Le dépistage du cancer du sein est encore remis en cause, un peu plus de dix ans après avoir été généralisé en France. Déjà en 2009, une enquête de Lyon Capitale révélait que les autorités de santé étaient au courant des dysfonctionnements de nombreux mammographes, sur fond d’une guerre sans merci entre industriels. Aujourd’hui, la radiologue Cécile Bour, membre du collectif “Cancer Rose”, dénonce la désinformation face au dépistage et la primauté que semblent garder les intérêts économiques et financiers par rapport à la santé des femmes.
Le Lanceur : Votre collectif milite contre le dépistage systématique du cancer du sein. Ce dépistage est-il dangereux ?
Cécile Bour : Les campagnes de dépistage systématique n’auraient jamais dû être mises en place, car les premières études faites en Suède par Laszlo Tabar étaient bidonnées. L’auteur avait des liens d’intérêt très importants avec plusieurs sociétés de l’industrie de l’imagerie médicale. Les chiffres de ses études ont été faussés et ne correspondent pas à des données épidémiologiques de la Suède à l’époque. Ce sont de vieilles études et l’on s’est précipité sur le dépistage sans pouvoir évaluer correctement la balance entre les bénéfices et les risques de cette pratique.
Une sorte d’idéologie préconisait que, pour le dépistage, le plus tôt est le mieux. On pensait une évolution linéaire des cancers du sein : de petit, ils passaient à moyen, puis à grand, puis ils métastasaient et c’était ensuite la mort. Maintenant on sait qu’il y a les cancers du sein à cinétique rapide et ceux à évolution lente. Les rapides sont ceux qui sont mortels et que le dépistage rate, tandis que ceux à évolution lente, le fait qu’ils soient dépistés ou non ne change pas grand-chose en termes de survie pour la femme.
Dans son rapport, le comité d’orientation sur le dépistage est aussi très critique sur l’efficacité du dépistage du cancer du sein en France. Pourtant, les femmes sont incitées depuis de nombreuses années à le faire…
L’Institut national du cancer et la caisse primaire d’assurance maladie ont fait de la désinformation. Sur leurs sites, les informations données aux femmes à propos du dépistage sont très fragmentaires si l’on veut se faire une véritable idée de la balance entre les bénéfices et les risques du dépistage en tant que patiente. Le rapport de la concertation pointe du doigt que l’information donnée par la caisse primaire d’assurance maladie est très incitative, presque coercitive. Quand les femmes reçoivent ce qu’ils appellent une “invitation”, c’est en fait une convocation avec un rendez-vous, sans discussion possible. Dans le formulaire, il est demandé d’expliquer la raison pour laquelle la femme ne peut pas se présenter, si c’est le cas, mais il n’y a pas de case à cocher pour dire que la femme ne veut tout simplement pas se faire dépister.
C’est sûr qu’avec le surdiagnostic, plus vous fabriquez des malades, plus vous vendez de médicaments.
Est-ce les intérêts financiers qui se cachent derrière le dépistage qui font que l’incitation est toujours aussi forte, malgré les controverses ?
C’est difficile de perdre la face pour les grands instituts et de dire “ce n’est pas ce que l’on croyait”. Ils ont été les promoteurs du dépistage et ont été rémunérés pour cela. Et ce n’est pas un secret, le surdiagnostic, donc le surtraitement, génère un business assez conséquent. Les lobbys de l’industrie de l’imagerie comme General Electric, Siemens, Toshiba, etc. démarchent aussi beaucoup les radiologues pour qu’ils achètent des appareils de plus en plus performants ou avec des coussins pour que la patiente ait moins mal. Le moindre appareil coûte entre 180.000 et 250.000 euros et les radiologues devraient presque chaque année acheter leur soi-disant “innovation”.
Il y a aussi les intérêts des grands laboratoires pharmaceutiques. Roche, par exemple, a monté un observatoire qui s’appelle Édifice. Cet observatoire étudie d’année en année l’obéissance des femmes : ils font des statistiques pour voir si elles sont bien venues aux dépistages et s’il n’y a pas trop de perte de participation. En 2013, ils ont sorti un rapport où l’on peut lire : “Malgré la controverse qui émerge, nous nous félicitons que la participation des femmes au dépistage n’ait pas baissé.” C’est sûr qu’avec le surdiagnostic, plus vous fabriquez des malades, plus vous vendez de médicaments.
Le nom de votre collectif, Cancer rose, fait référence à “Octobre rose”, la campagne annuelle d’information sur le cancer du sein. Les intérêts financiers concernent-ils aussi d’autres domaines que ceux de la santé ?
J’allais y venir, car non seulement il y a les lobbys de l’imagerie médicale et des laboratoires pharmaceutiques, mais il y a aussi tous les partenaires commerciaux. Chaque année, au mois d’octobre, c’est une fois Tupperware, une fois Chantal Thomas, le magazine Marie-Claire, Esthée Lauder, Fiat, Carte Noire, etc. Pour tous ces braves gens, être partenaire de la bonne cause leur permet à bon compte de faire parler d’eux et de vendre. Ils précisent qu’un euro est reversé à la recherche lorsque vous achetez le produit, c’est très bien, mais c’est surtout intéressant pécuniairement. Est-ce que quelqu’un sait à quelle recherche va ce fameux euro et quelles en sont les retombées ? Tous ces partenariats commerciaux font des triumvirats gagnants : le laboratoire, le partenaire commercial, l’institut promoteur. Tout ça est très lucratif pour tout le monde.
Cela ne me gênerait pas si dans tout ça la femme était correctement informée. Après tout, si des femmes ont envie de courir en rose et de dépenser de l’argent pour acheter des rubans, ça m’est égal, mais il faut pour le moins que les femmes soient informées que la balance entre les bénéfices et les risques du dépistage n’est pas du tout celle qu’on leur présente. Les slogans que vous entendez, c’est : le dépistage sauve la vie. Ce n’est pas vrai.
L’échec du dépistage, c’est que le nombre de mortes par ces cancers tueurs ne diminue pas.
La ministre de la Santé, Marisol Touraine, a annoncé une rénovation profonde du dépistage des mammographies chez les femmes de 50 à 74 ans. Considérez-vous que cela va assez loin ?
La ministre de la Santé fait quand même un gros effort, car les conclusions du rapport du comité d’orientation sont terribles : le mot “arrêt” du dépistage est présent dans les deux scénarios de l’étude. Ce que le comité d’orientation demande, c’est la suppression du dépistage organisé. L’Institut national du cancer s’est ensuite dépêché d’envoyer une lettre à la ministre en disant d’un scénario qu’il s’agissait d’“un cas d’école” et qu’ils ne tiendraient pas compte des résultats. Ils ont vraiment méprisé la moitié du travail. Et, dans le deuxième scénario, ils estiment qu’il faut effectivement rénover et améliorer l’information mais, selon l’étude, il faut tout arrêter et recommencer d’une meilleure manière.
Je pense que la ministre a pris fait et cause pour le rapport de concertation du comité d’orientation, parce qu’elle parle aussi d’une refonte en profondeur. Pour nous, ça devrait aller plus loin, mais c’est déjà un bon pas. Disons qu’on voit qu’il y a des velléités de la ministre d’aller effectivement dans le sens des femmes et d’écouter enfin ce qu’elles revendiquent, à savoir une information correcte, mais aussi que le dépistage soit enlevé de la ROSP, la rémunération sur objectifs de santé publique [des médecins]. Le médecin généraliste ne va pas pouvoir les conseiller de façon vraiment loyale et indépendante s’il est rémunéré pour faire de l’incitation… Il faudrait que la ministre intègre cela comme mesure supplémentaire. Mais on a l’impression, à lire son communiqué de presse, qu’elle a pris quand même la mesure du problème.
Il faut arrêter d’être incitatif et il faut aussi peut-être savoir dire non. Les femmes qui veulent se faire dépister ou qui sont incitées à se faire dépister avant 50 ans alors qu’elles n’ont pas de symptômes doivent savoir que la balance bénéfices/risques n’est pas bonne. Les femmes de 50 ans, sans risque et asymptomatiques, doivent aussi ne pas être incitées au dépistage. Il faut arriver à pouvoir dire non à certaines tranches de femmes et d’âge et surtout hiérarchiser selon le niveau de risque.
Certains dépistages restent-ils tout de même nécessaires ? Faut-il de nouvelles études pour savoir ce qu’il en est ?
Si l’on veut aller de l’avant, il faut effectivement essayer de comprendre mieux l’histoire naturelle de la maladie. L’échec du dépistage, c’est que le nombre de mortes par ces cancers tueurs ne diminue pas. Depuis 1996 jusqu’à 2012, les statistiques de l’Insee indiquent qu’il y a toujours 11.000 à 12.000 cas mortels de cancer du sein par an. Ce sont ces cancers du sein rapides et, quand vous voyez une image au dépistage, vous ne savez pas dire à la patiente si ce cancer va être tueur ou pas, c’est tout le problème.
Nos détracteurs disent que nous prenons toujours des études étrangères – des pays nordiques, de l’US Task Force ou du Canada –, mais c’est parce que en France aucune étude n’a été faite. On nous dit que les études étrangères ne correspondent pas à la situation française, mais rien n’est fait pour savoir ce qui correspond à la situation française. L’épidémiologie en France est décédée : il n’y a pas d’études. Si on veut avoir une véritable idée de la situation française, il faudrait instaurer des études en France et cela se fait au moins sur dix ans. Nous, nous prétendons que la population du nord de l’Europe, américaine ou canadienne, est une population occidentale qui n’est pas très différente de la nôtre. On peut fort bien tenir compte des études de ces pays, qui montrent que la balance bénéfices/risques est très douteuse et n’est vraisemblablement pas en faveur du bénéfice pour les femmes. Dans ces études sur le dépistage, pour une femme éventuellement sauvée, il y a dix surdiagnostics, donc dix femmes traitées inutilement. Dans ces dix femmes, il y en a très probablement une qui va décéder des effets secondaires de son traitement.
Comment votre propos est-il perçu dans le milieu médical ?
Je me suis rendu compte personnellement que les généralistes avaient très bien compris le problème. Ils sont à l’écoute des femmes, mais, comme ils travaillent au moins 70 heures par semaine, ils n’ont pas forcément le temps de chercher tout un tas d’informations à droite et à gauche. J’ai l’impression que notre brochure leur apportait l’information groupée, neutre et loyale, qui leur manquait. Ce n’est peut-être pas dans toutes les régions comme ça, mais j’ai l’impression que les gynécologues incitent les femmes, dès 40 ans, à faire du dépistage, alors qu’il n’y a aucune recommandation à le faire, même pas par la Haute Autorité de la santé. Et parmi les radiologues, ma profession, je suis complètement désavouée et j’ai reçu des lettres peu sympathiques.
Les femmes ont été prises en otage, c’est une véritable violence à leur encontre : elles ne sont pas informées correctement et on mélange dépistage et prévention.
Les radiologues n’ont pas intérêt à ce qu’il y ait moins de dépistage…
C’est sûr, je travaille un peu contre mes propres intérêts. Mais ce n’est pas satisfaisant pour un médecin de se dire, quand il rentre chez soi, qu’il a fabriqué des malades ou trouvé des cancers chez des femmes qu’on aurait pu laisser tranquilles, comme celles qui ont des cancers in situ ou de petites lésions qui n’évoluent pas beaucoup. Une fois ces lésions détectées, ces femmes vont avoir de la chirurgie, de la radiothérapie et des traitements hormonaux qui vont leur gâcher l’existence, tout ça pour des lésions qu’on pouvait ignorer. On ne fait pas de la médecine pour nuire, c’est un principe médical.
L’autre problème de conscience, c’est l’information. Elle est difficile à faire passer, car c’est contre-intuitif de dire aux gens que le dépistage va nuire. En face, vous avez des gens avec une puissance de feu immense, à coup de slogans télévisés et de plaquettes sur papier glacé rose qui disent aux femmes : “Surtout, faites-vous dépister, parce que ça va vous sauver la vie.” Même si des études prouvent exactement l’inverse, faire passer notre message est compliqué et vous ne pouvez pas l’expliquer en un slogan.
La controverse sur le dépistage ne date pourtant pas d’hier…
À l’époque où l’on a généralisé le dépistage, en 2001, la controverse était déjà là. Les femmes ont été prises en otage, c’est une véritable violence à leur encontre : elles ne sont pas informées correctement et on mélange dépistage et prévention. Le dépistage n’est pas de la prévention et ne doit pas l’être. Quand on voit l’image, c’est que le cancer est déjà là. Aujourd’hui, les femmes ont l’impression que le dépistage est obligatoire et qu’elles vont être sanctionnées si elles ne viennent pas. Quand vous n’avez pas obéi au dépistage, elles reçoivent chez elles deux relances, c’est vécu comme quelque chose d’obligatoire alors que ça ne l’est pas du tout. Notre collectif milite pour laisser le choix aux femmes.
Celles qui préfèrent se faire dépister, même si elles se feront peut-être traiter pour pas grand-chose, mais qu’elles veulent prendre le risque, je comprends tout à fait. Mais une femme qui est en bonne santé, sans antécédents, ne fume pas, fait du sport, se palpe correctement et est suivie par un gynécologue, si elle n’a pas envie de se faire dépister, elle a tout à fait le droit. Il faut arrêter de la culpabiliser et de lui dire qu’elle est inconsciente. Il faut arriver à accepter que les femmes aient le droit de choisir, encore faut-il qu’elles soient informées. Les femmes ont revendiqué le droit d’avoir en main la gestion de leur corps ; en médecine, c’est pareil, il faut qu’elles aient le droit de pouvoir dire non sans que le praticien en face commence à faire la grimace et à lui dire que c’est obligatoire.
Pour aller plus loin, lire l’enquête de Lyon Capitale : “Cancers du sein: défaillances dans le dépistage ?”