Suite de notre enquête sur les diversifications foncières de l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra). Elle a revendu, en septembre dernier, un vaste domaine destiné à la chasse aux grands gibiers qu’elle avait acheté en 2013. Un investissement opéré dans l’opacité la plus totale.
Dans le petit village d’Osne-le-Val, en Haute-Marne, il règne depuis quelques mois une curieuse ambiance, digne d’un très bon western. Un certain Pierre Meyer, riche propriétaire alsacien inconnu dans le secteur, s’est offert en septembre un haut lieu de la chasse aux grands gibiers : le domaine de la forêt de Baudray, un parc clôturé de 257 hectares qui abrite au moins deux cents bêtes (sangliers, cerfs et chevreuils). Tout le monde en parle au village, mais personne (ou presque) n’a croisé ce monsieur très discret. Impossible pour Le Lanceur d’entrer en contact avec lui, malgré l’entremise de la fédération de chasse de Haute-Marne, qui a bien voulu lui transmettre notre demande d’entretien. Les rares personnes qui y travaillent, pour entretenir les trois bâtiments du domaine, nourrir les bêtes et organiser les battues, ont été priées de rester dans l’ombre.
Relations publiques
Il faut dire que le mystère qui entoure cette transaction, comme tout ce qui se passe au domaine de Baudray depuis près de cinq ans, doit beaucoup à l’ancien propriétaire, un acteur du genre baroque pour ce type de transaction : l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra), établissement public chargé par l’État de régler l’épineuse question des résidus ultimes de la filière électronucléaire. C’était l’objet de notre enquête parue en février 2017 : qu’est-ce que l’Andra est venue faire en Haute-Marne en se portant acquéreur – pour 1,6 million d’euros, en 2013 – de ce gigantesque domaine de chasse privé ? C’était destiné à des “compensations environnementales et [à] disposer de surfaces échangeables” pour les besoins de Cigeo, projet d’enfouissement des déchets qui continue de défrayer la chronique. Mais Baudray – situé à 15 km à vol d’oiseau de Bure, centre névralgique de Cigeo dans le département voisin de la Meuse – a plutôt joué un rôle de relations publiques : y étaient organisés de mystérieux “séminaires de travail et réunions internes”, et il offrait “la possibilité de proposer ponctuellement à des invités de participer à certaines chasses”. Une démarche bien mieux assumée par l’Andra dans un département voisin, l’Aube, où elle gère déjà deux centres de stockage de déchets radioactifs à plus faible activité (sur les communes de Soulaines et de Morvilliers) : un terrain de chasse d’une centaine d’hectares avait été acheté afin d’inviter notables et élus à des battues pour VIP.
Secret-défense
“Le domaine de Baudray avait été acquis dans le cadre des réserves foncières de l’Andra, qui l’a entretenu, explique au Lanceur son attachée de presse, Annabelle Quenet. Il a perdu de son intérêt au sein du portefeuille d’actifs fonciers de l’Andra, dans la mesure où il ne sera pas utilisé pour des échanges, ni pour la mise en œuvre de mesures compensatoires. Une opportunité de vente s’étant fait jour à un prix satisfaisant, il a été décidé d’y donner suite.” Le prix de cession reste secret-défense, même si notre propre estimation d’au moins 2 millions d’euros a été confirmée du bout des lèvres : “Oui, le prix de vente était au-dessus de 2 millions d’euros.”
Tout confort
Ce prix tient compte d’importants travaux de rénovation qui ont, selon nos sources, été engagés dès 2014. Ce qui confirme la volonté d’en faire un centre d’agrément type “relais et châteaux” plutôt qu’une monnaie d’échange. Le domaine comprend plusieurs bâtiments que l’on aperçoit de la route : un parking couvert, une chambre froide, une grange réaménagée et deux anciens corps de ferme rénovés pour organiser des banquets – d’après un visiteur, la salle à manger est ornée de trophées de grands cerfs abattus dans la forêt – et héberger pour plusieurs nuits des dizaines d’invités. Au cœur de la forêt, un autre “pavillon” de confort a été réaménagé. Un témoin de l’époque, qui reste discret, évoque la construction d’un complexe système de pompes destiné à apporter l’eau courante dans ce bâtiment forestier. Combien ont coûté ces investissements ? Motus et bouche cousue. Un chasseur du coin estime à environ 55.000 euros par an le budget minimum nécessaire pour nourrir les animaux (5 kg de fourrage de maïs par jour et par bête, soit 1 tonne par jour ; le fourrage se négociant aux alentours de 150 euros la tonne).
Silence au bout de la ligne
La vente du domaine est d’autant plus incompréhensible qu’au mois de mai 2017 l’Andra a passé des annonces sur des sites Internet spécialisés (notamment Planetchasse.com) afin de louer, pour un ou plusieurs jours, des droits de chasse dans son précieux domaine. L’annonce était intitulée “Vends chasse aux grands gibiers – domaine de Baudray (52)”. Nous avons cherché à joindre Benoît Darnet, désigné dans l’annonce comme la personne à contacter, avec adresse courriel et numéro de téléphone mobile. Mais lui aussi a dû recevoir des consignes pour garder le silence. Ce personnage semble toutefois très au fait des affaires de l’Agence : Benoît Darnet est encore conseiller municipal de Maizières-lès-Brienne (Aube) et à ce titre membre de la commission locale d’information et de suivi (CLIS) de Soulaines, instance liée au centre de stockage de l’Andra dans le département.
De la nature et de la mission de l’Andra
L’épilogue nous est fourni par la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). Devant le refus de l’Andra de nous donner des chiffres sur le budget du domaine et des détails sur les événements qui s’y sont déroulés, nous l’avons saisie. Mais la Cada s’est déclarée “incompétente” dans un avis rendu en juin 2017 (voir ci-dessous), en déniant aux documents demandés le moindre caractère administratif. Une administration (ou un établissement public comme l’Andra) peut garder secrets des contrats de droit privé, notamment liés à son patrimoine immobilier. Il faut que ces transactions aient un “lien direct avec l’organisation et l’exécution de sa mission de service public” pour que la transparence s’impose. Étrange situation : on enquête sur des activités manifestement étrangères à une mission de service public, et c’est précisément cette absence de “lien direct” qui justifie – et même légitime – l’opacité du dossier… L’Andra prétend enfin qu’elle n’est pas un organisme public car elle est financée à 97 % par des “acteurs privés”, en l’occurrence “des producteurs de déchets radioactifs (EDF, Areva, CEA, hôpitaux, centres de recherche)”. Une fable qui ne devrait tromper personne, EDF étant détenu à 85 % par l’État et Areva, grâce au même groupe EDF, dépendant à 92 % des deniers publics. L’Andra continue de justifier son opacité par un hypothétique statut “industriel et commercial”, alors qu’elle n’existe que par la volonté et les moyens de la puissance publique.