Directeur de recherche en épidémiologie environnementale à l’Inserm de Grenoble, Rémy Slama publie une série d’articles sur le site The Conversation sur les risques de conflits d’intérêts dans le milieu scientifique. Des articles que Lelanceur.fr republie ici, accompagnés de l’entretien de Rémy Slama au micro de Sud Radio.
Comment les conflits d’intérêts interfèrent avec la science (1)
Rémy Slama, Université Grenoble Alpes
L’actualité nous a appris qu’un pneumologue a témoigné devant une commission d’enquête du Sénat sur le coût de la pollution de l’air sans déclarer qu’il touchait un salaire de la part d’une compagnie pétrolière. Ce médecin a indiqué qu’il n’y avait pas de conflit d’intérêts, sous-entendant que ses activités professionnelles rémunérées par l’industrie ne remettaient pas du tout en cause l’objectivité de son jugement concernant l’effet des polluants sur la santé.
Mais qu’appelons-nous un conflit d’intérêts ? La situation de conflit d’intérêt est-elle effectivement laissée à l’appréciation de chacun ? Pourquoi en est-on arrivé à définir des règles en la matière, et sont-elles suffisantes ? Les chercheurs les plus dynamiques ne sont-ils pas justement ceux qui réussissent à développer des collaborations avec le milieu économique ? Pourra-t-on encore financer la recherche si on limite ces collaborations ? La question ne concerne-t-elle que chercheurs et experts ? La résoudre garantira-t-il une démocratie sanitaire efficace ?
Nous verrons, dans une série de trois articles publiés cette semaine sur The Conversation France, que la définition de règles strictes sur les conflits d’intérêts reste inutile tant qu’elle ne s’accompagne pas de garanties sur la transparence et sur l’existence de garde-fous dans les modalités d’élaboration de la décision politique.
Les quatre étapes de la gestion du risque sanitaire
Comment les risques sanitaires et environnementaux sont-ils censés être pris en charge ? Très schématiquement, on peut considérer que cette prise en charge se fait en quatre étapes successives :
Etape 1, l’alerte
Une question scientifique est posée par des chercheurs, des associations, des citoyens, des agences gouvernementales – par exemple sur les effets cardiaques de tel médicament prescrit comme coupe-faim aux patients diabétiques, ou sur la nocivité d’un pesticide ;
Etape 2, la recherche
Des études scientifiques s’appuyant sur différentes disciplines pouvant éclairer les divers aspects du problème sont réalisées ;
Etape 3, l’expertise
Les connaissances des études publiées au niveau international sont synthétisées par des scientifiques encadrés par les agences sanitaires, les « experts » ;
Etape 4, la décision politique
Enfin, une décision de gestion du risque est prise au niveau politique. Elle peut être de limiter l’exposition à une substance, d’interdire la prescription d’un médicament globalement, ou pour certaines indications ou populations à risque, de limiter les émissions d’un site polluant ou la teneur d’un additif dans l’alimentation, ou encore de ne rien changer.
Ce processus est fragile et peut être perturbé à chacune de ces quatre étapes, comme l’illustre l’histoire de la gestion des risques sanitaires et environnementaux. Illustrons d’abord le problème de l’émergence éventuelle de conflits d’intérêt au moment où les scientifiques, puis les experts, se saisissent d’un dossier.
Minamata, années 1950
Dans les années 1950, dans la baie de Minamata, au sud du Japon, le directeur de l’hôpital de l’entreprise Chisso, principal centre sanitaire de la région, annonce avoir observé des troubles neurologiques n’évoquant aucune pathologie connue (troubles de la marche, convulsions…) chez une petite fille de cinq ans, puis chez sa sœur. Des symptômes neurologiques similaires sont observés dans la faune, tels que les chats de la baie (la maladie est aussi appelée maladie des chats qui dansent). L’alerte concernant ce qu’on appellera la maladie de Minamata est lancée. Elle donnera lieu à plusieurs années de recherches pour identifier le facteur causal (qui s’avérera être le mercure et son dérivé organique le méthylmercure), la voie de contamination (les poissons et fruits de mer locaux), et la source –les rejets de l’usine Chisso employant les médecins de l’hôpital.
Une commission d’enquête a été mise en place : l’alerte a donc bien été reçue par les pouvoirs publics (ce qui n’a toutefois pas suffi à régler le problème rapidement). Ce n’est pas toujours le cas. Dans un autre dossier, aux États-Unis en 1925, la commercialisation par General Motors d’une essence au plomb a suscité des craintes de la part de médecins concernant sa toxicité. Ils n’ont pas été entendus et le débat sur cette question a longtemps été étouffé.
« Tobacco papers »
Une fois l’alerte donnée, les scientifiques entrent en scène pour vérifier la réalité du problème et le cas échéant, caractériser son ampleur, ses causes, éventuellement les mécanismes sous-jacents. Ici, le processus peut dérailler si des scientifiques sont incités à fabriquer une étude de toutes pièces, ou à la falsifier délibérément. Un exemple célèbre est l’action de l’industrie du tabac. Des chercheurs ont, ainsi, été approchés, financés, et leurs travaux, qui avaient tendance à minimiser les effets sanitaires du tabac, publiés dans des revues scientifiques. Le processus a été dévoilé, bien après coup, par les « Tobacco papers », documents internes des industries du tabac dont la justice américaine a exigé la publication.
Dans d’autres domaines, il a été montré que la probabilité qu’une étude ait une conclusion en faveur des intérêts d’une industrie est nettement plus importante si l’étude a été soutenue par cette industrie que si elle a été réalisée à partir de fonds publics.
Il peut aussi arriver qu’à ce stade, en raison d’un conflit d’intérêt, la publication d’une étude soit empêchée. C’est d’autant plus facile s’il existe un lien de hiérarchie qui lie le chercheur à des mandataires qui n’ont pas intérêt à la révélation du risque. Lors des investigations visant à identifier l’origine de la maladie de Minamata, le médecin dirigeant l’hôpital avait entrepris des expériences dans lesquelles il avait fait ingérer à des chats de la nourriture contaminée par les effluents de l’usine.
Il a ainsi reproduit dans ces expériences les mêmes symptômes neurologiques que ceux observés parmi les chats de la baie. La direction de l’entreprise lui a ordonné de cesser ses travaux et de ne pas les divulguer, retardant la démonstration de la culpabilité de l’usine. Il n’avouera avoir obtenu ces résultats, et les pressions subies, que sur son lit de mort.
Des lettres qui sèment le doute
Ce processus de falsification de la science est lent et lourd à mettre en œuvre, et probablement rare aujourd’hui. Mais d’autres situations, moins « brutales », peuvent survenir. Il peut par exemple s’agir d’une présentation sélective de certains résultats, ou de choix méthodologiques qui ne mettent pas le chercheur dans la situation la plus favorable pour mettre en évidence un effet éventuel d’une substance (par exemple en choisissant un modèle animal peu « sensible » ou en réalisant une étude sur un effectif trop faible pour mettre en évidence un effet).
Mais bien souvent, les interventions d’intérêts extérieurs dans le jeu de la science se font aujourd’hui par de simples lettres à l’éditeur des revues scientifiques qui viennent de publier une étude suggérant un effet néfaste d’une substance. Ces lettres vont généralement mettre en doute la méthodologie, accuser l’auteur de ne pas avoir cité des références importantes… L’exercice est assez simple à réaliser car peu d’études sont parfaites, et car l’on se dispense généralement de fournir des résultats contradictoires.
Ces lettres ou commentaires peuvent ensuite être cités pour dire que l’étude en question n’était pas si bien faite que cela, ou est « débattue » par les scientifiques. C’est ce qu’on appelle la fabrique quotidienne du doute.
Des « mercenaires parlant science »
Si le doute est au cœur de la démarche scientifique et est constructif quand il provient de chercheurs spécialistes de la question, mus par la volonté d’amélioration des connaissances et s’appuyant sur une démarche transparente et rigoureuse, il n’a plus de sens lorsqu’il est motivé par des intérêts extérieurs à la question scientifique et propagé par des « mercenaires parlant science ». Dans ce cas, la pratique du débat et de la mise en question des résultats scientifiques, normalement interne à la science, est dévoyée par des intérêts extérieurs.
Un exemple récent est celui d’un « éditorial » publié en 2013 par des chercheurs, rédacteurs en chef de revues de toxicologie et pharmacologie, dans leurs propres revues et critiquant la politique européenne concernant la réglementation des perturbateurs endocriniens. Le format (l’éditorial), et le fait que l’article était signé par les rédacteurs en chef des journaux scientifiques les publiant, ont probablement permis de passer outre la procédure classique de relecture et examen par les pairs. Les rédacteurs en chef s’étaient aussi dispensés de déclarer tout conflit d’intérêts sur ce sujet concernant de nombreux secteurs de l’industrie, ce qui leur a été par la suite reproché. Une enquête journalistique a mis en évidence qu’ils étaient nombreux. Malgré ces ficelles grossières, ce texte a pu contribuer à retarder l’application de la loi réglementant la présence de perturbateurs endocriniens dans les pesticides, votée en 2009, et qui à ce jour n’est toujours pas pleinement appliquée.
Rémy Slama, Directeur de recherche en épidémiologie environnementale, Inserm, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Conflits d’intérêts : oui, la recherche peut s’en débarrasser ! (2)
Rémy Slama, Université Grenoble Alpes
Dans un premier article, nous avons vu comment les conflits d’intérêts pouvaient perturber les deux premières étapes de la gestion des risques sanitaires et environnementaux, à savoir l’alerte et la recherche. Concentrons-nous sur la troisième étape, celle de l’expertise. Elle peut être faussée en jouant sur la composition du groupe d’experts consulté : prenons un exemple vieux de deux siècles, celui de la protection des ouvriers du plomb, pour l’illustrer.
À la fin du XVIIIe siècle, malgré les publications de médecins français reconnaissant la nocivité du blanc de céruse, pigment à base de carbonate de plomb, ce produit est largement utilisé comme peinture, notamment dans les hôpitaux. Laurence Lestel a retracé l’histoire de l’industrie de la fabrication de la céruse. Au début du XIXe siècle, une grande partie des ouvriers impliqués dans sa fabrication à l’usine de Clichy près de Paris souffrent de problèmes de santé, du fait du saturnisme induit par l’exposition aux poussières toxiques émises lors du broyage de la céruse.
En 1820, le ministère de l’Intérieur saisit le Comité Consultatif des Arts et Manufactures de la question. Or le groupe d’experts consulté inclut des chimistes très liés à l’usine, dont l’inventeur du procédé industriel de fabrication du blanc de céruse, le chimiste Gay-Lussac, qui était son ami, et… le directeur de l’usine. Ce groupe n’identifie pas de problème dans l’usine de Clichy et conclut que c’est le procédé industriel utilisé par les concurrents hollandais, et les producteurs de céruse de Lille (où le taux de maladies professionnelles était pourtant bien plus faible qu’à Clichy) qui est nocif et doit être interdit.
Du scandale de la céruse à celui du Médiator
Cet avis entraîne la promulgation d’une loi aux effets désastreux, et qui sera vite abolie. La connaissance de la composition du groupe d’experts aurait pu suffire à prédire les grandes lignes de leurs conclusions.
Le fonctionnement de l’agence française du médicament avant qu’elle ne soit réformée dans les suites du drame du Médiator constitue un autre exemple plus récent de la problématique des conflits d’intérêts dans les groupes d’experts. On peut aussi citer celui d’agences européennes, dont les politiques de gestion des conflits d’intérêts ont été remises en cause au point que le Parlement européen ait refusé de voter leur budget, avant que certaines mesures ne soit prises.
Au cours du XXe siècle, ce sont des situations similaires où juges (les experts) et parties se mélangent, bien que ce ne soit pas toujours aussi visible, qui expliquent la lenteur et les errements des décideurs pour interdire l’amiante (aux effets néfastes suspectés dès 1906 par un inspecteur du travail français dans un rapport circonstancié, et qui n’a été interdite en France qu’en 1997), la présence de plomb dans l’essence, la prescription de Distilbène aux femmes enceintes (interdite aux USA en 1971 après la publication d’une étude scientifique, et seulement en 1977 en France), freiner la consommation de tabac, ou encore limiter la pollution de l’air (qui coûte encore 100 milliards d’euros par an à la France, comme l’a indiqué la Commission d’enquête du Sénat mentionnée dans l’article précédent… Le coût de ces retards et erreurs est énorme pour le pays.
Quand la loi définit le conflit d’intérêts
La réaction de la société et des décideurs face à ces situations a été, d’une part, la mise en œuvre du principe de précaution – qui incite à agir devant un danger potentiellement très grand pour l’environnement, même s’il reste une incertitude scientifique (réelle ou délibérément créée) – d’autre part, le développement de mesures pour limiter les conflits d’intérêts dans la recherche et l’expertise scientifiques, et enfin des mesures pour protéger les lanceurs d’alerte. La loi française sur la transparence de la vie publique définit le conflit d’intérêts comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».
On voit bien, avec cette définition, qu’on peut rester « objectif » (ou le croire) et se trouver en situation de conflit d’intérêts : l’apparence de l’absence d’indépendance suffit. Celui qui a des intérêts et clame son indépendance est comme le conducteur contrôlé avec une alcoolémie sanguine supérieure à celle autorisée. Il a beau protester de la qualité de ses réflexes, il est en infraction.
Délit par omission
Plusieurs explications à ce choix du législateur peuvent être avancées : d’abord, démontrer qu’on pense et agit en toute indépendance d’une entité dont on est proche (parce qu’elle nous paie par exemple) est très difficile ; ensuite, c’est avoir une foi inébranlable dans le cerveau humain (ou au moins dans le sien) que de se croire indemne de tout biais vis-à-vis d’une personne ou une entité avec qui on entretient des liens privilégiés ; enfin, la conclusion ou la décision d’une institution qui s’appuie sur un expert avec des liens d’intérêts sera très facile à attaquer et déstabiliser, même si elle est correcte. L’expert avec un conflit d’intérêts affaiblit et ses collègues, et l’institution.
Ainsi, la non-déclaration de conflit d’intérêts est un délit par omission. Celui qui s’y adonne est comme un soldat cachant son uniforme. Le terme, avec sa connotation d’affrontement, traduit mal que c’est justement le conflit d’intérêts qui empêche une bataille rangée et franche, le clair affrontement des idées et des connaissances, ou qui du moins le fausse.
Politique des revues et des agences
La plupart des revues scientifiques demandent maintenant aux auteurs d’un article (et a fortiori d’une lettre critiquant un article) de déclarer leurs conflits d’intérêts – même s’il existe des exceptions. Les principales agences sanitaires et environnementales françaises, comme l’ANSES (santé environnementale), l’ANSM (médicament) ou Santé Publique France demandent aujourd’hui à leurs experts de remplir des déclarations de conflit d’intérêts, qui sont mises à jour chaque année, voire à chaque réunion. Cette pratique est variable d’une institution à l’autre, et d’un pays européen à l’autre. Qu’en est-il des hôpitaux ? Un rapport commandité par l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris vient de constater « qu’il n’y a pas de doctrine… », et la situation est similaire dans plusieurs grands organismes de recherche français et universités…
Au niveau international, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a défini des procédures concernant les conflits d’intérêts après les accusations dont elle a fait l’objet dans son traitement de l’épidémie de grippe H5N1 en 2010, et demande désormais à tout expert en relation avec elle, dès que celui-ci est invité à participer à une réunion à l’OMS ou à lui donner son avis, de remplir un formulaire de déclaration d’intérêts de trois pages, de fournir un CV et une note bibliographique, l’ensemble étant mis en ligne avant la réunion. Ceci peut permettre à chacun de s’exprimer sur la pertinence du panel d’experts choisi – tant du point de vue de l’équilibre des compétences et disciplines que des conflits d’intérêts.
A Bruxelles, le poids de l’industrie des pesticides
Des règles similaires sont en vigueur dans les comités d’experts de la Commission européenne. Mais le fonctionnement de Bruxelles en la matière n’est pas toujours parfait. Un exemple : une conférence officielle a été organisée par la Commission européenne à Bruxelles en juin 2015 sur les perturbateurs endocriniens. L’industrie des pesticides a pris la parole, ce qui ne pose pas de problème du point de vue des conflits d’intérêts, car quand quelqu’un annonce pour qui il travaille, chacun peut voir d’où il parle. Plusieurs scientifiques se sont aussi exprimés, avec des opinions pas toujours compatibles, ce qui a amené l’animateur de la session à noter qu’il n’y avait pas de consensus scientifique sur la question – le genre d’argument qui est parfois utilisé pour retarder l’action politique.
Or, personne n’avait demandé à aucun de ces scientifiques de déclarer ses conflits d’intérêts. De l’autre côté de l’Atlantique, aux USA, dans la moindre conférence scientifique « académique » sur des sujets touchant la société, les chercheurs sont habitués à commencer chaque communication par une page listant leurs conflits d’intérêts.
Juges et parties
Quelle est la conséquence d’un conflit d’intérêts ? En droit, on considère qu’on ne peut pas être juge et partie, et un juge sera dessaisi d’une question concernant quelqu’un de sa famille. La logique est la même dans la recherche et l’expertise : en général, on va faire sortir de la réunion les experts concernés quand un sujet sur lequel ils possèdent un intérêt est discuté. Si l’objet premier du comité est de statuer sur une question en lien avec les intérêts de l’expert, il sera préférable de ne pas le nommer dans le comité. Par exemple un chercheur ayant travaillé avec une compagnie pharmaceutique pour développer un médicament ne pourra faire partie d’un comité chargé de donner l’agrément à ce médicament, ce qui ne l’empêchera pas d’être auditionné ponctuellement par ce comité au besoin ; il en ira de même si c’est son conjoint qui travaille pour cette compagnie, ou s’il détient des actions de la compagnie. On le voit, il s’agit moins d’écarter toutes les parties concernées par un sujet que de les identifier clairement.
Limiter les conflits d’intérêts sans freiner la recherche
En pratique, pour qu’un chercheur actif puisse rester un expert consulté dans un domaine, il vaudra donc mieux que lui-même ni son équipe ne soient pas financés par des partenaires privés intéressés par cette question. Faut-il pour autant que l’on n’ait plus recours qu’aux financements publics pour évaluer l’efficacité des nouveaux médicaments, tester l’innocuité des additifs alimentaires, évaluer les conséquences à long terme de l’exposition aux pesticides ?
Ce ne serait pas réaliste étant donné la charge que cela représenterait pour les finances publiques. Mais il ne faudrait pas non plus que toutes ces études soient réalisées dans le privé, où l’indépendance et la transparence sont encore plus difficiles à garantir, et alors qu’une expertise considérable existe dans ce domaine dans le milieu académique et médical. Et l’État, de même que l’Union européenne, souhaitent développer des partenariats entre public et privé – de plus en plus de financements de l’Agence Nationale de la Recherche ou de la Commission européenne sont conditionnés à l’existence de tels partenariats. Si on ne souhaite pas rendre les chercheurs schizophrènes, plutôt que de faire machine arrière, il faut renforcer et expliciter la politique concernant les conflits d’intérêts tout en fournissant un cadre permettant de travailler en toute indépendance sur des questions intéressant le privé.
Taxe sur les opérateurs
Des modèles existent : l’ANSES attribue chaque année deux millions d’euros pour la recherche sur les effets sanitaires des radiofréquences, autant que ce qu’elle distribue pour l’ensemble des contaminants chimiques, polluants de l’air et expositions professionnelles réunis. Comment est-ce possible ? Grâce à une taxe prélevée sur les opérateurs de téléphonie mobile – taxe qui permet d’évaluer les effets sanitaires de l’usage de cette technologie, donc qui bénéficie aux industriels, et à la population.
Une logique similaire est en train de s’esquisser pour les pesticides, encore timidement. Un des gros financeurs de la recherche sur les effets de la pollution de l’air est le Health Effects Institute aux USA, qui est soutenu par l’industrie automobile sans qu’elle ait son mot à dire sur les projets soutenus. En France, on pourrait imaginer une agence ou une fondation recevant des fonds de l’industrie pharmaceutique pour sélectionner les meilleures équipes publiques capables de réaliser des essais thérapeutiques sur les nouveaux médicaments candidats pour éviter un lien direct.
Il y a donc bien un modèle possible pour une recherche débarrassée des conflits d’intérêts qui ne s’appuierait pas seulement sur les crédits publics, et qui implique la mise en place de taxes, de fondations indépendantes du privé qui établissent un parloir permettant le dialogue sans permettre d’influence.
Ce tableau rapide montre que, même si la situation est encore hétérogène entre les différentes revues scientifiques, les agences et institutions, les pays de l’Europe, des progrès ont été faits pour la gestion des conflits d’intérêts dans la recherche et l’expertise scientifique en santé environnementale. Après des décennies dans le flou, la situation est-elle donc en passe d’être réglée ? C’est ce que nous verrons dans notre prochain et dernier article .
Rémy Slama, Directeur de recherche en épidémiologie environnementale, Inserm, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Conflits d’intérêts : il faut plus de transparence dans les décisions politiques (3)
Rémy Slama, Université Grenoble Alpes
Dans notre article précédent, nous nous demandions si, après des décennies dans le flou, on était en passe de réussir à limiter les conflits d’intérêts dans la gestion des problèmes en santé environnementale. Avant de conclure, il est important de garder à l’esprit qu’alerte, recherche et expertise ne correspondent qu’aux premières étapes du processus de décision dans le domaine de la santé publique et la protection de l’environnement.
Transparence de la vie politique
Qu’en est-il de la dernière étape, celle de la gestion du risque par les décideurs politiques ? Elle est bien sûr cruciale.
Il est important d’appliquer avec attention la politique de déclaration des conflits d’intérêts des élus et décideurs prévue par la loi sur la transparence de la vie politique. Cette pratique existe aussi, au moins dans la réglementation, au niveau des Commissaires européens.
Mais il est probable que la plupart des retards ou erreurs dans les décisions sur les questions de santé et d’environnement ne proviennent pas de conflits d’intérêts des politiques mais du fait que l’information scientifique ne parvienne pas jusqu’à eux, ou y parvienne déformée.
Rétention de l’information
Il est inefficace d’écarter les chercheurs ayant des intérêts en lien avec le sujet débattu des réunions d’expertise si, au moment où le dossier arrive sur le bureau du ministre ou du parlementaire, quelqu’un est là pour lui susurrer à l’oreille que « tout cela n’est pas très solide ». Il est aussi possible que l’information ne lui parvienne pas du tout. Une information scientifique rigoureuse est nécessaire à la mise en place d’une vraie démocratie sanitaire, mais elle ne suffira pas s’il est facile de boucher le tuyau qui la transporte.
Une condition pour l’éviter serait d’aller vers plus de transparence concernant les personnes morales et physiques avec qui les décideurs échangent avant de prendre une décision. Bien entendu, il est important que les décideurs consultent toutes les parties. Mais de la transparence est nécessaire dans ces consultations.
Les décideurs et leur cabinet ne pourraient-ils pas justifier qu’ils ne passent pas sans raison valable un temps disproportionné avec l’une des parties concernées par une décision, par rapport aux autres parties ? La capacité de lobbying d’une entité est, en première approximation, déterminée par l’ampleur des intérêts financiers mobilisables qu’elle représente. Ces intérêts financiers mobilisables ne sont pas forcément proportionnels au nombre de citoyens concernés (les fœtus et les femmes enceintes, « combien de millions d’euros ? »). Assurer cette transparence et cet équilibre dans les parties consultées, sans forcément fermer la porte au lobbying, permettrait d’aller vers un lobbying un peu plus équilibré…
Ces questions en lien avec la transparence de la décision publique sont au cœur de la démocratie. La visibilité des personnages politiques et de leurs actes est une chose, mais la lisibilité de ces actes en est une autre, comme le rappelle Pierre Rosanvallon, pour qui « l’exercice du pouvoir exécutif s’appréhende ainsi par la façon dont il élabore ses décisions et non pas seulement par le contenu de celles-ci ».
Communication des mails
Il existe des pistes. Dans un effort de transparence, la Commission européenne peut aller jusqu’à communiquer les échanges de mails de ses fonctionnaires travaillant sur une question donnée – au moins s’y est-elle engagée, sous certaines conditions.
Cette question de transparence n’est pas un problème théorique. Revenons à la question de la pollution de l’air, qui est probablement un des enjeux environnementaux où les connaissances scientifiques sont les plus solides, et l’écart entre ces connaissances d’une part et la réglementation et l’action politique d’autre part le plus flagrant. La loi reconnaît à chacun le droit de « respirer un air qui ne nuise pas à sa santé » ; elle explique que les « seuils d’alerte et valeurs limites sont régulièrement réévalués pour prendre en compte les résultats des études médicales et épidémiologiques ».
Or les études épidémiologiques réalisées depuis le début du siècle et auparavant montrent sans ambiguïté l’impact sanitaire majeur des polluants atmosphériques sur la santé, bien en dessous des seuils en vigueur en France et en Europe. Elles nous disent que 20 à 40 000 personnes, peut-être plus, décèdent chaque année du fait de l’exposition aux particules fines en suspension et aux polluants qui y sont associés.
Ce n’est pas l’existence possible de conflits d’intérêts chez quelques chercheurs qui se font entendre sur ce domaine qui peut expliquer cet écart entre les connaissances scientifiques, les exigences de la loi d’une part, et la décision politique d’autre part. Aux USA, la limite réglementaire sur l’exposition aux particules fines en suspension dans l’air (les PM2,5) n’est « que » 20 % au-dessus de la valeur recommandée par l’OMS, élaborée dans des conditions limitant la possibilité de conflits d’intérêts.
Anomalie démocratique, péril sanitaire
En Europe et en France, elle est 150 % au-dessus de cette valeur. Comment justifier un tel écart entre Europe et USA ? Par quels mécanismes la décision publique sur cette question peut-elle arriver à un tel hiatus entre connaissances et action ? Quels critères, en plus des résultats scientifiques que la loi demande de considérer, ont-ils été pris en compte par les décideurs ? Le niveau anormalement haut de ces normes sur la pollution atmosphérique constitue une anomalie démocratique, en plus d’un péril sanitaire. Comment expliquer que les politiques n’entendent pas les scientifiques, et qu’il n’y ait pas d’instance politique ou juridique qui se saisisse de cette anomalie ?
Cette question de la prise en compte des conflits d’intérêts dans la recherche et l’expertise en santé et environnement, comme on le voit ici, interroge l’articulation entre science et politique, et in fine le fonctionnement de notre démocratie dans son ensemble.
Rémy Slama, Directeur de recherche en épidémiologie environnementale, Inserm, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.