En dépit de sa faible population, le petit État montagneux est un des pays ayant le plus de ressortissants fichés par Interpol. Le Gouvernement lui-même se vante d’obtenir l’émission de notices rouges contre des opposants politiques systématiquement présentés comme des terroristes.
Sous le régime soviétique comme depuis sa chute, il n’a jamais fait bon être dissident politique au Tadjikistan. Le président de cette petite république montagneuse, Emomalii Rahmon, organise la répression depuis 1992 et la fin de la guerre civile consécutive à l’éclatement de l’URSS. Il n’hésite pas à se servir d’Interpol comme d’un instrument de police politique, avec lequel il “négocie” l’émission de notices rouges, selon les termes de son ministre des Affaires intérieures, Ramazon Rahimzoda.
Ce même ministre de l’Intérieur qui se vantait à l’été 2016 d’avoir fait ficher 342 de ses concitoyens, dont 80% pour extrémisme ou terrorisme. Des chefs d’accusation souvent utilisés pour cacher des griefs politiques, comme en Turquie. Le gouvernement tadjik met en avant sa collaboration avec Interpol en matière de terrorisme, qui aurait permis, selon ses chiffres, de rapatrier une centaine de combattants de l’État islamique.
Contacté par Le Lanceur, le secrétariat général d’Interpol a refusé de confirmer le nombre de 342 notices rouges. Il précise seulement que 20 notices publiques concernent cet État de 9 millions d’habitants. Sans précision sur le nombre total, ce chiffre n’a aucune valeur. Vérification faite, 23 notices rouges publiques concernent des citoyens tadjiks, soit autant que pour l’Allemagne, neuf fois plus peuplée.
“Le gouvernement tadjik manipule le système Interpol”
“Le gouvernement tadjik manipule le système Interpol pour poursuivre ses objectifs politiques”, affirme le think tank britannique FPC. Manipulation qui entre dans une stratégique de persécution plus large des opposants politiques. “D’abord, ils sont soumis à des mesures informelles telles que l’intimidation et les menaces, et placés sur des listes de personnes recherchées par Interpol et des organisations régionales telles que l’Organisation de coopération de Shanghai, écrit le Foreign Policy Center. Puis, les exilés sont arrêtés ou détenus par les forces de l’ordre à l’extérieur du Tadjikistan. Enfin, ils sont transférés de force, ou rendus, dans leur pays d’origine ou, dans certains cas, attaqués et assassinés.”
Le think tank recense “50 cas de ressortissants du Tadjikistan ciblés à l’étranger”. Sharofiddin Gadoev, militant lié au mouvement d’opposition Groupe 24, a ainsi été arrêté en Espagne en 2014, ainsi qu’un autre affilié supposé, Sulaimon Davlatov, arrêté en Finlande en 2015. En 2013, l’ancien Premier ministre Abdulmalik Abullojonov, qui a quitté le pays en 1994, a été arrêté à Kiev sur la base d’une notice d’Interpol émise en 1997. Il lui est notamment reproché d’avoir conspiré contre le président. Il a été retenu 40 jours en Ukraine, avec une menace d’extradition au-dessus de la tête.
“Terroriste”, synonyme tadjik pour dissident
Si le président tadjik a réussi à écarter ses opposants depuis sa prise de pouvoir il y a vingt-cinq ans, ce n’est pas en se souciant des doléances démocratiques de ses opposants. Le régime n’aime pas les contestataires, et s’arrange pour les faire taire. “Ils considèrent toute dissidence comme un terroriste ou un terroriste potentiel”, confiait Muhiddin Kabiri à l’agence de presse Ferghana, considérée par Reporters sans Frontière comme une référence en Asie centrale. Et Muhiddin sait de quoi il parle.
Après plusieurs mois de tentatives répétées, “le Tadjikistan a réussi à faire publier une notice rouge contre le dirigeant du Parti de la renaissance islamique (IRPT), Muhiddin Kabiri, accusé de corruption et de terrorisme”, affirmait un rapport de FPC en 2016. “Nous avons négocié avec Interpol sur la détention et l’extradition de Muhiddin Kabiri, maintenant il sera recherché par la police internationale”, a en effet déclaré le ministre des Affaires intérieures.
Le Foreign Policy Center y voit “une violation, une fois de plus, des engagements pris par l’organisation internationale de police en 2015 de ne pas afficher d’avis motivés par des considérations politiques”. Et pour cause, selon le think tank : “Les accusations portées contre Kabiri sont carrément politiques, cette mesure entravera sa liberté de mouvement et établira un précédent pour que d’autres États autoritaires continuent à abuser du système.”
“Conversations” avec les services secrets
Kabiri poursuit ses activités en exil. “La durée de mes voyages est quelque peu limitée maintenant, parce qu’il est maintenant risqué de voyager dans ces pays, qui ne respectent pas nécessairement les lois et les droits de la personne”, reconnaît-il pour Ferghana. D’après lui “la majorité des militants de l’opposition de notre région” sont fichés par Interpol ou l’ont été.
Pendant ce temps, c’est leurs proches qui sont harcelés au pays. “Les membres de la famille du chef de l’IRPT ainsi que les membres de la famille de nombreux autres militants ont été soumis à des pressions extrêmes de la part des organes qui brandissaient le pouvoir après la mise hors la loi du parti, écrit Ferghana. Certaines de ces personnes, y compris le cousin de M. Kabiri, Jamshed Nazrulloyev, son beau-frère Mahmadulloh Rahmatulloyev et son chauffeur ont été condamnés.”
L’agence de presse rapporte aussi que des personnes sont fréquemment suivies et emmenées à plusieurs reprises pour des “conversations” par les services secrets. Ce fut notamment le cas du père de Kabiri, âgé de 95 ans, à qui le voyage vers la Turquie pour raisons médicales a été refusé, et qui est mort en 2016.
“De sérieuses réserves ont été émises contre Interpol lors d’un forum international récemment, affirmant que cette organisation de police internationale a été transformée en un outil commode de persécuter et même neutraliser des figures d’opposition du “tiers monde”, commente Kabiri pour Ferghana. Les régimes dictatoriaux utilisent Interpol à leurs fins plus souvent ces derniers temps. Parmi les pays de la CEI, le Tadjikistan a fourni la plus longue liste de personnes recherchées.”