Alors que l’État renégocie ses liens avec les buralistes et envisage une hausse des prix, le député du Doubs Frédéric Barbier (PS), rapporteur d’une mission sur les buralistes, revient de manière approfondie pour Le Lanceur sur le lobby puissant de l’industrie du tabac. Il affirme que le commerce parallèle profite aux industriels, quand il n’est pas organisé par ces derniers. Entretien.
Le Lanceur : L’industrie du tabac, sur la base d’une étude de juin 2016 de KPMG, évalue à 16,68 milliards le nombre de cigarettes fumées en France qui n’ont pas été achetées chez les buralistes. Cela représente 27,1% de la consommation. Ce chiffre vous paraît-il juste ?
Frédéric Barbier : Avant toute chose, je voudrais juste rappeler que le tabac est un fléau. Il tue 700.000 personnes en Europe chaque année, dont 78.000 en France. Ce sont 700.000 morts de trop. C’est intolérable.
Par rapport à ce chiffre de 27%, je suis assez dubitatif. À vrai dire, l’industrie du tabac entretient un flou artistique sur la définition du commerce illicite, en mélangeant toutes les définitions. Pour leur part, les Douanes évaluent à 5% le commerce illicite de tabac. 95% des achats seraient donc réalisés de façon licite, chez les buralistes (80%) et via des achats transfrontaliers licites (15%). Entre 5% et 27%, il y a une grosse différence… On doit probablement être aux alentours de 12/13%. Mais nous manquons d’outils statistiques fiables. C’est pourquoi j’ai recommandé dans mon rapport la création d’une commission nationale sur l’économie du tabac et le tabagisme [Cnett]. Cette commission, c’est la clé de voûte. Il s’agirait d’une instance placée sous le contrôle de l’État et collectant toutes les données sur le marché officiel, sur le marché parallèle, mais aussi sur la consommation réelle du tabac.
On pourrait ainsi voir si le plan de réduction du tabagisme fonctionne – objectif moins 10% de fumeurs entre 2014 et 2019 –, travailler sur l’harmonisation européenne et analyser aussi pourquoi les bureaux de tabac ferment. Est-ce dû à une baisse de la consommation, des erreurs de gestion du buraliste, ou d’autres facteurs ?
Lorsqu’un bureau de tabac ferme (entre 2002 et 2012, on estime à 6.000 les fermetures de débits de tabac), la consommation ne diminue pas automatiquement. Les consommateurs vont acheter dans d’autres débits de tabac, plus loin, ou s’approvisionnent sur le marché parallèle. Et ça, ce n’est pas bon. Ce n’est pas comme cela qu’on lutte contre le tabagisme ; des taxes échappent à l’État ; le commerce de proximité meurt. Or, les buralistes ont un rôle social et de proximité très fort. Les buralistes sont les garants de la vente du tabac dans de bonnes conditions.
Dans votre rapport, vous décrivez les réseaux du commerce illicite du tabac, donc des buralistes. Pouvez-vous nous les décrire ?
Le commerce illicite des produits du tabac comprend la contrebande, la contrefaçon et les marques blanches illicites, ce que l’on appelle les white cheap. Il n’inclut pas les achats transfrontaliers, qui, jusqu’à un certain seuil, sont légaux. L’ensemble constitue le commerce dit “parallèle” des produits du tabac, organisé en dehors des bureaux de tabac.
Pour les achats transfrontaliers, j’ai pu constater que dans la principauté d’Andorre il est tout à fait possible d’acheter à la frontière française un carton de 50 cartouches à 2,80 euros le paquet, au lieu de 7 euros dans l’Hexagone. Il est surprenant que de telles pratiques existent au sein de l’Europe.
La contrebande, là, ça demande souvent de gros moyens. Toujours en Andorre, les douaniers m’ont raconté que des individus passent la frontière chargés de paquets de tabac, en traversant la montagne. Il y a aussi des “go fast”, des voitures rapides chargées à ras bord de cigarettes et qui foncent d’Andorre en France.
Les produits contrefaits sont des copies de marques légales, qui trompent le consommateur et qui sont vendus en dehors du réseau légal, celui des buralistes. Mais la contrefaçon ne pèse pas lourd, tout au plus 5% du commerce illicite.
Quant aux marques blanches illicites, les white cheap, ce sont des produits fabriqués de façon légale destinés à des fins de contrebande, qui peuvent provenir de pays hors zone Union européenne, tels que la Moldavie, la Chine ou encore Dubaï. Ils sont alors rapportés en France en évitant les frais de taxes, en passant par des mules ou par l’envoi de colis postaux et sont ensuite vendus à bas prix puisque non taxés.
Vous avez proposé l’instauration d’une commission sur le tabagisme lors de la discussion du dernier projet de loi de finances, mais cette idée n’a pas été retenue. Cette hypothèse est-elle enterrée ?
Non, je regrette que le Gouvernement n’ait pas retenu l’idée. Je vais la représenter lors de la prochaine discussion du projet de loi de finances. Je le répète, il s’agit d’une commission sous le contrôle de l’État, qui n’a pas vocation à exister durablement mais le temps de la mise en œuvre du plan national de réduction du tabagisme, jusqu’en 2019.
Dans cette commission, il y aurait des directions de l’État mais aussi des associations antitabac. Cette commission pourra aussi consulter des organismes et des personnalités extérieurs : services du ministère de l’Intérieur, Éducation nationale, Enseignement supérieur et Recherche, associations de tabacologues, fédération de professionnels du vapotage, fabricants, Logista qui assure la distribution du tabac en France, etc.
Vous dites que le commerce illicite bénéficie à l’industrie du tabac…
Les jeunes ont tendance à acheter leurs premières cigarettes sur le marché parallèle, car elles sont moins chères. En ce sens, les fabricants de tabac ont tout intérêt à ce que des jeunes continuent à acheter leurs produits du tabac sur le marché parallèle. Ils ont besoin, dans les pays qui pratiquent une politique de taxes fortes, donc de prix forts, que des cigarettes beaucoup moins chères circulent, attractives pour les adolescents et les publics défavorisés.
Dans bien des cas, le commerce parallèle est organisé par les industriels eux-mêmes”
Vous allez plus loin, vous dites aussi que les compagnies de tabac peuvent organiser le commerce parallèle…
Oui. Dans bien des cas, le commerce parallèle est organisé par les industriels eux-mêmes. Dans la mesure où la contrefaçon est rare (5% environ), ce sont donc les fabricants qui fournissent le marché parallèle. Ainsi, après avoir été fabriquées dans les usines des cigarettiers, les cigarettes se retrouvent dans le commerce parallèle de deux façons : soit elles ont été vendues “légalement” par les cigarettiers à des intermédiaires installés dans des pays à l’est de l’Europe (Ukraine, Kosovo…), dans lesquels les taxes sont extrêmement faibles, avant d’être ensuite acheminées dans les pays à forte fiscalité ; soit elles sont vendues par les cigarettiers dans des pays de l’Europe de l’Ouest qui pratiquent une fiscalité douce sur le tabac. Les cigarettiers surapprovisionnent ainsi les vendeurs de tabac en Andorre, au Luxembourg, en Belgique et en Espagne, pays proches de la France, pour alimenter les fumeurs et les non-fumeurs qui achètent le tabac pour le revendre ensuite dans des pays à fiscalité forte.
En novembre 2014, le groupe British American Tobacco (BAT) a été condamné à verser une amende de 820.000 euros au Royaume-Uni pour avoir livré un excédent de cigarettes en Belgique ; cigarettes qui avaient par la suite fait l’objet d’un trafic en Grande-Bretagne, où les taxes sur le tabac sont plus élevées. Une enquête est également en cours contre Japan Tobacco International pour des faits de contrebande.
Comment lutter contre le commerce illicite de cigarettes ?
La lutte contre le commerce illicite de cigarettes est un enjeu de santé publique, de finances publiques et pour nos commerces de proximité. Le commerce illicite entraîne inexorablement un manque à gagner pour les buralistes, qui sont de véritables commerces de proximité. On estime ce manque à gagner pour les buralistes à 250 millions d’euros.
En revanche, les fabricants de tabac sont gagnants, dès lors qu’ils vendent leurs produits en s’exonérant des taxes. Ils bénéficient ainsi d’une large marge.
J’avais demandé la création d’une commission d’enquête au niveau européen pour déterminer les quantités de produits mis en circulation sur le marché européen.
Vous avez indiqué dans votre rapport que le coût de fabrication des cigarettes était d’environ 12 centimes par cigarette, revendue 70 centimes par les fabricants. D’où viennent ces chiffres ?
C’est simple, c’est un calcul à partir des prix de vente constatés, en fonction des pourcentages prélevés par les fabricants. Ils ne m’ont ni désavoué ni contredit. Pourtant, j’en ai parlé à plusieurs reprises. Si ce chiffre n’est pas bon, ils l’auraient démenti. Faire près de six fois la marge, ce n’est pas mal du tout. Je connais peu de secteurs industriels où les marges sont aussi importantes.
En parlant de relations avec les industriels du tabac, comment se sont déroulées les auditions avec les fabricants ?
Nous avons procédé à une trentaine d’auditions, de tous les acteurs du secteur. Nous avons invité les quatre grandes compagnies de tabac à venir débattre. Seule l’entreprise Imperial Tobacco, avec sa filiale Seita, est venue. Trois responsables des affaires corporate et des affaires institutionnelles d’Imperial Tobacco ont donc répondu à nos questions. Le débat a été, disons, cordial, mais musclé. Les trois autres grands fabricants, Philip Morris, BAT et Japan Tobacco International, ont décliné notre invitation à venir être auditionnés à l’Assemblée nationale.
Comment expliquez-vous que ces trois grandes entreprises ne soient pas venues s’expliquer devant des élus ?
Je pense que les industriels du tabac sont tellement sûrs de leur position et de leur pouvoir qu’ils estiment qu’ils n’ont pas besoin d’aller s’expliquer devant la représentation nationale. Je suis déjà intervenu dans les médias pour les tacler ou pour soulever un certain nombre de problèmes, tels que les marges importantes ou leur duplicité dans le commerce illicite. Et que s’est-il passé ? Rien ! Pas un communiqué de presse, pas un démenti, pas une prise de position de leur part. Je pense qu’ils sont au-dessus de ça. Ils sont tellement forts que cela ne les touche pas. C’est probablement le lobby le plus puissant mais aussi le plus discret du monde industriel.
Les gens sont inquiets, il y a une angoisse palpable et qui dit stress dit cigarettes. Les fabricants de tabac le savent parfaitement”
Comment interprétez-vous cette non-communication ?
Si vous êtes ultradominant sur un marché, et que vous êtes sûr que les consommateurs achèteront vos produits, vous n’avez pas besoin de vous justifier. Actuellement, on s’aperçoit que la consommation de cigarettes augmente un peu. Je le vois dans mon département du Doubs, les gens sont inquiets, stressés, sur les chaînes de montage dans les usines auto, il y a une angoisse palpable et donc, qui dit stress dit cigarettes. Les fabricants de tabac le savent parfaitement.
Par ailleurs, le tabac, c’est le dernier lobby industriel où il y a ces écarts de prix au niveau de l’Union européenne. Regardez des secteurs tels que l’automobile : il y a encore quelques années, si vous vouliez acheter une automobile, il était possible d’aller en Belgique pour acquérir une voiture moins chère. Il y avait des écarts de prix importants, et des intermédiaires vous proposaient des véhicules presque 30% moins chers. Les constructeurs ont aligné leurs prix et désormais les consommateurs, surtout en France, achètent leur véhicule dans leurs pays respectifs.
Mais, tant qu’il y aura ces écarts de prix aussi importants entre le paquet vendu en Espagne, en France ou en Allemagne, les industriels savent qu’il y aura un marché captif. C’est pourquoi il est absolument nécessaire d’harmoniser les prix de vente des paquets de cigarettes en Europe.