oui, mais bon, vous avez un contrat de travail de Guernesey.” Tout le monde se renvoie la balle.
Et les autorités locales laissent faire ?
Le président de Morvan Fils, la filiale de Condor Ferries, était jusqu’en 2013 Jacques Videment*, le vice-président de la CCI. Il fait aussi partie de la direction de Condor Ferries. Et il s’est fait épingler par la Cour des comptes car il avait trop de mandats.
En fait, vous aviez le droit à quoi ? Condor compensait par des salaires plus élevés ?
On avait le droit à quedal. En tant que maître d’équipage, je gagne la même chose qu’un maître d’équipage chez la compagnie Britanny. Sauf que, lui, il a toutes ses cotisations et même le chômage. Moi, j’ai rien, zéro.
En décembre 2005, votre collègue Jean-Luc M. a eu un grave accident sur le port de Saint-Malo. Il a dû être amputé…
C’est quand même extraordinaire, les autorités n’ont pas bougé. Jean Luc le vit bien car il est costaud. Mais, au début, ça a été hyper dur. Perdre une jambe, et au bout d’un an, on te dit merci, au revoir. Ils ne l’ont payé que pendant un an après son accident. À l’époque, un matelot comme lui touchait 2 000 euros. Si tu multiplies par douze, ça fait 24 000 euros. Donc, on peut estimer sa jambe à 24 000 euros. Et, du jour au lendemain, ça a été terminé, plus de revenu. Il est toujours en procès avec Condor, ça fait dix ans. J’ai aussi le cas d’un autre collègue qui est passé par-dessus bord pendant une manœuvre. Il a eu un traumatisme crânien, un traumatisme lombaire et une entorse du genou. Ils l’ont embarqué dans le véhicule personnel du second capitaine et il a été emmené aux urgences. Mais c’est quoi, cette prise en charge des blessés ? Normalement, il y a une procédure. Les pompiers auraient dû venir le chercher. Vous imaginez ce qu’il aurait pu se passer sur le trajet, du navire vers l’hôpital ? Tout ça pour ne pas faire de bruit, pour que ce ne soit pas officiel. À la place de la Sécu, Condor propose une assurance privée, April. Mais, à chaque fois qu’on téléphone à April, c’est un mec à Bangkok** qui te répond, qui te demande des tonnes de dossiers. C’est ça, la sécurité sociale de Condor.
Sur l’ensemble du personnel navigant de Condor Ferries, vous n’êtes que deux à attaquer aux prud’hommes, vous et Sébastien C. Pourquoi tout le monde se tait ?
C’est la peur, c’est la terreur à bord. Ils peuvent te virer du jour au lendemain, sans aucune indemnité car nous n’avons pas le droit au chômage. Ils attendent qu’on aille au casse-pipe. L’été, on est 120 chez Condor, juste pour le personnel navigant. Mais nous ne sommes que deux à nous battre. Le ratio n’est pas terrible.
Peut-être que vos collègues veulent protéger leur famille…
Ils me disent qu’ils ont des enfants, une maison. Et moi, j’en ai pas, de vie de famille ? J’ai une maison, un enfant, pareil. Il suffit juste d’avoir une paire de… et des convictions. Je comprends que les gens ont peur. Moi aussi, j’ai peur, des fois, mais il y a un moment où il faut y aller. On a proposé à nos collègues de déposer aux prud’hommes en même temps que nous, mais il n’y en a pas un qui a suivi. Sauf mon collègue, qui est devenu un ami. Sans cette amitié, il n’y aurait pas eu de combat. Et puis, qui aurait cru que nous, trous du cul de marins, on aurait rencontré un sénateur, une députée européenne et qu’on serait allés témoigner à la Commission européenne à Bruxelles ?
Vous ne vous êtes jamais remis en question alors que vous étiez isolé ?
Non, je sais que j’ai raison. Je suis seul, mais je n’ai jamais douté.
C’est “j’ai raison contre les autres” ?
Pas contre les autres, j’ai raison de me battre. La situation dans laquelle nous sommes n’est pas normale. Ce n’est pas normal d’avoir travaillé dix ans dans une société, d’avoir 45 ans, de ne pas avoir accès aux soins, à la retraite, ni au chômage. Si on ne fait rien, dans dix ans, dans vingt ans, mon petit bonhomme va se retrouver dans cette situation-là.
Vous ressentez les conséquences de cette alerte sur votre vie familiale et sociale ?
Les conséquences, c’est la solitude, l’isolement professionnel surtout, ma famille m’a soutenu. Et il y a la paranoïa aussi. Ma maison a brûlé il y a quasiment un an, c’était accidentel, mais il y a des moments où tu doutes… Je n’aime pas trop me mettre en avant, je préfère agir dans l’ombre. Des politiques comme la députée européenne Isabelle Thomas et la CGT nous ont bien aidés. Si j’essaye de faire le bilan de ce qu’on a fait, même si ce n’est pas fini, je me dis qu’on s’est quand même bien battus. Il y a une satisfaction personnelle du devoir accompli, et une estime de soi que j’avais perdue sans doute. En me disant que même toi, qui as un niveau CAP, tu es capable de le faire.
J’ai un niveau CAP mais, en loi maritime, je commence à m’y connaître un petit peu…
Votre lutte à Saint-Malo raconte finalement une histoire plus large de milliers de marins français travaillant sur des bateaux battant pavillon dans des paradis fiscaux. Êtes-vous prêt à dépasser votre combat avec Condor Ferries ?
Si j’ai l’opportunité, oui. Dans notre cas, c’est-à-dire celui de pavillons étrangers avec des marins français, il y a des mecs qui n’ont pas eu de salaire pendant six mois. Il y a plein d’exemples dans le transport en général. On dit que ça a commencé dans l’aérien avec le cas Ryanair***, mais le transport maritime, c’est encore plus ancien. C’est ce qui coûte le moins cher. Car, là où c’est vicieux, c’est qu’il n’y a pas que les salariés de Condor dans cette situation. Le plus gros problème, c’est le yachting dans le sud de la France, du côté d’Antibes. Mais, fin novembre 2015, on a gagné une première victoire par la loi. On a été rattachés à notre caisse, l’Enim. Maintenant, tous les marins français justifiant une activité en France sous pavillon étranger doivent être rattachés par leurs employeurs à l’Enim. J’ai un niveau CAP mais, en loi maritime, je commence à m’y connaître un petit peu…
Qu’est-ce que ça change ? Vous avez aujourd’hui le droit à la retraite, à l’assurance maladie, au chômage ?
Non, cette loi va nous permettre d’avoir l’Enim, c’est-à-dire la maladie et la retraite, et ce seulement à partir du 1er janvier 2017. Mais elle ne nous permet toujours pas d’avoir le chômage et l’accès à la formation, ça c’est la prochaine bagarre en 2016.
Quel est votre futur à court et moyen terme ?
Je ne le sais pas moi-même. Je ne peux pas démissionner, mais j’ai envie de me sortir de ça. Ça fait un an que je suis en procédure. Le plus dur, c’est l’isolement professionnel et le fait de ne toujours pas avoir accès aux soins. C’est hyper lourd. Je commence à avoir plein de problèmes de santé parce que je vieillis, et parce que j’ai fait que des métiers à la con, comme para ou marin. J’ai des problèmes musculaires, de dos ou de dents, parce que quand tu travailles à bord d’un bateau, surtout sur un catamaran, il y a beaucoup de vibrations, c’est de l’alu, donc ton corps s’use deux fois plus vite. Et je n’ai pas accès au dentiste. Alors que normalement les soins dentaires sont à la charge de l’armateur.
Vous avez l’impression d’être David contre Goliath ?
Oui, et c’est d’autant plus intéressant. Je ne lâcherai pas. C’est notre avenir, c’est nos enfants, là. Si je peux amener ma petite pierre à l’édifice… C’est le discours que j’ai tenu auprès de mes collègues. On ne vous demande pas forcément d’aller au tribunal, mais d’être là pendant les manifestations. Amenez votre petite pierre à l’édifice.
Propos recueillis par Mathieu Martiniere